Le 19 décembre 2024, soit cinq jours après le passage ravageur du cyclone Chido, Macron débarque avec quatre tonnes d’aide alimentaire et sanitaire, dans une sorte de récupération coloniale du culte mélanésien du cargo ; d’où son chantage paternaliste (son « Trump-Moment »[1]), sous les huées d’une foule en proie à la pénurie : « Vous êtes contents d’être en France[2]… Si ce n’était pas la France, vous seriez 10.000 fois plus dans la merde ! ».
Vraiment ? Interrogée au cours d’une marche organisée en solidarité avec Mayotte le 21 décembre à Saint-Denis de la Réunion, une « Mahoraise » est d’un tout autre avis : « Dans les faits, on a tous les désavantages d’être en France, car l’aide internationale serait intervenue beaucoup plus rapidement si on n’était pas Français » (Mayotte la 1ère, 21 déc.)[3]. CQFD.
Un commerce de morts.
1. Mayotte, 26 décembre 2024. Dans le quartier pauvre de Kahani (derrière la caserne des pompiers…), et comme partout ailleurs dans les bidonvilles (ou pas) de Mayotte : « On nous a oublié, personne n’est venu nous voir »[4]. Le salarié d’une ONG présente à Mayotte confirme : « Les bidonvilles ne sont pas considérés comme des quartiers comme les autres… Les pouvoirs publics font comme si, en ne s’en occupant pas, ils allaient disparaître du jour au lendemain. C’est une grave erreur qui peut aboutir à des crises sanitaires ou humanitaires. »[5]. N’en déplaise à Valeurs Actuelles (« Cachez ce désastre migratoire que je ne saurais voir »[6]), il semble au contraire bien plus approprié de formuler ainsi la contradiction fondamentale du 101ème département français : cachez ce désastre colonial…
De la brutalité croissante avec laquelle les opérations de « décasages » sont plus ou moins annoncées aux personnes concernées, celle du quartier de Mavadzani est à cet égard emblématique : « Les gens ont été laissés sans information sur la conduite à tenir de sorte que nombreux sont ceux qui démontent leur case avant le jour fatidique et répugne à faire confiance à la parole de l’État sur sa promesse de relogement »[7] ; à l’angoisse, à la peur qu’une République rétentionnaire inflige aux ressortissant.e.s des trois autres îles de l’archipel des Comores, qu’elle traque au nom de sacro-saints papiers dont l’obtention s’avère de jour en jour plus improbable. Contre toute attente, c’est ce que le sénateur de Mayotte, Said Omar Oili, décrit lui-même sans détour, soudain parlé par une réalité que sa fonction l’engage habituellement à mystifier :

Sur les hauteurs de Momoju.
« Les gens ont pensé que les alertes du cyclone étaient un piège, parce qu’il y a un traumatisme par rapport à ce qu’il s’est passé avant. Les gens ont de la mémoire. Wuambushu, c’était un traumatisme parce qu’on n’avait jamais vu ça. Ils sont venus et ont détruit les bidonvilles. […] Il y a un bus qui circule à Mayotte pour soigner les gens atteints du sida, dont le nombre augmente de manière inquiétante, mais les individus ne viennent pas parce que souvent, la police profite de ces moments pour les rafler. Donc, ils ont pensé que les alertes du cyclone étaient un piège. Quand les enfants sortent de l’école, les parents ne viennent pas les chercher parce qu’ils ont peur d’être contrôlés et d’être renvoyés dans leur pays d’origine »[8]. Quoi qu’il en soit, loin des stigmatisations avilissantes et déshumanisantes dont les clandestin.e.s (ou pas) sont inlassablement la cible, la géographe Delphine Grancher précise qu’au moment « de l’ouragan Irma à Saint-Martin, on a d’abord pensé que tous les sans-papiers qui avaient refusé de suivre les ordres d’évacuation étaient morts. C’est faux : y compris pendant la catastrophe, les gens se sont organisés entre eux, se sont regroupés dans les maisons jugées les plus solides… »[9].
