Théâtre en colonie

Parution de Je suis blanc et je vous merde[1], le dernier texte de Soeuf Elbadawi, aux éditions Passage(s). Primé en juin 2025 par le prix QD2A[2], créé en octobre dernier aux Zébrures d’Automne, la pièce rend compte de la relation coloniale aux Comores. À partir d’une improbable affaire de putsch, un blanc se fait arrêter dans une boîte de nuit _ la Rose noire. À sa suite, se tisse de nombreux quiproquo, qui laissent entendre ce que l’auteur qualifie lui-même de secret parmi « les mieux gardés de la France dans l’océan indien ».

Un propos politique ?

Il y a peut-être un côté satire politique. Les personnages s’entrechoquent dans un mélange d’époques, de plusieurs vécus, nés de la relation entre deux mondes, deux réalités _ les Comores, d’un côté, la France, de l’autre. Un pays colonisé et sa tutelle. Les personnages se réfèrent tous à des situations réelles, concrètes, faisant écho aux événements les plus récents entre les deux pays. On peut voir ce texte comme une recension de faits à caractère colonial certain. L’instrumentalisation politique y fait ressortir tout un imaginaire où les pistes sont volontiers brouillées, bien que portés par des enjeux, qui, eux, ne bougent pas. Ces enjeux, je ne les nomme pas, je n’ai peut-être pas besoin de les nommer. Mais ils sont la raison d’être de toute l’intrigue. Chacun des personnages y incarne un pion du puzzle colonial. En même temps, comme le signifie l’un des protagonistes, le monde ne tient que sur des nuances, ni blanc, ni noir, bien que ce soient toujours les mêmes qui l’emportent. Cette nuance est importante face à ceux qui veulent réduire nos mondes à une simple binarité. À ce niveau-là, la pièce offre des clés sur des situations que l’on dit officiellement complexes et qui relèvent effectivement d’un contexte de domination. Comprendre ce texte nécessite cependant d’ouvrir grand les oreilles sur l’invention d’un récit par rapport à l’un des secrets les mieux gardés de la France dans la région Océan indien. En parler, c’est se poser la question de l’éternelle question du mzungu qui en sait trop ou pas sur nos vies.

Vos personnages sont assez remontés…

J’ai toujours veillé à garder une certaine liberté dans ce que j’écris.  Je joue souvent au mouton noir de la fable, dès lors qu’il s’agit d’extirper certaines vérités de mon vécu archipélique.

EXTRAIT 1 « Ce pouvoir ne badine pas avec les soutiens à l’opposition. Il suffit d’un rien pour vous coller un enfant dans le dos. Tout le monde sait que vous êtes arrivé en catimini. Par la petite porte… »

Réalité brute ou fiction ?

Où commence l’une, où finit l’autre ? J’ai écrit pas mal de textes autour de cette affaire, avant d’aboutir à la dernière mouture. J’ai voulu échapper au présent tel qu’on nous le déroule. Chacun des personnages me ramène à une réalité politique bien ancrée dans mon vécu personnel. Je vois cheminer les vraies histoires que j’ai dû plus ou moins tordre, pour satisfaire au souci de vraisemblance. Il aurait peut-être fallu souligner le tout par une note du genre « récit inspiré d’histoires vraies ». Car la réalité, toujours, dépasse. Dans le réel, les événements se succèdent de manière complexe. Dans la pièce, je n’en montre qu’un aspect, plutôt simplifié. Chacun des fragments qui m’ont inspiré ce projet m’a paru irracontable en l’état. J’ai dû redoubler d’imagination.

Je suis blanc et je vous merde, sur la scène des Zébrures d’Automne à Limoges en octobre dernier.

Vos personnages « comoriens » ont l’air tout aussi atteints que votre blanc ?

Je ne ménage personne, c’est vrai. Ces personnages, qui ont tous leur côté un peu double, un peu grinçant, je les fréquente dans la vraie vie. Je les croise presque chaque jour, entre Moroni et Paris. Et ils ont tous cette capacité en eux d’évoluer dans une forme de dissociation des événements, exigeant par-là deux cerveaux pour s’en sortir. Il arrive qu’on les confonde avec le prédateur en chef. Dans une réalité, qui, elle, reste totalement trouble. Le personnage du blanc, par exemple, pose une problématique singulière, selon qu’il s’agisse de la couleur ou du projet de domination. Pour dire la couleur, il suffirait d’user d’un mot sans aucune complexité (mwewu ou mkudu, qui répond à mudu, noir, en langue shikomori), alors que le projet de la dépossession coloniale exige, lui, un terme spécifique, qui n’a rien à voir avec la couleur en elle-même : mzungu. On peut donc être considéré comme pas assez blanc pour mériter le droit de figurer dans cette histoire. C’est ce qui fait qu’Albert dont parle le texte à un moment donné – un petit-fils de colon, aux yeux bleus, aux cheveux blonds (celui qui m’a inspiré, l’était) – est considéré comme pas assez mzungu pour notre histoire, alors qu’un noir américain, lui, si ! Cette histoire exige d’autres paramètres que ceux auxquels on se réfère d’ordinaire. C’est pour ça que j’essaie de le faire entendre à même le texte : blanc, toujours blanc, bien qu’il ne le soit pas toujours. Ceci dit, je parle avant tout d’une humanité brisée, faisant écho au démembrement de mon archipel d’existence. Encore faut-il remettre cette histoire dans son écrin originel, pour comprendre. Les Comoriens eux-mêmes n’arrivent pas à s’en expliquer.

