Farid le transfuge du Hamahamet

Conversation avec Farid Youssouf Saleh, un artisan du verbe, figure incontournable de la chanson comorienne d’aujourd’hui. De ses débuts à Mbeni jusqu’à son envol pour la France, un même désir : vivre de la musique. Il y croit…

L’homme est là. Avec cette élégance, à laquelle se rajoute une sérénité, imperturbable. Aucun signe de fatigue, alors qu’il enchaîne les nuits de twarab depuis des semaines. Il en a honoré deux – la veille – à Mitsamiouli et à Pidjani. Mais nul bâillement ne vient entamer sa voix limpide. Farid Youssouf prend plaisir à converser avec nous, bien que l’entourage se charge de rappeler qu’il dispose de peu de temps devant lui. C’est le rush ! Et lui, de sourire. Il faut dire que juillet-août sont ces mois intenses où il travaille plus que le reste de l’année.

En cette période de grand-mariage, on lui a booké 24 twarab sur l’île. Si on rajoute les séances studio et les diverses sollicitations de la communauté, Farid a un planning plus chargé qu’un ministre. Une bonne chose pour un artiste qui a misé sur sa carrière, dès le plus jeune âge. Issu des rangs de Djadid El-Fahar, un des principaux orchestres de Mbeni, il a connu le temps où les groupes, associés à des foyers, dressaient des murs entre eux. Querelles de chapelle : « un orchestre ne pouvait pas aller emprunter du matériel chez l’autre, pas même un micro, c’est comme si tu avais mangé du porc », souligne-t-il.

Il était membre du Djadid, tout comme son père avant lui. L’orchestre était affilié au parti Mranda, à l’instar de l’Ihwan Swafa, qui était adossé au parti Vert, et donc à Mohamed Taki Abdoulkarim. À Mbeni, nous apprend Farid, aucun enfant n’existe, sans appartenir à un shama[1], que ce soit pour la musique, la danse, ou les qasâ’id.  La culture y représente à elle seule une obédience. C’est donc naturellement qu’il se retrouve au foyer en 1993. Il a 13 ans et commence par la batterie. Plus tard, il sera chargé d’accompagner les nouveaux interprètes.

Farid Youssouf.

Mais comme le règne des aînés écrasait tout sur le passage, il a jugé leur comportement injuste : « On jouait gracieusement, parce que le foyer l’avait décidé. Tu joues du twarab, l’argent finit dans une caisse, qui enrichit d’autres gens. Et lorsque tu veux aller jouer ailleurs pour être payé, tu n’as pas le droit, etc. Ce n’était pas vivable ». Il caresse alors l’idée de s’affranchir des logiques de clans. Des diktats qui en découlent. Il crée son premier groupe, embarque à sa suite des jeunes issus de différentes bannières et s’oppose aux chapelles établies. Une audace qui attise tempête et furie à l’entour.

En 1997, il cherche aussi à se perfectionner. Sa chanson Shinkwa, écrite dans le contexte du séparatisme, interpelle les auditeurs : « J’avais des facilités mais il y avait des choses que je ne maîtrisais pas. Donc, j’arrive à Moroni pour me former, nous étions quatre ». Encouragés par un aîné, qui, lui, finance. La petite bande se rapproche de leaders consacrés sur cette scène : « Walker, Aladin, Salim et Ahmed Said Soilihi ». Farid fréquente Maalesh : « Il m’a poussé à acheter ma propre guitare. Je ne pouvais pas apprendre si je n’avais pas mon instrument ».  

Puis place aux petits boulots : manœuvre dans les chantiers de construction, pointeur au port de Moroni, etc. Jusqu’à rassembler la somme de 151.000 KMF pour acquérir sa première gratte. « À ce moment-là, je sais que je peux jouer où je veux, quand je veux. Je peux enseigner à qui je veux, sans que l’orchestre ait son mot à dire ». Il finit par en agacer certains. Oui, mais la musique est plus qu’une simple passion à ses yeux : il veut en faire un gagne-pain. Et le succès, rencontré par quelques-unes de ses compos, renforce sa confiance dans l’idée de se tailler une voie en dehors des carcans.

