Une prise de guerre ! Voilà ce qu’on a lu ici ou là, sur les réseaux et entendu, après le lancement du chantier du lycée Saïd Mohamed Cheikh avec cette photo à Moroni de Sylvain Riquier, ambassadeur français, aux côtés de Nour El Fath, secrétaire général du gouvernement, en mai dernier. À quelques jours du cinquantenaire de l’indépendance comorienne…
« Dois-je verser des larmes amères ou m’arracher les yeux dans un cri muet ? Après un demi-siècle d’indépendance chèrement conquise, voilà que la France, sous les vivats complices des détenteurs du pouvoir, s’invite à rebâtir l’âme de notre capitale : le lycée Saïd Mohamed Cheikh, ce sanctuaire de mémoire et de lutte » s’écrie Moudjahidi Abdoulbastoi, avocat au barreau de Moroni. Il rappelle les événements de 1968. « Avant que la France ne s’embrase en son Mai 68, les Comores, encore enchaînées à la tutelle coloniale, ont vu naître une révolte incandescente, un soulèvement qui faillit ébranler les fondations de l’oppression. Dans l’enceinte sacrée du lycée de Moroni, des coups de feu retentirent, déchirant l’air pour mater l’élan des cœurs indomptés ». À l’époque, des élèves avaient en effet pris le maquis, prêts à en démordre contre les coloniaux (et les féodaux, également).
L’avocat s’inquiète sur les réseaux devant le projet français de réhabilitation du lycée comorien en des termes peu amènes. Il dit « l’écho d’une humiliation ancienne, celle d’un temps où André Sabas, plume venimeuse de l’ORTF, osa salir l’honneur des nôtres. Après le crash d’un avion d’Air Comores, il accusa les élèves du lycée, premiers à braver les flammes pour sauver des vies, d’être des pillards sans âme. Arrestations, cachots, tortures, outrages : tel fut le prix de leur courage ». Une fois ces faits rappelés, il revient sur l’actu chaude : « Cette entreprise française n’est pas un geste de générosité, mais une insulte jetée à la face du peuple comorien, une souillure infligée à la mémoire des âmes fières, qui, jadis, défièrent le joug colonial. Oui, j’insiste. C’est l’insulte ultime faite au peuple comorien, habillée des oripeaux de l’aide et de l’amitié. Ce lycée, témoin de nos combats, méritait mieux qu’un tel affront : il appelait la main de ses enfants pour se relever, non celle d’un passé que nous avons rejeté ».

Les lycéens rebelles de 1968.
À sa suite, une foule de réactions, toutes aussi chargées, dont celle de Youssouf Alhamidi, sidéré : « C’est la honte. Où est la dignité d’un pays dit indépendant. Après 50 ans d’indépendance, le colon revient reconstruire notre lycée de référence ».Construit par la France dans les années 1950, le lycée Said Mohamed Cheikh va donc connaître une seconde vie avec ce projet de réfection. Une institution, depuis longtemps abandonnée par les autorités, va renaître de ses cendres. « L’État Comorien, spectateur impuissant, incapable d’en assurer l’entretien, laisse l’ancien colon revenir financer les travaux. Triste symbole d’une indépendance vidée de sens » constate Soidroudine Ahamada. « Le pire, écrit Papa Mada, c’est que je suis certain que la France » ne s’invite pas à … », mais les autorités ont dû quémander cette aide. Pourquoi ne pas avoir lancé une souscription ou levé un impôt exceptionnel comme les fameux 10 % Kenneth pour la rénovation de ce symbole national ? »
Un autre internaute, Hashym-Hym, renchérit sur ce même ton : « Et [dire que] certains nous reprochent de dénoncer cette mainmise de la France dans l’éducation et la culture. Ils ne se rendent pas compte ou ne veulent pas admettre que c’est l’échec de tout un pays, si c’est l’ancien colon qui doit nous donner des miettes pour nos écoles, collèges et lycées… Même les chiottes de l’enseignement supérieur c’est lui ». Des avis que partage Eddine Mlivoidro (alias Saindou Kamal’Eddine), qui souligne : « le problème essentiel de ce pays. L’absence de vision d’un pays démembré, qui a perdu le sens du geste politique et qui se drape derrière une soi-disant coopération, devenue une mise sous tutelle. Un pays sans vision qui a bradé des pans de sa souveraineté, en échange de quelques euros sous formes de projets ». Le problème est ainsi posé sur la table. Le lycée Saïd Mohamed Cheikh relève d’une éducation nationale, aujourd’hui, à terre. Ni politique, ni programme, ni enseignement digne de ce nom, alors que se profilent de nouvelles assises sur la question.