Un rappel qui ne cherche en rien à minimiser la vulnérabilité à laquelle des conditions matérielles plus que précaires exposent les habitant.e.s des bidonvilles, pas plus qu’il n’entreprend de relativiser le sort tragique de celles et ceux qui ont péri au cours de Chido. Bien au contraire, évoquer l’autonomie de décision et d’action des franges les plus méprisées d’un département par ailleurs livré au régime colonial de la dépendance et de la dépossession, c’est reconnaître leur dignité pleine et entière, très à l’écart des instrumentalisations nauséabondes de la catastrophe qui tendent à les infantiliser, à les diaboliser ou à les nier.
2. Dans un entretien accordé au site Reporterre, le jeune universitaire « mahorais » Fahad Idaroussi Tsimanda témoigne : « À l’approche du cyclone, personne ne s’est déplacé dans les bidonvilles pour prévenir la population. Seules des alarmes téléphoniques bruyantes écrites en français ont alerté les populations provenant des bidonvilles. Or, beaucoup d’habitants ne comprennent pas cette langue »[10] _ le temps du mépris. Au point que le 19 décembre, dans un reportage de Réunion la 1ère, le journaliste Raphaël Kahn signale que certains secouristes présents sur place évoqueraient la terrible hypothèse de « 60.000 morts », tandis que « des odeurs de putréfaction commence[raie]nt à se faire sentir »…Devant l’émoi général suscité par ce post, la chaîne le supprime illico, suivie par Retailleau qui parle de « rumeurs »… Face à Macron, des personnes évoquent encore « des fosses communes où les morts seraient enterrés »[11].
Au 24 décembre, Mayotte la 1ère mentionne pour sa part l’existence probable d’un « cimetière sauvage » à Majicavo, commune de Koungou, tandis que la sénatrice Salama Ramia assure avoir reçu « plusieurs témoignages de ces sépultures creusées par les habitants des bidonvilles »[12]. Un soignant présent dans l’île au moment du cyclone affirme : « Une patrouille de gendarmes a retrouvé récemment un cimetière de 300 corps… Les pompiers ont commencé seulement hier à secourir les bangas[13] et commencent aussi à faire des découvertes macabres »[14]… « Cimetière dont nous n’avons pas retrouvé la trace », rectifie tout de même le site[15]. À nouveau, Delphine Grancher rappelle à juste titre que « les personnes sans papiers ne sont pas des personnes sans société. Comme tout le monde, elles recherchent leurs proches après la catastrophe, enterrent leurs morts et font leur deuil, entretiennent des liens avec le reste de la population. Les décès de ces personnes ont donc, comme les autres, toutes les chances d’être connus et identifiables »[16].

En plein quartier défavorisé.
3. Le 30 janvier, la députée « mahoraise » Estelle Youssouffa vend encore au Point son récit à tiroirs : « Il y a des centaines de personnes qui ont disparu, que personne ne retrouve, qu’on ne voit plus [la thèse de la mort en masse, imperturbablement appliquée aux « clandestin.e.s », est donc maintenue – un désir ?]. Il y a beaucoup moins de monde à Mayotte qu’avant [sic]… Depuis le cyclone, on voit quotidiennement arriver des bateaux chargés de migrants [en somme, Chido leur coupe dix têtes, il en repousse cent : c’est la mythologue en chef de l’hydre migratoire qui le dit]… Nous, tous les élus de Mayotte, avons demandé au gouvernement de cesser l’étude des demandes d’asile et la délivrance de papiers de séjour pour Mayotte [et la députée LIOT d’accompagner sa revendication ouvertement xénophobe d’une double justification qui vaut son pesant de cadavres…], parce que les services sont détruits [foutaise : le bureau des étrangers de la préfecture est constamment bloqué depuis 2018 par les collectifs de citoyen.ne.s « mahorais.es »], parce que l’île ne peut plus accueillir qui que ce soit [resic] ». Une bouillie empoisonnée.
Un propos du député Philippe Gosselin (Droite Républicaine) illustre parfaitement cette articulation perverse entre une majoration faussement empathique des mort.e.s et une stigmatisation des personnes supposées d’origine « étrangère » à Mayotte, clandestines ou pas : « Personne n’ignore le nombre de morts, sans doute beaucoup plus important que les chiffres officiels. Il est impossible qu’il n’y ait eu que 39 morts. Et faire comme s’il n’y avait pas des problèmes spécifiques liés à ce territoire où plus de la moitié de la population est d’origine étrangère, voire en situation illégale, serait irresponsable »[17]. Partant, les appels en apparence humanitaires à lutter contre l’habitat insalubre ont pour visée fondamentale, non l’amélioration des conditions matérielles d’existence de celles et ceux qui en sont les occupant.e.s, mais leur expulsion.