En 1998, un autre de ses morceaux fait date. Il remporte un prix national dans le cadre d’une campagne organisée pour la lutte anti-drogue. Il écrit aussi pour d’autres interprètes. « J’ai pris la décision de faire mon chemin. Si le Djadid a besoin de moi, j’irai, et sinon tant pis » s’est-il dit. Le Djadid par fierté ou par orgueil l’exclut de ses rangs en retour. Mais il ne partira pas seul. D’autres musicos, qu’il avait formés auparavant, le suivent. Le transfuge donne naissance au groupe « Ulezi des Comores », qui se réclame d’un autre fonctionnement : « Quand on joue un Twarab, le marié touche 50% et les musiciens 50 %. Lorsqu’un membre du groupe a un projet important, il peut récupérer l’argent qui est censé lui revenir le jour de son mariage pour le réaliser », explique le chanteur.

Une image prise sur le net…

Il fait aussi la distinction entre twarab et concert à l’époque. « Dans le twarab, les recettes reviennent à l’orchestre, et les concerts, ça me revient, puisque les compositions sont les miennes ». Chacun semble trouver son compte dans ce modèle, selon lui. Ça a permis à l’enfant du Hamahamet de vivre de sa musique en tous cas. « Ils ont fini par accepter que c’est mon travail. Je n’ai que ça. C’est Dieu qui l’a voulu ainsi. J’ai construit ma maison. Je me suis marié [le grand-mariage], je suis parti en France, grâce à la musique ». Derrière lui, des murs sont tombés. Il en parle comme d’une petite révolution de palais. Il y a certes la vision et le combat, mais rien n’existerait sans son talent de poète et de compositeur. Les chansons de Farid Youssouf ont marqué et continuent de marquer le pays.

Sa popularité fait de lui un incontournable de la scène comorienne. Pour rappel, son premier concert à Maloudja a fait 450.000 KMF de recettes, à 1.000 KMF la place. Il l’a vécu comme un encouragement. Mais le chanteur préfère de loin évoquer le contenu, sa musique, ses sources d’influence, sans lesquels il n’aurait probablement pas réussi : « Ma grand-mère était très connue ici, dans la région. Elle s’appelait Reihan Youssoufi. Elle composait. Un de ses textes – Mshili kawisa hazi – a voyagé jusqu’à l’île de la Réunion. Mon père aussi écrivait. Et moi, j’écoutais Mohamed Hassan, Taanshiki, Yousouf Abdoulhalik. Des gens qui savaient écrire ». Il puise dans le patrimoine, s’abreuve dans le passé archipélique, se gorge de musiques traditionnelles.

Dans son écoute, il cherche toujours l’une de ces trois choses : « Une belle voix, de beaux arrangements ou une belle écriture. J’aime beaucoup les chansons traditionnelles, elles peuvent avoir des fausses notes, ça ne m’embête pas, leur contenu m’importe plus », confie celui qui a prêté sa voix pour un recueil de pohori traditionnel.  Par ailleurs, naître dans le twarab n’empêche pas de chercher un souffle ailleurs, dans d’autres genres : mgodro, wadaha, sambe, ou gabusi. Son twarab, il le rend précieux : « Quand tu écoutes Mridjo, tu entends un son de violon. Ce n’est pas un son synthétique, reproduit au clavier, mais j’avais un violon, ici, j’ai appris à en jouer auprès de mon oncle paternel. J’ai appris aussi le ud chez Mohamed Hassan Alfeini ». Multi instrumentiste, Farid est aussi à l’aise au clavier qu’à la basse ou à la batterie.

