Cidey le chercheur au pas discret

Sultan Chouzour, grand commis d’État, longtemps diplomate, également anthropologue, auteur de l’incontournable Pouvoir de l’honneur[1], a fréquenté Guy Cidey, au début des années 1970.  Il a bien voulu nous partager quelques-uns de ses souvenirs. En hommage à l’homme aux mille noms et vies…

J’ai fait la connaissance de Guy Cidey en janvier 1975. Je venais d’être nommé comme professeur de Lettres au Lycée de Moroni, où il exerçait comme professeur d’anglais depuis quelques années déjà. À l’époque, la quasi-totalité des professeurs de cet établissement, alors très prestigieux, était des Français. Ils vivaient dans un entre-soi franchouillard, chauvin et hautain, profitant de leur affectation en Outre-Mer pour se faire une santé financière et profiter au maximum de la douceur de vivre tropicale.

Très vite, j’avais remarqué le comportement très singulier d’un jeune professeur « métropolitain » (comme on disait alors), très apprécié des élèves, avec lesquels il avait su créer des liens de proximité, voire une secrète complicité. C’était plutôt rare, voire suspect, en ces temps lointains, tant étaient étanches les murs de verre, séparant les communautés comorienne et française.

Cidey se plaisait et se complaisait même bien dans son rôle de marginal, réfractaire au schéma classique de l’expatrié modèle, image vivante et survalorisée de l’excellence de la culture de la grande France. Cidey n’allait pas à la plage, on ne le voyait jamais non plus au bal du samedi soir, ni au bar-restaurant de la plage de la « Guinguette », haut lieu de rencontre du génie français en maillot de bain. En dehors du travail, pour le voir, il fallait le chercher plutôt parmi la population locale, déambulant avec curiosité dans les rues des villes et des villages, le nez en l’air, coiffé d’un chapeau de paysan. Circonstance aggravante, il n’avait pas de voiture, cet attribut essentiel de la distinction du vrai « Blanc ».

Je n’avais pas tardé à faire connaissance avec ce « phénomène ». Très vite, on était devenu des compagnons inséparables, partageant avec délectation notre passion commune pour la culture comorienne, qu’il avait choisi de fréquenter à la place des plages de sable blanc, livrées au plaisir exclusif des « Blancs » comme lui, au grand étonnement de la population indigène, qui ne connaît du soleil que les dangers d’une longue exposition à ses brulants rayons.

Guy Cidey, l’homme aux mille noms et vies : Casimir, Kari Adjali, Kari Ngama, Lou Belletan… (Archives personnelles © Hachimiya Ahamada).

Cidey, animé d’une saine passion pour cette société méconnue, cherchait à la connaître et à la comprendre à travers son histoire millénaire, qu’il savait inscrite dans son patrimoine architectural (demeures royales, murailles de fortification et autres citadelles, places publiques), mais aussi dans les manuscrits dont il avait appris l’existence et qui l’attiraient, plus particulièrement. C’est sur ce terrain qu’on s’était rencontré. À l’époque, je traduisais en français, celui en comorien, du Prince Said Houssein ben Said Omar El Maceli. Je lui avais montré les cahiers où le prince avait fait transcrire en caractères arabes son texte, qui couvrait plusieurs aspects de la société comorienne.

Quand il prit connaissance des pages que j’avais traduites, il me soumit à une pression insupportable, mais au final, salutaire, pour finir le travail. Aujourd’hui encore, je le remercie pour son entêtement précieux. Il s’était mis en tête de réunir tous les manuscrits anciens existants et à cet effet, Il avait inlassablement sillonné toutes les routes de nos îles, à la recherche de ces précieux documents qu’il a ainsi sauvés de l’oubli, en les faisant connaître dans leurs versions vernaculaire et française. Le patrimoine bâti le passionnait aussi. À son initiative, un de ses amis, dessinateur de talent, avait levé un plan à trois dimensions de la citadelle d’Itsandra, au nord de Moroni. Grâce à ce travail, la population locale avait pris une conscience plus aigüe de la richesse et de la fragilité de son patrimoine, désormais placé sous haute protection communautaire.

Et puis en août 1975, tout bascule avec la prise du pouvoir par Ali Soilihi, qui avait brusquement bousculé le cours de la vie du regretté. En effet, très vite, et bien avant tout le monde, il avait perçu la singularité de ce politicien comorien hors du commun, qui avait choisi la révolution, contre les traditions, pour libérer son peuple de ses aliénations idéologiques, politiques et économiques. Avant tout le monde, il avait compris qu’Ali Soilihi était une figure politique majeure de l’étoffe d’un Lumumba, qu’il portait en lui les espoirs de tout un Continent, encore largement sous-tutelle. Je ne fus donc pas étonné quand, quelques années plus tard, un ancien conseiller de Sankara alors Secrétaire d’Etat à l’Information, m’avait révélé que ce dernier considérait Ali Soilihi comme étant un de ses maîtres à penser politique !

En novembre 1975, Cidey refusa de partir avec les coopérants français en poste aux Comores, suite à la rupture brutale et totale de toute relation entre la France et son ancienne colonie. Contre l’avis de son administration – l’Education Nationale, qui avait fini par le radier – il avait choisi de rester sur place pour assister à la mise en œuvre d’une tentative courageuse d’action politique radicale et originale, de la part d’un enfant du peuple, décidé à combattre les maux de l’Afrique, le néocolonialisme, l’exploitation, la grande précarité et l’ignorance, de surcroît dans un archipel conservateur, surnageant dans un état de sous-développement inqualifiable.

Un instant de marche aux côtés d’Alain Gili dans le Sud de la France (Archives personnelles © Hachimiya Ahamada).

De 1975 à sa mort, Cidey aura consacré tout son temps et son talent à faire connaître Ali Soilihi et son projet révolutionnaire. À l’occasion, il dénonçait aussi l’ingérence française et ses nombreuses opérations de déstabilisation confiées au célèbre mercenaire Bob Denard. Il a condamné sans relâche l’occupation illégale de l’Île comorienne de Mayotte. Ce comportement courageux au service de la vérité et de la justice pour les Comores lui avait valu une haine tenace des Autorités françaises, mais aussi comoriennes, à cette époque.

Il fut plusieurs fois arrêté et mis en prison. Mal traité et mal nourri, sa santé fut souvent compromise. Mais jamais il ne capitula. Pour avoir demandé et obtenu le droit de le visiter en prison, j’avais eu droit à quelques descentes de police à mon domicile, qu’à l’occasion, on fouillait de fond en comble à la rechercher je ne sais quelle preuve compromettante…

Cidey était un personnage, discret, peu enclin aux confidences sur sa vie. Et le peu que je sais de sa vie privée, malgré de nombreuses années de compagnonnage, je le dois aux échanges avec un de ses oncles rencontré à Paris, quand je siégeais avec lui dans les réunions du Syndic des Copropriétaires d’un bel immeuble bourgeois du XVIème arrondissement de Paris.

Il y a un peu moins d’un an, il m’a envoyé un message, me demandant de ne pas m’étonner de son silence dans les mois qui allaient suivre. Finalement, il a choisi de se taire, pour de bon, en ce mois de juillet 2025. Soit cinquante ans exactement, après notre première rencontre au Lycée de Moroni.

Adieu cher ami. Et merci pour la riche et précieuse bibliographie que tu nous a léguée sur les Comores et sur le Président Ali Soilihi, un rebelle et un insoumis comme toi.

Sultan Chouzour


Les images nous ont été gracieusement prêtées par la cinéaste franco comorienne Hachimiya Ahamada (Archives personnelles).

[1] L’Harmattan.