Vos personnages paraissent évoluer tels des pions dans un désordre sans nom…

Ils le sont tous, c’est vrai. Il y en a même un ou deux qui en jouent. Je pense à la première conseillère ou à Nkaro, le deuxième prisonnier. Les deux n’oublient pas que des enjeux se négocient au-dessus de leurs têtes. La première, annoncée comme noire dans la distribution, sert volontiers ces enjeux, sans état d’âme, alors que le second les rejette en bloc, mais tous deux restent lucides jusqu’au bout et devinent assez bien ce qui se trame, derrière. La première sait que tout se finira à la Piscine (petit nom traditionnellement donné aux services secrets français, boulevard Mortier à Paris), alors que le second se persuade qu’au bout de l’intrigue se prolongera le scénario de la dépossession, tel qu’annoncé depuis le début de la conquête. Les autres personnages, il est vrai, ont l’air plus débordés, semblent en même temps plus faciles à instrumentaliser, bien que chacun d’entre eux déroule sa propre partition du blanc. Cette sphère de domination ne prospère que parce que les uns comme les autres en tirent un profit immédiat, qui empêchent de discuter des enjeux globaux. Le blanc, qui se retrouve en titre, est un bon prétexte pour noyer le poisson, là où on l’attend le moins.

EXTRAIT 2 « Ma grand-mère disait que l’argent n’a pas de couleur, mais qu’elle a une odeur. Celle du fauve qui te dépossède de tout. Et la volonté de puissance ne mène qu’à ça. À la dépossession… »

Pensez-vous que cette histoire puisse connaître une fin un jour, en parlant du réel ?

Il faut l’espérer. La tragédie coloniale reste une partition insoutenable. La déshumanisation qui en découle est telle qu’on ne peut que se positionner contre. La tutelle coloniale n’a jamais été là pour se nourrir de nos usages, mais bien pour nous exploiter. Il est donc permis d’espérer un autre récit pour nos enfants, nos petits-enfants. Je crains qu’on ait épuisé tous les narratifs possibles, y compris dans les récits d’émancipation que l’on nous a vendus. Cette année, nous fêtons, par exemple, le cinquantenaire d’une indépendance tronquée à la base, mais qui le dit ? Il y aurait besoin d’un autre son de cloche. Or j’ai l’impression que l’on revient à chaque fois au même endroit. Il nous faudrait une révolution pour décoller de cet endroit, qui me semble, aujourd’hui, quelque peu encombré.

Je suis blanc et je vous merde sur la scène des Zébrures d’Automne, l’an dernier.

Le théâtre peut-il aider à faire bouger les choses, selon vous ?

Ce serait donner trop de crédit à ce qui n’en a pas. Je ne voudrais pas induire mes lecteurs en erreur. Nous écrivons pour que ceux qui lisent nous aident à transformer le monde que nous sommes en droit de partager avec eux. Je ne suis pas certain que les Comoriens qui me lisent se comptent par milliers. Je serais même plus enclin à dire qu’ils ne représentent qu’une poignée. Non pas parce que mes textes n’interpellent pas, mais parce que la fréquentation du livre est une pratique – pour x raisons – quasi absente de notre société. Ce qui n’empêche pas d’espérer que des compatriotes trouvent les moyens de rediscuter de leur condition à travers ce type d’écrit. Le livre est un moment qui oblige, lorsqu’il parvient à générer de l’attention. Au théâtre, lorsqu’on joue un texte, le rendu peut également vous redonner de l’espoir, voire vous rendre optimiste. Le théâtre est l’un des derniers espaces où l’on se parle, du comédien au spectateur. J’essaie de recourir à toutes ces possibilités pour que la parole que je fabrique parvienne aux oreilles de ceux que je pourrais considérer comme miens, c’est-à-dire ceux qui s’élèvent contre cette déshumanisation qui nous égare en chemin. Car il est bien sûr question de déshumanisation. Je m’adresse à ceux qui, comme, moi, misent sur une humanité pleine d’empathie, capable d’être debout sur ces deux jambes, afin de dire non à l’injustice et d’envisager demain avec une certaine justesse. Chaque parole tissée dans ce texte est une nuance que l’on ramène sur la table des mondes qui nous entoure. L’humanité après laquelle court l’habitant de cet archipel n’est effective que dans notre capacité à contribuer aux communs, en l’occurrence.

