Chiens de guerre à Moroni : histoire d’une chanson

Le 8 mars 1985, des éléments de la garde présidentielle fomentent un coup, afin de libérer le pays des mercenaires. Ce coup a non seulement avorté, mais les mutins ont été arrêtés, torturés, avant d’être emprisonnés. De cette expérience, Djaffar Charif, ancien GP et membre de l’orchestre les Atomes, en a tiré une chanson. Rendez-vous à Ntsudjini pour en parler…

L’homme qui m’attend au rond-point de Ntsudjini, kofia légèrement penché sur des cheveux blancs coupés à ras, incarne une volonté dans les heures sombres du pays. Celle de la liberté. Je connais un bout de son histoire. Son passage en prison l’a poussé à composer une chanson rendue célèbre depuis : Maesha ya shipva (1992), rendant compte de la violence des mercenaires, à l’époque. Nous montons les marches jusqu’au premier étage de sa maison, laissant derrière nous le vacarme et la chaleur des moteurs. Nous débouchons sur une terrasse, surplombant la ville avec une vue sur l’Itsandra et l’océan. « On a un peu d’air, ici, on en a besoin », lâche-t-il, avenant, tandis que nous nous installons.

Le manque d’oxygène, c’est, pour ainsi dire, ce qui a poussé Djaffar Charif (ancien GP) à s’impliquer dans une mutinerie au camp militaire (Kandaani) en mars 1985. Contre la terreur qu’ils incarnaient eux-mêmes, lui et quelques éléments de la GP s’organisent : « Nous étions d’abord trois, puis cinq, puis une vingtaine de personnes, on s’est dit qu’il fallait en finir avec les mercenaires ». Mû par ce souverain désir de libérer le pays : « Ils nous dominaient complètement. Il faut savoir que même un conseil de ministres ne pouvait pas se tenir sans leur présence. Peut-on imaginer pire que ça pour un pays ? » Il est des situations qui vous poussent à passer à l’acte, comme l’écrit Baldwin : « Il nous fallait agir, comme si tout dépendait de nous. Faire autrement aurait été un crime ».

Ces militaires, d’après lui, n’avaient aucune visée politicienne, bien qu’ils aient établi le contact avec des cadres du Front Démocratique, le parti de gauche révolutionnaire. « Nous discutions avec eux. Moi-même, je discutais avec Moustoifa Said Cheikh. Il nous a rencardé sur les conséquences de l’opération, car si les mercenaires étaient bien français, ils n’étaient pas officiellement envoyés par la France. Il n’y avait pas de risque sur ce point. D’ailleurs ils étaient recherchés un peu partout en Afrique ». Mais tout se résume à ces échanges. Le FD n’a pas contribué au projet de mutinerie, selon lui : « Nous savions que Moustoifa était un révolutionnaire, qu’il avait une vision, il pouvait prendre le relais si nécessaire ».

Djaffar est l’un des premiers hommes à intégrer la Garde Présidentielle, fondée par Denard. Un commando de 500 hommes surentraîné, dont le niveau était nettement supérieur à celui des forces régulières. Certains avaient obtenu des brevets de parachutiste, au cours de leur formation. « Nous étions 22 personnes. Ils [les mercenaires] nous avaient appris beaucoup de choses. Certains d’entre nous avaient bénéficié de formations en Afrique du Sud, d’autres en Chine. La bande à Tripatri, Soilihi Degine, Malco, Anoir, etc. On a commencé à Mrodju, puis à Kandaani ». Brillant et apprécié par ses chefs, Djaffar monte les échelons jusqu’à devenir sergent-chef, adjoint de section. Sous-off, il dispose même de son propre Méhari. Sa situation personnelle n’est pas à plaindre. D’ailleurs, il est le seul gradé dans le groupe du 8 mars 1985. Il admet toutefois qu’il n’y avait ni chef, ni second dans l’opération, plutôt une volonté commune de liberté.