Ambdilwahedou Soumaïla, maire de Mamoudzou, peut donc affirmer un mois après Chido que « Mayotte n’est pas seulement le plus GRAND BIDONVILLE de France et d’Europe ; elle est aujourd’hui devenue, sous nos yeux impuissants, avec un nombre de décès cruellement sous-estimé, le plus GRAND CIMETIERE à ciel ouvert »[18]. Telle logique sournoise relève d’un sophisme d’autant plus retors qu’il feint le souci de l’autre : les clandestin.e.s peuplent les bidonvilles ; les bidonvilles sont « des charniers à ciel ouvert » (Estelle Youssouffa) ; donc, les clandestin.e.s amplifient la catastrophe – ils et elles sont la catastrophe…
Entre l’invisibilité dont les entoure l’État français et la récupération morbide des disparitions, volontairement majorées par les propagandistes réactionnaires de tous poils, les mort.e.s pour la plupart issu.e.s des quartiers les plus défavorisés continuent d’être assigné.e.s au régime dépersonnalisant de la clandestinité (avec ou sans papiers), au point que ni le ministère de l’intérieur, ni la préfecture de Mayotte – qui n’ont pas brillé par leur empressement à porter secours aux habitant.e.s des bidonvilles – ne communiquent leurs noms. Pour l’heure, le bilan officiel demeure de 40 morts, et d’une quarantaine de disparu.e.s. Une travailleuse sociale en poste à Mayotte tranche en ces termes : « Ces gens ne comptaient pas quand ils étaient en vie, ils comptent encore moins une fois morts »[19].
Gamal Oya, 3 mai 2025.
[1] Selon la formule bien sentie du journal allemand DieTageszeitung, 23 déc.
[2] Pour un rappel des conditions historiques et enjeux politiques en raison desquels l’île de Mayotte est la seule en 1975 à demeurer française au sein d’un archipel des Comores accédant par ailleurs à son indépendance, les ressortissant.e.s des trois autres îles de l’Union des Comores étant considéré.e.s comme « étrangers.ères » ou « clandestin.e.s » dans une île de leur propre archipel, notamment depuis l’entrée en vigueur du Visa Balladur en 1995, lire l’ouvrage de Rémi Carayol, Mayotte, département colonie, La Fabrique, 2024. Accessoirement, cf. Gamal Oya, « Mayotte / Archipel des Comores. Généalogie d’une politique du pire », Courant Alternatif, juin 2023
[3] Sur le désarroi dans lequel des fractions entières de la population, dont les plus précaires, sont laissées par les autorités, locales ou nationales, cf. Rémi Carayol & Kamal’Eddine Saindou, « ‘L’État ? C’est un fantôme’ : à Mayotte, une population livrée à elle-même », mediapart.fr, 29 déc.
[4]Mayottehebdo.com
[5] Rémi Carayol, Médiapart, 10 février 2025.
[6] 10 janvier 2026.
[7] Daniel Gros, blog mediapart, 2 déc.
[8] Marianne.net, 17 déc. 2024.
[9] Liberation.fr, 24 déc. 24.
[10] Reporterre.net, 17 déc. 24.
[11] Linfokwezi.fr, 19 déc. 24.
[12] 20minutes.fr, 24 déc. 24.
[13] Petite case traditionnelle aux décorations personnalisées, construite par le jeune garçon pubère à l’écart de la maison maternelle, le « banga » désigne à présent l’habitat « informel » des bidonvilles…
[14] Blast-info.fr, 27 déc. 24.
[15] Blast-info.fr, 7 janv. 24.
[16] Liberation.fr, 24 déc. 24.
[17] Lefigaro.fr, 9 janvier 2024.
[18] Mayottehebdo.com, 15 janv. 24.
[19] Rémi Carayol, Médiapart, 5 février 2024.