L’impasse Maore avec Idriss Mohamed

Jardin de la Paix, quartier ambassadeur à Moroni, se tient, vendredi 25 juillet, une rencontre autour du livre Maore : sortir de l’impasse (Cœlacanthes, 2025). L’auteur, Idriss Mohamed Chanfi, l’écharpe nouée aux couleurs de la Palestine, s’étonne de voir les gens arriver. Le sujet intéresserait-il encore ? On le sait, il est engagé, depuis longtemps, dans un combat que nombre de gens ont déserté. L’ouvrage vient souligner la nécessité de s’opposer aux arguments des négationnistes, ceux-là qui nient la nation comorienne _ Le but avoué de son livre. Idriss Mohamed ébauche quelques pistes, « pas de recette miracle », mais une perspective, qui en appelle à une mise en communs des forces.

Votre livre paraît à l’occasion du cinquantenaire de l’indépendance…  

J’ai choisi de le faire en tant que contribution au bilan. J’ai préféré mettre l’accent sur Maore, même si j’ai parlé aussi du processus ayant conduit à l’indépendance pour bien montrer la responsabilité des politiques comoriens en la matière. Maore est [à la fois] le cœur et le poumon des Comores.

Parler d’impasse sur la question est une manière de souligner un échec ?

L’échec est évident. En cinquante ans, nous n’avons pas fait le moindre pas. Il faut se rappeler qu’en 1975, même si la France avait maintenu sa domination à Maore, elle était isolée. Le rapport de force était en notre faveur. Elle faisait l’objet de condamnation, tous les ans, à l’Assemblée générale de l’ONU. Maore était également isolée dans la région. Si aujourd’hui, on avait cette situation, on serait content. La revendication du Comité Maore, c’est la réintroduction de la question dans le débat et l’adoption de résolutions contre la France. On voit bien qu’on est en train de lutter pour avoir ce qu’on avait, il y a cinquante ans. Les négationnistes disent que « Mayotte n’a jamais été comorienne », que « Mayotte s’est donnée à la France ».

Vous écrivez que « la revendication s’estompe jusqu’à quasiment disparaître dans les discours à l’ONU. On est passé de plusieurs paragraphes à quelques lignes formelles »

Les présidents comoriens, même s’ils étaient ce qu’ils étaient, consacraient des paragraphes entiers à la question. Si on regarde les discours à l’ONU, on s’en apercevrait. Aujourd’hui, c’est à peine s’il y a une phrase dans les derniers discours d’Azali. En tant que président de l’Union Africaine, il n’a jamais parlé de la question. J’ai essayé de comprendre pourquoi les présidents comoriens ne s’engageaient pas dans la lutte pour le retour de Maore. Je crois qu’il y a de la peur, parce que la France abat et renverse. C’est une réalité. Il y a aussi le fait qu’ils ne pensent qu’à leurs poches, qu’au pouvoir. Deux éléments en interaction, qui s’influencent mutuellement.  Lorsque le Comité Maore était relativement fort, cette revendication se reflétait dans les discours. Mais avec Elaniou, les choses ont commencé à être un peu plus difficiles.

Idriss Mohamed au Jardin de la Paix (© Mwezart).

Vous parlez d’une baisse d’énergie au sein du comité…

Pendant une période, le Comité a été limité à des célébrations formelles (12 Novembre), aux côtés du pouvoir. Là, on voit qu’il est en train de reprendre la main, ses publications sont mêmes relayées par certains médias français.

Quel regard portez-vous sur votre propre parcours, notamment au sein du comité Maore ?

J’ai été amené à prendre des responsabilités dans le débat au sein de l’ASEC et dans le Front Démocratique. Mais lorsque le FD m’a paru changer d’optique, je me suis engagé du côté du Comité de Maore. Je m’y suis engagé pendant quinze ans, pratiquement. En tout cas, j’estime avoir eu une expérience… J’ai vécu pendant la colonisation, j’avais vingt-sept ans en 1975. Et maintenant, j’essaie de travailler un peu dans Ushe, le nouveau parti. Est-ce que ma conscience est tranquille ? J’ai le sentiment d’avoir fait ce que je devais faire. 

