Tradition orale, on en parle

Encore symboles de la culture orale, les contes ont disparu. Que reste-t-il ? « Il y a plus de 20 ans qu’on a arrêté les contes. Avant, chaque soir, on s’asseyait dans un emplacement spécial, tout le monde venait, et on racontait. Quand on a arrêté j’ai pensé : « C’est un autre monde qui commence. C’est la modernité. » Ainsi parlait Halidi Daroueche. Article paru dans le n°46 dun journal Kashkazi en 2006.

Daroueche, dit Louba, fait partie de la dernière vague des conteurs traditionnels. Instituteur retraité depuis trois  ans, il arpente les routes en automobile, élève des bœufs et cultive un champ aux alentours de son village, Kani Keli, au sud de Maore. Malgré les 20 ans passés sans conter ou presque, il ne se fait pas prier pour sortir les histoires enfouies dans un coin de sa mémoire, à l’occasion d’une fête ou bien là, sur un bout de trottoir, en jouant d’une main avec les clés de sa voiture. Sur ses lèvres, le sourire de celui qui s’amuse de ce qu’il va dire. Il n’a pourtant jamais essayé de transmettre à ses petits-enfants les histoires apprises auprès de sa grand-mère…

Symbole universel de la tradition orale, les contes ont quasiment disparu des Comores. Comme dans la plupart des pays, ils ont quitté le quotidien pour devenir objet d’étude et de distraction occasionnelle, et ne transmettent plus leurs enseignements conçus pour affronter un monde apparemment disparu… Et pourtant. Vingt ans après que les conteurs se soient tus, on parle toujours de culture « orale » dans l’archipel. L’expression qui a longtemps servi aux sociétés dites écrites à définir, en négatif, celles qui n’écrivaient pas leur propre langue, désigne en réalité une conception globale du monde, plus difficile à faire disparaître que les veillées au clair de lune.

La culture orale, c’est quoi ?

« Quand il y a des manifestations, je raconte des histoires… » Contes, mythes et légendes, comptines, proverbes : les genres oraux destinés à amuser et instruire sont la partie la plus visible de l’iceberg. Derrière, c’est tout un univers de construction mentale mais aussi de pratiques quotidiennes qui se cache.« La culture orale, c’est tellement vaste que c’est abstrait », remarque David Jaomanoro, écrivain, conteur, responsable du secteur jeunesse du Centre de documentation pédagogique de Mayotte. « Mais il y a des choses bien concrètes qui la portent : les chants, les danses, les imprécations du sorcier, les gestes du fundi qui montre son savoir-faire, la maman qui explique une recette à sa fille… On ne peut pas la couper, l’isoler des réalités. »

Nassur Attoumani.

Pour un intellectuel de Maore qui souhaite rester dans l’anonymat, « dans l’océan Indien, on considère que la cosmogonie règle la vie des êtres. La tradition orale reflète l’univers. Alors que pour les gens issus de la société de l’écrit, l’individu doit dominer l’univers, le régler à son rythme. Le « je » de la tradition écrite s’oppose au « nous » de la tradition orale. » Une tradition indissociable selon lui des aspects politiques et religieux : « La société orale est totalitaire. C’est un tout dont les outils essentiels sont la parole, les signes, les symboles, et où l’on fait très attention à ce qu’il n’y ait pas d’interférence entre la petite parole et celle de la croyance. »

L’écrit, ami ou ennemi ?

“Peut-être que maintenant, tout le monde est occupé, les enfants à l’étude, nous à autre chose. Avant, il n’y avait pas quelqu’un qui travaillait dans l’administration, on travaillait seulement la terre. Quand on revenait de la campagne on se réunissait et on palabrait, maintenant, on ne trouve pas de gens qui font ça. On ne reste pas ensemble.”

Ce n’est pas l’introduction de l’écriture aux Comores qui a pu porter un coup à la culture orale, mais les changements dans son utilisation. Bien avant la colonisation française, l’écriture arabe véhiculée par la religion musulmane n’a pas fragilisé la tradition orale mais en a au contraire renforcé les assises. « Si l’Islam a pu s’implanter ici, c’est parce qu’il est venu sous une forme pas trop éloignée de la tradition orale », estime notre intellectuel anonyme. « Dans l’Islam sunnite, chaféite, kamaria, le dogme est transmis de trois manières : le Coran, les hadith et la transmission orale par un fundi. Ici pour connaître la religion, il faut avoir reçu une formation à la fois psychologique et morale. Quelqu’un qui voudrait seulement lire le Coran et l’appliquer… ça ne marcherait pas. »