La GP et ses ses patrons, Denard et Malacrino. Les formations au tir…

Ils mettent trois mois à mettre en place un plan. S’en prendre aux mercenaires pendant le mess des officiers : « c’était une affaire de quelques minutes, ils n’auraient rien pu faire », affirme-il avec conviction. « Ils mangeaient tous là, sauf Denard, le commandant Charles et le lieutenant-colonel Maurice ». Le groupe des mutins était également composé d’hommes, postés à l’extérieur. Certains devaient, lors de l’opération, neutraliser les officiers absents au mess, et d’autres prendre le contrôle des lieux stratégiques : radios, poste et télécommunication, banque, etc. Ils s’organisent en amont de façon à récupérer des armes, bénéficiant de complicité dans l’armurerie. Un petit arsenal est rassemblé : « lance-roquettes type RPG-7, munitions, grenades, kalachnikovs, etc. » Il est stratégiquement caché dans le Land Rover de Malacrino, alias Marquès, échappant ainsi à toute vigilance. Qui, en effet, oserait s’approcher du véhicule de ce capitaine de compagnie, ancien légionnaire redouté ?

Un dénommé Loulou est chargé de conduire le véhicule hors du camp pour distribuer les armes aux compagnons embarqués. Tout était prévu pour 19h20. N’attendre ni ordre, ni signal. Les montres ont été synchronisées. « À 19h00, nous étions tous en place. Nous attendions l’heure précise pour entrer en action. À 19h15, nous avons entendu la Land rover partir. On connaissait tous le bruit du moteur du 4×4 de Marquès. Son départ fut suivi d’un cri de la sentinelle au portail. Loulou avait forcé la barrière et s’était enfui, cinq minutes avant le début de l’opération ». Poursuivre ou tout arrêter ? Il y avait les armes dans le véhicule, comment feraient ceux qui étaient dehors ? Les mutins hésitent, puis se replient. C’est ainsi que le coup avorte. S’ensuit un rassemblement sur la place des rapports, convoqué par l’officier de permanence. On croit alors en une simple désertion…

On n’en saura pas plus sur les raisons ayant poussé Loulou à agir en dehors du plan décidé. Djaffar laisse échapper le mot « trahison » avant de se raviser, préférant ensuite jouer à l’évitement sur la responsabilité de cet échec. Pourtant, lui en a payé un lourd tribut, comme ses camarades, qui ont subi des actes de tortures dans les geôles souterraines d’Itsundzuu. Quelques années après sa libération, il compose Maesha ya shipva, morceau enregistré à Studio1. La chanson vient nourrir la littérature évoquant le mercenariat dans le pays, aux côtés de Mohamed Toihiri, Aboubacar Said Salim ou encore de Djama, un groupe reggae, auteur du fameux titre Coup d’État. Il est étonnant d’ailleurs de constater que le sujet n’a pas toujours connu un traitement mérité dans le monde culturel.

En plus de constituer un chapitre entier sur les violences post-coloniales, l’épisode de Denard aux Comores relève du trauma collectif. L’étonnement est encore plus fort, lorsque, dans la même période, des cinéastes, des scénaristes, des auteurs français, ou encore des partisans de l’extrême-droite françaises, érigent des pages d’héroïsme ou presque aux mercenaires dans le pays. En 2021, Olivier Jouvray signait chez Glénat une bande dessinée sur l’homme Denard. Un objet consensuel, noyé dans le romantisme. Quatre ans plus tard, Gael Mocear, documentariste français, accédait aux archives personnelles de Bob Denard. Il en tirait un documentaire[1]. Peut-être que les Comores sont aussi concernées par ces archives, qui ont largement bénéficié aux récits du Nord. Ceux qui espèrent une parole sur les torturés d’hier, repartiront sans doute déçus. Musicien dans l’orchestre les Atomes, Jaffar a eu recours à la chanson pour témoigner de son vécu de soldat.

Assis en haut bleu, Djaffar Charif, auteur de Maesha ya shipva, en compagnie d’un membre du groupe Les Atomes.