Vous étiez où le jour de l’indépendance ? Vous vous en souvenez ?

Bien sûr que je m’en souviens. J’étais en France, dans l’ASEC. J’étais le président, je crois. Dans les années 1973-74, nous avions compris, que le PASOCO avait épuisé toutes ses billes. Après les accords de 1973, la France avait préparé ceux à qui elle allait donner l’indépendance dans l’amitié et la collaboration. Le PASOCO s’est retrouvé dépouillé. Il y avait des gens avant nous dans l’ASEC et ils en avaient fait… un machin du colonialisme. Nous avions compris que les choses tournaient mal. En 1974, je suis revenu au pays avec Koudra. À l’époque, il y avait une jeunesse socialiste, qui commençait à émerger. On est allé vers elle. Koudra a créé un comité à Moroni avec Abdulkadiri. Moi, j’ai créé un comité à Mitsamihouli avec d’autres. Ce sont ces structures-là, qui ont été à la base du Msomo Wa Nyumeni. Nous étions déjà dans une situation d’après indépendance. Nous avions déjà commencé à penser l’avenir, même si on n’avait pas d’idée précise.

Votre combat politique remonte à bien longtemps, à la génération de 1968 ?

Je ne sais pas si on peut parler de génération. Dans ma génération, il y a ceux qui ont vécu la grève – je ne l’ai pas vécu, j’étais à Madagascar – et qui ont été influencé par elle. Et puis ceux qui, arrivés en France, ont découvert les idées qui circulaient, à l’époque, dans le mouvement étudiant. On peut parler de ceux qui, à partir de 1968, se sont engagés dans la contestation de la colonisation, la révolution. On peut parler des cadres du Front Démocratique. Nous nous sommes trompés, beaucoup. Parce qu’on n’a pas compris qu’il y avait une espèce de dynamique de groupe, sans vraie conviction. Et lorsqu’on est rentré, même si on parlait d’intégrer les masses, on s’est plutôt appuyé sur la jeunesse lycéenne, qui était là, qui voulait s’engager. Quand on a pris des coups en 1985, on a découvert la fragilité de la plupart d’entre nous. Il y a eu une vraie débandade. Il y a ceux qui, pendant la répression, ont complètement baissé la culotte, et ceux qui ont plus ou moins résisté, en essayant de sauver les meubles, comme moi, par exemple.

Idriss Mohamed à la présentation du livre à Moroni (© Mwezart).

Que pensez-vous du fait qu’il n’y ait pas eu un hommage rendu à ces gens-là ? je pense à 1985, mais il y a aussi eu 1987.

C’est normal. S’il y avait un mouvement révolutionnaire comorien, il s’intéresserait au passé révolutionnaire. Et donc, il en parlerait. Tant qu’il n’y aura pas une organisation révolutionnaire, ces choses-là ne seront pas étudiées.

Le cinquantenaire n’est pas que pour le gouvernement. Je pense aux historiens, aux intellectuels…

Parce que tu penses que le gouvernement les entendrait ? Et puis même, parfois, les gens s’auto-censurent, parce qu’ils savent que ce n’est pas la peine.

Vous évoquez aussi l’isolement vécue par la France sur la question de Maore. L’impression que c’est l’effet inverse qui se produit, aujourd’hui. La France est en train de créer des possibilités relationnelles entre Maore et des pays africains, en isolant les Comores.