Malgré l’apprentissage écrit sur lequel elles sont basées, les écoles coraniques sont donc devenues un support essentiel de la tradition orale. A l’inverse de l’école laïque, dont l’arrivée a commencé à changer la donne. « Les conteurs, les conteuses savaient écrire en caractères arabes », explique l’écrivain et enseignant Nassur Attoumani, qui a commis un essai intitulé Identités bafouées, évoquant cette évolution. « Mais l’écriture était sacrée, on n’écrivait que le Coran. C’est avec l’école laïque qu’on a vu que l’on pouvait écrire et lire autre chose. »

L’introduction de l’écriture dans la langue du colonisateur n’a cependant pas eu le même impact dans tous les pays. Madagascar a ainsi réussi à maintenir et développer ses genres oraux tout en investissant l’écrit, indique David Jaomanoro. « Il y a les kabar, les oraisons funèbres, un théâtre en langue malgache qui intègre les différents genres oratoires… Mais nous avons aussi une écriture qui a 200 ans maintenant. En langue malgache. Quand la colonisation est venue avec toute la volonté que l’on sait d’écraser les cultures orales, il y avait déjà une langue malgache forte, écrite, avec une élite qui s’est chargée de la porter. Et chaque fois que quelque chose était fait en français, on s’est efforcé de le faire aussi en malgache. » Selon l’écrivain, il ne s’agit donc pas d’une rivalité entre écrit et oral, mais entre langues. « Pour moi l’écrit n’élimine pas l’oral, il ne l’handicape pas, au contraire, il le renforce. Ici, il y a une déperdition très rapide de la langue maternelle car elle n’est pas écrite. Or si la langue est malade, il n’y a plus de matière pour les pratiques orales. On a une société qui se demande qui elle est, où elle est, pourquoi elle est là, et se dit : »Cette langue elle va nous apporter quoi si on la garde ? »

David Jaomanaoro, aux côtés notamment de Salim Hatubou.

Notre intellectuel confirme l’importance de la langue dans la transmission des références culturelles : « C’est à 24 mois que l’univers se forme. La langue apprise par l’enfant va structurer ses repères mentaux. » En revanche, qu’elle soit écrite ou non n’est pas primordial selon lui : « La culture orale défie le temps. Elle peut s’adapter à l’écrit. Le fait que la langue ne soit pas écrite fragilise ceux dont l’écrit est le moyen d’accéder au monde. Mais les autres, qu’est-ce que vous voulez que ça leur fasse ? » Si l’on en croit Nassur Attoumani, c’est surtout celui qui écrit et qui lit qui se sent exclu : « On est tout seul. On se coupe d’une partie des discussions, on passe moins de temps avec les autres, on se fait mal voir. »

Les vieux déchus de leur rôle pédagogique

« Les enfants n’aiment pas rester ensemble avec leur grand-père ou leur grand-mère. Avant, votre ami c’était votre grand-père ou votre grand-mère. Ils vous apprenaient tout, même coucher avec les femmes. Maintenant, les enfants s’occupent de leur vie. »

Une chose est sûre : la fin des contes et la généralisation de l’école laïque ont mis un terme au rôle prédominant des personnes âgées dans l’éducation des enfants. « Une expression dit : « Mutru aka nawa trwabole de anguia na uwankili. Si tu veux être intelligent, il faut fréquenter les grandes personnes » rappelle Nassur Attoumani. « On parle de grandes personnes au point de vu de l’âge et de la connaissance. Aujourd’hui, les grandes personnes ce sont les livres. Puisqu’on a la possibilité de lire des auteurs chinois, on n’a plus besoin d’être tenus par la main par ces grandes personnes. Avant on s’asseyait avec eux et uniquement eux, étaient détenteurs de contes, de morale, de savoir écrit. Il y a eu une évolution énorme. Maintenant, le savoir pour lequel on a besoin des grandes personnes se limite à la religion. » Cette transmission des connaissances était accompagnée d’une stricte hiérarchie entre les classes d’âge, d’une codification de la parole et d’un système de communication à sens unique entre adultes et enfants. Pas question pour un jeune de s’adresser enpublic à une grande personne. « Le seul moyen d’acquérir des connaissances était d’écouter les plus âgés », explique Nassur Attoumani. « Qu’aurait eu à dire le jeune aux vieux ? »

Aujourd’hui, c’est terminé : « Aucun jeune ne va écouter car ils trouvent que c’est dépassé. Les vieilles personnes ne font pas non plus la démarche car elles se sentent elles-mêmes dépassées. » Louba admet d’ailleurs qu’il n’ajamais eu l’idée de proposer à ses petits-enfantsles contes qu’il prend tant de plaisir à raconter…

« Ce qui est perdu avec les grands-parents, on le retrouve à l’école », admet Nassur. « Il y a aussi la télé. On avait des contes oraux, on a maintenant des contes visuels, les dessins animés. Nos enfants s’y accrochent énormément. Mais les effets ne sont pas forcément les mêmes. Aujourd’hui on voit des films qui ne génèrent pas souvent de morale alors qu’à travers le conte, tu fais toi même ton analyse. C’est une leçon virtuelle sur la vie. Et puis, en perdant ça, on a perdu la communication. Une société orale qui ne communique pas, c’est la catastrophe ».