S’éduquer aux Comores est devenu un sujet qui fâche, sur lequel des rescapés du privé, tel Nour El Fath, Azali peuvent soudain asseoir leurs positions, avec l’argent du contribuable français, celui-là même qui feint de ne pas être à l’origine du délitement dans l’archipel. En réalité, les acteurs de l’éducation ne font que se plier, à l’instar des autorités nationales, qui s’emmêlent les pinceaux, à force de confondre « amitiés » et « inimitiés » de la part du partenaire français. Toute une génération se laisse engloutir dans les eaux marécageuses de la coopération française, celle-là même qui ploie tout ce qui, de près ou de loin, ressemble à un cri de souveraineté dans ces îles. Le soft power travaille tellement le corps de ce pays que même les acteurs de la scène culturelle n’ont plus que le droit de parader sous la tutelle imposée dans les médias locaux. Où l’on se rend compte qu’à part quelques rares exceptions, le milieu intellectuel et artistique, qui, jadis, célébrait la souveraineté, s’est entièrement aligné sur les positions de la France-qui- paie…



L’ancien gouverneur Anissi Chamsidine en visite au lycée de Moroni. Aura-t-il encore une place avec son discours sur la souveraineté dans un lycée fondé et réhabilité par l’État français ? Des images du lycée dans son état récent.
L’Alliance française, qui servait d’officine culturelle, localement, n’a certes plus les moyens, mais ces acteurs culturels, incapables de collaborer ensemble en dehors de ce cercle avilissant, admettent depuis fort longtemps de lui apporter du contenu, sans pouvoir en discuter le prix. Entre un auteur qui se vante de faire acheter cinq exemplaires de son premier livre à la tenancière du lieu et trois artistes qui déclarent avoir reçu deux ou trois cent euros de cachet pour une intervention, l’ancienne maison de la culture, qui aimait jouer les instituts français à peu de frais, renvoie désormais tout le monde au SCAC (Service d’Action Culturelle), qui, lui, ne cache plus ses exigences, à commencer par ce label apposé à tous les projets : « Avec le soutien de l’ambassade de France ». Au lycée de Moroni comme ailleurs, Sylvain Riquier, dernier ambassadeur en parade à Moroni, attends faire croire que sans lui l’éducation et la culture de ce pays n’existerait pas. À force d’entendre les acteurs locaux se plaindre de l’inexistence d’une politique nationale en la matière, « l’hydre coloniale l’a emporté sur tous. Je ne sais pas si vous vous souvenez des chiottes financées par cette coopération au CCAC. Du foutage de gueule ! Et personne pour le dire » s’exclame un internaute.
« Le pire, c’est qu’on évite d’en causer ». Récemment, il y a eu cette rencontre dans un restau de la capitale, autour d’un ouvrage portant sur la fable française dans l’archipel[1]. Bonne réception. Mais certains invités ont dû justifier leur absence à ce rendez-vous « par des motifs plus ou moins fallacieux, alors qu’ils n’y sont pas venus, par peur d’être vues comme des personnes cherchant à pointer l’État français du doigt. Le pays vit dans la peur de décevoir ce partenaire, qui, pourtant, déçoit tout le monde, en permanence. On parle de Maore, mais on n’a pas idée de la mainmise française de ce côté-ci de l’archipel ». Les organisateurs ont dû rappeler que l’on avait le droit de questionner la position française, sans sombrer dans le rôle de l’anti-français primaire, comme pour s’excuser. « On a le droit de défendre le droit. Et dire que la France occupe nos consciences n’est pas faux. On sait tous la peur générée de 1975 à nos jours par cette relation toxique à sens unique. Nous devons reprendre l’alternative, y compris contre les autorités comoriennes, qui, elles, pratiquent une forme de laxisme sur le sujet. Le discours sur la souveraineté archipélique est devenu une question à problèmes. Nous n’osons même plus nommer les choses, appeler un chat, un chat, et admettons, par conséquent, de nous faire violence, en nous taisant sur l’essentiel », confie l’un des auteurs intervenants à cette rencontre, Soeuf Elbadawi.




