“Filles de la lune” entre Marseille et Moroni

Pascal Grimaud, photographe, propose « l’écriture d’un exil où il est question de l’identité du migrant, une problématique au cœur de nos sociétés contemporaines ». L’article est paru initialement dans le n° 37 du journal Kashkazi.

Les comoriens en photos chez le libraire du coin ! La diaspora comorienne en France n’a jamais autant interpellé les « faiseurs d’images » que ces jours derniers. Journaliste, sociologue, politique, économiste ou même graphiste, ils sont nombreux aujourd’hui à se pencher sur la « cinquième île » comme sur un objet de laboratoire. Le sujet intéresse ou suscite une curiosité passagère à cause de l’absence d’une mémoire écrite sur l’épopée ou le drame de ces Comoriens partis guetter fortune en terre « d’abondance et d’illusion »[1].

Les rares travaux réalisés par des compatriotes sur la question, qu’ils soient écrivains ou étudiants en troisième cycle, ne sont guère accessibles au grand nombre. Mauvaise diffusion, promotion quasi inexistante. Une situation qui explique l’intérêt des quelques documents récents réalisés par des non-comoriens sur la diaspora comorienne dans l’Hexagone. Documents qui autorisent enfin la communauté à se reconstituer une image en réaction. Une représentation de soi discutable par certains côtés, parce que partielle ou nourrie de faux semblants, mais une représentation quand même, qui vient mettre fin au déficit d’images, dont cette communauté a longtemps souffert en sa terre d’accueil.

Obsessions marseillaises et autoportrait de l’artiste

Filles de la lune[2] de Pascal Grimaud, photographe français, se distinguera probablement. Un livre qui résonne comme une tentative réussie de s’affranchir de cette perspective de récit global autour d’une communauté devenue « discrète » à force de raser les murs. Grimaud – faut le dire – est marseillais. C’est l’une des raisons pour laquelle il s’interroge sur les Comoriens partageant son contexte de vie. Son projet se réduit au départ à une question de dépaysement : « La réalisation de ce travail me conduit vers une autre lecture de ma ville, dans laquelle je deviens étranger, où ma pratique urbaine s’apparente à un voyage, aussi déroutant qu’un séjour au long cours dans l’Archipel des Comores » dit-il. Un voyage qui commence dès la première prise de vue au sein de cette communauté qui l’aide à « mieux cerner » sa réalité, qui lui dépoussière « les neurones ». Participer à un madjliss ou se rendre à un muw’mbizo situé à quelques pâtés de maisons de chez lui bouscule ainsi ses repères au quotidien et l’amène à découvrir « une autre ville » dans [sa] ville : « Un « autre centre » que celui dans lequel je vis. C’est le propre de mon activité que de pouvoir découvrir une autre réalité que la mienne. Je souhaite bien sûr à travers mes images rendre compte de cette expérience. »

L’expérience sera ensuite nourrie par le voyage. Pour saisir le commun de ces Comoriens dont il essaie de dresser le portrait marseillais, Grimaud ne se contentera pas d’un poster figurant une plage de sable dans un appartement phocéen. Il préférera faire le va-et-vient entre Paris et Moroni. À quatre reprises. Ce qui crée un contraste certain entre les images du livre prises d’une rive à l’autre de ce voyage. « Il faudrait un discours de sociologue pour décrire la multitude de parcours possibles » explique-t-il. D’un côté, une communauté « fermée », cloisonnée en « village », minée notamment par des conflits de génération. De l’autre, une population qui a un rapport au temps et à l’espace un peu figé, en apparence du moins. Entre les deux, un sentiment d’éloignement : « Il y a ceux qui partent et ceux qui restent, elle est peut-être là, la frontière » ajoute-t-il. « J’étais aussi très frappé par l’ennui aux Comores (ici on s’ennuie dans le mouvement, l’agitation), par ces regards perdus sur la ligne d’horizon, par ces maisons vides ou inachevées, par ces fantômes. »