Des mots justes qui transpirent d’une émotion sincère, dès les premières notes. Portés par des étendues harmoniques, mêlées dans une atmosphère aérienne, presque onirique. Ici tout est ouvert, à l’inverse du clos de la cellule, où le chanteur puise son récit : « Une vie difficile que celle d’Itsudzuu / On nous mis dans un trou, on nous réveillait avec des détonations / Une bête redoutable règne sur le pays / Il nous visite avec des coups dès l’aube / Mon compagnon à côté a connu les Mwasi[2] / Il dit que dans la citerne il y avait plus d’espace qu’ici», donnant ainsi un élément de comparaison avec un autre temps de terreur, histoire de se représenter l’enfer dans lequel ils s’étaient retrouvés, une fois arrêtés. Il poursuit : « On m’a enfermé avec des chaines aux poignets / Pour couchage, du ciment froid et coup sans cesse ». Peut-on résumer en une chanson des mois de tortures, de coups, de mutilations, d’électrocutions, d’affamements, de nuits sans sommeil sur un sol froid ? L’homme porte encore les marques sur son corps. Il ôte son kofia, baisse la tête pour les traces de violence subie. On y lit la cruauté. Plus tard, un de ses amis, nous confiera que c’est là la bestialité de Hoffman, un des lieutenants de Bob.

Au lendemain du 8 mars, un certain Jimmy – un Comorien de la GP – aurait découvert le véhicule de Marquès cachée sous une bâche dans le village de Buuni. L’hypothèse de la désertion est aussitôt écartée, au vu des armes trouvés à l’intérieur. On parle de mutinerie ou encore de tentative de coup d’Etat. Les mercenaires mettent la main sur Loulou et, en le travaillant au corps, tous les autres. « Ils l’ont torturé, il n’a pas supporté, il a donné quelques noms, et de là on a été arrêtés ». Djaffar est pris au rond-point de Ntsudjini, alors qu’il pensait prendre la fuite. Les mutins sont enfermés, qui, à Voidjuu, qui, à Mde, qui, à Itsundzuu, où un certain Jean Said sera même exécuté. Des personnes civiles sont également arrêtées, dont des membres du FD. Un procès se tiendra durant lequel il sera longuement question d’une tentative de coup d’État contre Abdallah. Une accusation que les mutins réfutent, assumant ouvertement la volonté d’en finir avec les affreux : « Si on avait voulu tuer Abdallah, ça aurait été plus simple, c’est nous qui assurions sa sécurité ».

Djaffar est condamné à trois ans de prison, laissant derrière lui une femme enceinte. Et comme il le dit dans la chanson, le plus difficile a été de ne plus avoir de nouvelles des proches. L’incertitude a suivi. S’adressant à son épouse : « J’ai voulu m’ôter la vie tant je souffrais / Je pensais aux enfants, aussi à toi ». Après deux ans et demi d’emprisonnement, il bénéficiera d’une grâce présidentielle. Il faut noter qu’Amnesty international s’intéressait à l’affaire, notamment aux actes de tortures. Cela aurait-il pesé sur la décision de la grâce ?

Toujours est-il que l’homme s’est réjoui de pouvoir retrouver les siens et son fils, Mufti, pour qui il a écrit la chanson. Il y manifeste d’ailleurs un recul nécessaire : « La vie vaut d’être vécu puisqu’aujourd’hui on en parle / l’histoire tel un conte que la mémoire oublie /Quand je vois Ruzuna, j’ai le sourire / Rien de plus beau qu’un enfant, le mien est un remède / Grâce à lui, je ne suis pas mort à Itsundzuu ». Cherche-t-il dans le visage de son enfant une forme de résilience ? Puisque, finalement, tout ceci n’est que récit à reléguer dans la malle des oubliés. L’affaire de 1985, qui est ce que ça intéresse ? Le pays vient de célébrer ses cinquante ans d’indépendance, aucune allusion à cet évènement n’a été faite, pas un mot pour les militants emprisonnés. La mémoire, on l’entretient, ou on la sacrifie…

                                                                                                    Fouad Ahamada Tadjiri


[1] Bob Denard, mercenaire de la république, diffusé sur France tv.

[2] Commando Mwasi ; sous le régime d’Ali Soilihi.