La rencontre autour du recueil collectif autour de la fable française dans l’archipel.
Le projet de réhabilitation du lycée (2,4 milliards d’euros), qui remonte à la signature du CPAD (56 millions d’euros de promesses pour le secteur comorien de l’éducation), est une prise de guerre dans le sens où il fait revenir la diplomatie d’influence à la française au premier plan, alors qu’elle est de plus en plus mise en question sur le Continent. Contrairement à ce qu’en dit le fils Azali (chef de gouvernement), ce projet est le signe d’un échec de la part des élites comoriennes, incapables qu’ils sont de forger une l’alternative. Cheik Antha Diop, évoquant le 19ème siècle, disait que le malheur de l’esclave affranchi, c’est qu’une fois arrivé au seuil du camp de travail, il avait tendance à revenir sur ses pas, pour quémander le droit de continuer encore à servir le maître. À la pose de la première pierre en mai, l’ambassadeur Riquier s’est contenté de dire : « Ce chantier ambitieux marque une nouvelle étape vers une éducation de qualité aux Comores ». Reste que certains se souviennent qu’à la révolution, Ali Soilih Mtsashiwa avait demandé aux représentants français, présents sur le territoire, de rester accompagner la jeune nation, en matière d’éducation, et qu’ils ont refusé, sur ordre du même État français. Ce qui a probablement été à l’origine du démantèlement définitif du système scolaire comorien. Mais peut-on encore le dire ? Remettre certaines clés de « notre » éducation à la tutelle française n’est-il pas une erreur en soi ? Salim Issa Abdillah du parti Juwa (20% des voix aux dernières élections présidentielle) parle d’une « humiliation » dans les colonnes du Monde.
Mais le fait est que personne en dehors de la capitale n’ose hausser le ton, par crainte de cette tutelle, qui, dans un dernier raout mené par le « père » (Mze) Riquier, a fini de rendre la position française « normale ». Présent à la rencontre autour de la fable française dans l’archipel, un jeune acteur de la société civile, conclut en ces termes : « Personne n’ira bloquer ce projet. Car la réalité veut que nous soyons pieds et poings liés par ce partenaire. Le premier qui moufte s’en cuira les doigts. C’est pour ça que nous n’étions pas nombreux à cette rencontre. D’ailleurs, il devait y avoir l’ancien gouverneur, qui a pondu un livre, l’an dernier, sur cette question de la souveraineté. Mais qui l’a lu ? Je remarquerais juste qu’il n’était pas là, alors qu’il était annoncé au programme ». Un autre, qui tient fermement à garder son anonymat : « Vous parlez de « prise de guerre », au sujet du lycée. Vous me faites penser à l’algérien Kateb Yacine, qui parlait de la langue française comme d’un butin de guerre. Mais ils ont reconnu là-bas avoir été en guerre avec la France. Nous autres, Comoriens, sommes dans un entre-deux, qui n’a pas de nom. On parle d’un ennemi ici que nous ne pouvons nommer que par euphémisme. Ils l’ont explicité tout à l’heure. Nduz’amndru uronvi. Dire que la France est notre principal adversaire suppose un langage et un courage que nous n’avons pas les moyens de cultiver. Il ne faut pas vous étonner de voir les gens vous tourner le dos dès que ça touche à toutes ces questions de souveraineté. Le silence est souvent tissé d’or en pleine crise, sans doute parce qu’il autorise tout un chacun à s’arranger avec le réel ».
Hous B.
[1] De la fable française aux Comores, recueil collectif, éditions Quatre Étoiles.