Filles de la lune, qui reprend à son avantage la légende lunaire des marins arabes ayant baptisé les Comores, ne prétend cependant pas à l’analyse « sociologisante ». « Il était surtout question de rendre compte d’une expérience personnelle et de poursuivre le développement d’une écriture photographique propre » avance Grimaud. Revendiquant une autonomie de créateur (« je ne réponds pas à une demande / ces images n’existent pas si je ne les fais pas »), il semble être le premier à savourer l’éventuelle incompréhension suscitée par ses images : « Un photographe amateur comorien m’a dit qu’il ne reconnaissait rien des Comores dans mes images (pas de site, pas de shiromani sur les épaules…), j’étais flatté ! » Ces images publiées s’intègrent d’abord à une logique d’« écriture ». Les espaces clos où sombre le vide, les lumières trahissant le réel ou l’intime, la beauté et l’émotion recherchées à travers l’ambiguïté de chacune des images, traduisent une quête personnelle. Une volonté de sobriété surtout : « Depuis que je travaille en couleur, je tends vers une pratique ou le monochrome domine, ou deux ou trois couleurs tout au plus. J’utilise le médium pour ce qu’il est, une mise à plat d’un espace, je fais des photos de façon frontale, je ne cherche pas une troisième dimension, bien au contraire. »

Des écritures et des ruelles de la médina moronienne. Fille de lune en rouge…

Au final, une image mouvante, qui va, fluctuante, de page en page, et qui gomme « l’aspect sociologique », insistant « sur l’universalité du sentiment d’exode ». Une image faite de territoires qui s’effacent. De repères qui s’estompent. Comme une volonté chez Grimaud d’inscrire (davantage) son sujet dans l’errance du monde : « Je voulais que les lieux se reconnaissent, le moins possible, qu’on se perde un peu sur une île qui serait, ni les Comores, ni Marseille, cet entre-deux, « Je ne suis plus de là-bas mais ne suis pas d’ici non plus », peut-être que lorsqu’on est migrant, on est bien seulement dans l’avion. » Une écriture photographique qui s’arrange volontiers avec la brutalité de l’instantané. Dans Le bateau ivre, ouvrage qu’il a précédemment consacré à Madagascar, le même Grimaud disait que « lorsque l’innocence glisse, s’échappe, la pratique photographique s’apparente à une trahison ».

Le photographe joue donc sur un fil tendu où la confiance établie avec le sujet doit être absolue : « Je parle d’innocence pour un rapport franc et absolu au monde que je photographie. » Refuser les clichés, passer la barrière de la langue, n’être plus que geste, corps et sens à travers le viseur. Le photographe se met alors en danger et ne survit qu’à son seul instinct, s’il veut « trouver cette alchimie nécessaire à la réalisation d’une image qui n’existe pas, qui ne ressemble pas trop à d’autres images et surtout pas à toutes ces photographies dites sociales sensées toucher la compassion du lecteur par des codes simples et usés ». Grimaud a par conséquent besoin de se fondre totalement dans le paysage avec son Leica. Besoin de disparaître dans le quotidien d’une famille, pour que « l’appareil photo ne soit plus un objet indécent ». Pour éviter de camper le rôle du voyeur, sans morale ni principe.

Pour y arriver, il lui aura fallu draguer son sujet de plus près. Associations, amis et contacts divers, évènements culturels, ont été mis à profit : « Beaucoup de méfiance bien sûr quand on connaît les problèmes de sans-papiers, de situations familiales et sociales compliquées et les malentendus sur le pouvoir des images. Il m’a fallu beaucoup de persévérance. Aux Comores, entre des relations amicales et beaucoup de marche, et toujours ce refus de l’image, parfois justifié par la pratique religieuse ou des réticences liées à une peur d’une exploitation économique de « l’image de soi », donc il faut parler, encore parler et savoir écouter aussi. »

Soeuf Elbadawi


[1] Cf. Saindoune Ben Ali, Testaments de transhumance, Komedit.

[2] Filles de la lune I De l’archipel des Comores à Marseille, éditions Images en Manœuvres.