Ce n’est pas une impression. En fait, la stratégie française est passée par plusieurs étapes. La première, c’était de briser l’isolement de Maore dans la région : l’intégration de Maore dans la Commission de l’océan Indien. Ils sont passés par les jeux. Que les jeunes Mahorais participent aux jeux des îles. Ce [fut] le premier verrou. Ahmed Abdallah avait refusé, en disant que les Mahorais peuvent participer aux jeux [mais au sein de] la délégation comorienne. Tous ont suivi cette voie-là, jusqu’à Azali. Il a été le point de départ de l’intégration des Mahorais dans la Commission de l’Océan Indien. Le deuxième verrou, ce furent les condamnations à l’ONU. Ils ont fait en sorte que la question soit remise à l’ordre du jour provisoire, parce qu’on ne peut pas la supprimer de l’ordre du jour. Azali a essayé, il n’a pas réussi. C’est la fameuse lettre d’Abdou Soefou, un ancien du FD [2005] . Ils ont réussi à faire en sorte que ça ne se discute plus. Le troisième verrou, c’est la rupture du cordon ombilical. C’est-à-dire couper Maore des autres îles. Maintenant, le verrou qui reste, c’est la validation internationale de l’appartenance de Maore à la France. C’est ce qui est en cours, via des relations commerciales, etc. Et les pays concernés, comme ils voient qu’on ne se bat plus… Maore est en train d’établir des relations, même avec des pays qui nous sont très proches, qui nous ont longtemps soutenus. Comme la Tanzanie, berceau du Molinaco. Le Mozambique. Le Kenya, qui a supprimé le visa pour les Comoriens qui voudraient se rendre chez eux. Pour eux, il n’y a plus de contradictions entre avoir de bons rapports avec l’Union des Comores et entretenir des relations commerciales avec Maore.

Idriss Mohamed au Jardin de la Paix (© Mwezart).

Est-ce que l’approche menée par la partie comorienne n’est pas passée à côté ?

Dans le livre, je souligne la nécessité d’un front uni, parce qu’on ne peut plus miser sur le pouvoir, même si l’opinion tient beaucoup à la question. D’ailleurs, Azali joue là-dessus : « ça fait cinquante ans que nous luttons, ça ne donne rien » ! Donc on n’y arrive plus. Tant qu’on n’aura pas une force capable de rassembler, on ne pourra pas vraiment lutter. Et les gens cherchent toujours à diviser, il y a toujours des problèmes de leadership, même au sein du Comité Maore. Ceux qui l’avaient dirigé, l’avaient complètement étouffé. Aujourd’hui, que le Comité Maore est entre des mains qui le font bouger, ils sont en train de scissionner. Ce que je ne comprends pas, c’est cette histoire de moi je veux toujours être chef. Il y a une espèce d’esprit de chapelle, et c’est général. Ça nous paralyse.

Vous parlez de la société civile. Il ne pèse pas beaucoup sur la balance.

Il faut parler de la capacité de nous mobiliser et de contraindre l’État à accepter les choses. S’il y a une véritable force, il peut être amené à remettre la question à l’ordre du jour à l’ONU. Il faut penser en termes d’unification de toutes nos forces. C’est pour ça que tous les éléments conscients de notre pays, portent une lourde responsabilité, en ne s’engageant pas. La France ne reculera pas, s’il n’y a pas une mobilisation qui met en danger ses intérêts aux Comores.

Il s’est passé un événement assez particulier, lors de votre présentation à Moroni. Le président de l’Université s’est éclipsé, en s’excusant. Ce n’est pas anodin…

J’ai trouvé extraordinaire qu’il soit venu. Et puis les gens ont demandé si on pouvait mener un tel débat à l’Université. La question a été posée après son départ. Je lui ai envoyé un WhatsApp pour le lui dire, il m’a répondu qu’actuellement l’université était en vacances. L’avocat Moudjahidi a évoqué la question de la recherche à l’Université. C’est impensable. Un étudiant ne choisira jamais de travailler sur cette question, parce qu’il se mettrait en danger. D’ailleurs, il n’aura personne pour être son directeur de thèse. Il sera confronté à une réalité qui le dépasse. Il n’y a pas de possibilité de faire un travail universitaire dans un contexte comme le nôtre. Tant qu’on a des pouvoir au service de l’impérialisme français, on ne peut rien faire. Le gouvernement dirige. Comment veux-tu qu’il aille se mettre… La France a la main sur les Comores. Elle exploite comme elle veut. C’est ce que j’ai essayé de dire aussi dans les « impasses » : « ulona ndjizi nguno/ hatra she hitswa ho ndjizini/ kuna udjuwa umwambia « rooha »/ pvwatsina uka hutra she hitswa hu mtoowa ».

Propos recueillis par Fouad Ahamada Tadjiri.

Les images sont signées Mwezart.