Au-delà du texte, il y a eu le spectacle. Il a été créé à Limoges en octobre dernier par votre compagnie. Vous le reprenez prochainement en tournée au TQI en région parisienne et à l’Atrium en Martinique[3]. Le travail au plateau exigeait-il une condition particulière pour vous ? Vous en êtes le metteur en scène et vous jouez l’un des rôles…

Je crois avoir bénéficié d’une belle distribution. Ils sont français, martiniquais, ivoirien, camerounais, sénégalais, sont tous concernés par ce dont il est question. J’ai aussi eu cette impression que ces interprètes vivaient tous dans le même malaise (d’époque) que moi, par rapport à cette histoire. Cela nous a aidé à l’incarner. Ce que j’aime au plateau, c’est voir les gens tâtonner ensemble. Je trouve cela gratifiant. Je commence toujours par certains préalables – que je dirais « techniques » – pour éviter des malentendus éventuels. Il m’importe de savoir que les comédiens se saisissent des personnages, qu’ils se les approprient. Ensuite, il faut les laisser respirer. Je leur demande de se fier à leur intuition, voire d’improviser, s’ils en ressentent le besoin. Je leur fais entièrement confiance. Il m’est arrivé de me demander ce que ça serait, si la distribution était à 100% comorienne. Sans doute qu’il y aurait eu un trouble supplémentaire. J’aimerais bien voir ça, un jour. En même temps, on a été bien entouré, tout au long de ce travail. Le spectateur voit ce qu’il y a sur le plateau, mais n’imagine pas ce que l’équipe a dû inventer derrière pour que ça tienne….

On remarque une forme d’humour qui n’était pas si présente dans vos précédents projets ?

C’est un drame à la base. Ce qui nous arrive est une terrible tragédie. Mais les Comoriens trouvent que c’est le pire qui fait rire. Après, on peut discuter des limites de l’exercice. Je trouve que Je suis blanc et je vous merde m’amène à l’endroit de ce rire, malgré tout. Le rire du pire…

EXTRAIT 3 « C’est vous qui devez soigner votre langage-là ! Ensorceleur va ! Je ne suis pas comme vos femmes, hein ! Moi, je parle comme ça me vient au cœur ! Vous allez lâcher mon blanc ou je vous nyocke comme le phacochère que vous n’avez jamais vu de votre vie. »

Un travail particulier sur la langue ?

C’est vrai qu’on navigue à travers certains usages de la langue française. Différents registres qui s’entrechoquent. J’ai trouvé jouissif de pouvoir cheminer dans plusieurs parlers au sein d’une même langue que d’aucuns pensent figée depuis Paris. En même temps, je me suis permis dans ce français-là d’introduire le shikomori, ma langue maternelle, qui, à cause de l’importance prise par le français aux Comores, n’a jamais été enseigné dans nos écoles. Entre l’efficacité de la langue de la première conseillère et la truculence du personnage de Disco ou encore le verbe sensiblement comorien de Nkaro, il y a de quoi faire sur ce plateau.

Deux textes pour le prix d’un. Je suis blanc et je vous merde paraît dans un recueil contenant un deuxième titre – Obsessions de lune Idumbio IV – que vous aviez déjà créé à Limoges et publié dans une édition comorienne…

Je suis blanc et je vous merde est en effet suivi d’un autre texte dans lequel j’interroge les conséquences de la tragédie du tristement célèbre Visa Balladur. Ce dernier texte, épuisé aux éditions Bilk & Soul, permet peut-être de comprendre que l’histoire coloniale n’a au final laissé que « des morts et des éclopés » – une expression typiquement comorienne[4] – sur son passage. À l’époque où je jouais ce texte, j’avais pris l’habitude de dire un mot à la fin de chaque représentation : « dans cette histoire, il y a ceux qui en meurent, ceux qui en vivent, et je fais malheureusement partie des seconds ». Et c’est vrai. Mais ma dernière interprétation de ce texte à Genève a eu lieu au lendemain de la disparition de mon père. Je n’ai plus voulu la rejouer. Je suis content de savoir que le texte est à nouveau disponible grâce aux éditions Passage(s).

Propos recueillis par Mouna


Dossier de presse du spectacle en lien avec le texte.

[1] 2025, Collection Quartiers intranquilles, Passage(s) et Traverse(s).

[2] Prix du comité de lecture du Quartier des autrices et des auteurs France, ex aequo.

[3] Du 10 au 15 février 2026 au Théâtre des Quartiers d’Ivry (TQI) à Ivry et du 5 au 6 mars 2026 au théâtre Tropiques Atrium de Fort de France en Martinique, pour les premières dates de tournée.

[4] Wafu na zirewe.