David Jaomanoro.

Va-t-on vers la mort de la culture orale ?

« C’est vrai que je regrette que personne n’apprenne les histoires de ma grand-mère, mais quand j’ai conté aux veillées de l’association, ils ont enregistré, et je suis sûr qu’un jour, ils vont raconter ce que j’ai dit. »

La tradition orale englobe un champ tellement vaste de réalités qu’il est difficile de mesurer sa vitalité.  David Jaomanoro est plutôt pessimiste : « L’oralité est en perte de vitesse par rapport à il y a une dizaine d’années. Si on se réfère à certains indices comme la pratique des contes et des autres genres oraux, le constat est flagrant. C’est un phénomène généralisé : madame Télé a remplacé le conte. » « Les contes, c’est du passé », pense aussi Nassur Attoumani. « On peut faire la démarche physique d’aller voir les détenteurs de contes, mais ce n’est plus comme avant. » Conséquence inévitable de la modernisation ou résultat d’une domination culturelle ? L’exemple de Madagascar montre que la transformation du mode de vie n’exclut pas le dynamisme des modes d’expression spécifiques. « Il ne faut pas aller s’emprisonner dans un système passéiste », plaide notre intellectuel parlant incognito. Encore faut-il pour que cette culture évolue, que l’on s’y intéresse. « Ce n’est pas en termes de combat contre la télé et les médias qu’il faut y penser », avertit David Jaomanoro.« L’effort doit partir de la base, il faut repartir à zéro en montrant que ça existe, que ça a une valeur. Je n’ai pas le sentiment que la classe moyenne mahoraise pense que sa tradition orale est une valeur à défendre. »

Et pour cause : pour réussir selon les critères établis par la société, les enfants de Maore doivent intégrer un système culturel qui dévalorisecelui de leurs parents. « C’est un complexe diglossique (domination d’une langue sur l’autre, ndlr) dans lequel nous évoluons. Il y a derrière tout ça des enjeux de domination psychologique », dénonce l’intellectuel. « Depuis la colonisation, ce qui compose la tradition orale est devenu péjoratif. » La fin d’un monde ? Pas du tout, s’exclame-t-il. « Il faut arrêter de traumatiser les gens avec la fin du monde. D’ailleurs, la tradition orale aime beaucoup ça. Plus on la disqualifie, plus elle est contente. C’est ce qu’on appelle le champ de l’ombre. Comme elle transmet des façons de vivre, d’être, qui ne correspondent pas au schéma dominant, elle se cache. » Pour ce fonctionnaire, seuls ceux qui intègrent le système à l’occidentale se désintéressent de leur culture. Les exclus, « ceux qui sont disqualifiés, en font un refuge une résistance ». La dévalorisation de la tradition orale explique selon lui pourquoi elle reste inaccessible à la plupart des wazungu : « Les cérémonies se font cachées, on va décourager les gens d’y assister, de parler la langue… La culture orale est quelque chose de mouvant, d’évanescent, c’est pourquoi elle gêne et même les « mzungu mahorais », ceux qui rentrent à Mayotte en quête de leur culture, ont du mal à y accéder. C’est le contraire de la tradition écrite à laquelle on accède librement, individuellement, sans rien demander à personne. »

Mouvante, donc vivante, la culture orale attend dans l’ombre pour se manifester. « La tradition, c’est comme un ADN psycho-linguistique », affirme notre intellectuel. « Quelqu’un qui a son capital culturel va le développer. Il peut vivre librement sa vie et quand approchera la mort, il retournera aux sources et aux cérémonies de djinns ». David Jaomanoro a constaté la présence très forte de cet héritage en intervenant dans les écoles. « À Kani-Keli, on a sollicité des parents d’élèves pour raconter des histoires. Certains se sont révélés des conteurs professionnels. Des gens qui avaient beaucoup pratiqué mais s’étaient assoupis. Même les enfants ont toujours des substrats, des legs qui ne sont pas utilisés mais qui réapparaissent si on gratte : des contes, des mythes, des chants. Il suffit peut-être d’un déclic, petit mais pertinent… c’est un passé tellement récent ! »

Lisa Giachino