Farid Youssouf évolue en Suisse et en France depuis 21 ans. Il a travaillé huit mois comme animateur dans le périscolaire, avant de démissionner pour se consacrer à la musique : « Je n’ai que ça ! » Il écrit, compose et enregistre. Et durant les grandes vacances, il s’envole pour les Comores, où il empoche le plus gros de ses contrats. Les chiffres surprennent. Et il les confirme, comme pour souligner la nécessité de croire en ses rêves. « Si j’ai un peu laché le folk et le mgodro, c’est pour rester dans le twarab. Il est inscrit dans nos us et coutumes. On peut gagner sa vie avec ». Cette année, pour juillet-août, il a 24 shows prévus au programme, à raison de 1.000 € chacun. Il fait vite le calcul : « en France, il faut travailler 2 ans pour gagner 24.000 €. Ici, je les fais en 2 mois. Je paie mes musiciens et je prends ma part. Ensuite, j’ai le temps de m’occuper de mes enfants »

Farid le notable…

Croire en la musique, voilà des mots qu’il aime à répéter. Et ça le désole de voir qu’on ne le comprend pas. Pour citer un exemple, il se réfère au cas d’un proche : « J’arrive, je lui achète du matériel, il a son petit studio, mais il ne croit pas que ça puisse lui construire une vie. Aujourd’hui, on fait un travail, il va gagner 50.000 KMF. Ensuite, il a du matériel sono qu’il va louer 100.000 KMF. Donc, il gagne 150.000 KMF la journée ! Mais ça ne lui suffit pas, parce qu’il ne vit pas en France ». Et de poursuivre : « La chose qui me fait rester en Europe c’est que mes enfants y sont scolarisés. C’est ce que je dois à la France. Mais l’argent, je le gagne ici ». Son public aux Comores lui témoigne une grande reconnaissance. « J’ai eu la chance d’aider beaucoup de personnes. J’ai aidé des orchestres, des assos. Et cette générosité-là m’a apporté plus de succès. On m’aime aussi pour ça ».

D’ailleurs, le chanteur ne s’étonne pas de voir débarquer des délégations avec enveloppe et attestation, après avoir œuvré sur tel ou tel autre projet. La construction d’un foyer, la réhabilitation d’une route, la création d’une bibliothèque, etc. « Récemment, je jouais à Selea ya Bambao, j’ai vu des gens monter sur scène pour me remercier. Ils construisaient une route et j’avais joué pour les aider à financer. Ça avait rapporté 3.500.000 KMF. J’avais complètement oublié ».  Sur les 406 shows qu’il a fait en France entre 2004 et 2025, 403 d’entre eux sont des initiatives portées par d’autres et pour le commun. Ses propres concerts, il n’en a eu que trois. En 2005, 2012 et 2018. Les gains de ce dernier ont d’ailleurs été reversé à l’USM _ une équipe de foot. Son état d’esprit illustre cet adage comorien disant qu’il est plus bénéfique de gagner le cœur d’un homme plutôt que son argent.

En 2012, sous le coup d’une OQTF, l’artiste avait 60 jours pour quitter l’Hexagone. « Mon avocat m’a demandé de rassembler tous les documents justifiant de mon activité artistique, j’ai appelé tout le monde. Et comme on note tout, j’ai demandé des justificatifs et des attestations à toutes les associations qui m’avaient sollicité. J’ai rajouté tous les billets de trains. Je vivais à Paris et j’étais à Marseille tous les samedis. Je pouvais commencer la soirée à Felix Piat et finir à Bougainville ». La préfecture a dû régler les frais de justice et verser 200 € par semaine à Farid jusqu’à régularisation de sa situation. Il reçut sa carte de résident avec le statut d’artiste. Avec deux albums, Bariza husha (2001) et Wanantsi (2004), Farid Youssouf continue son parcours en misant davantage sur le live. Il vit entre l’Europe et l’Océan indien, où il est à la fois citoyen, notable et musicien.                                   

Fouad Ahamada Tadjiri


À la Une, une image de Fouad Ahamada Tadjiri.

[1] Association.