Vévé National un orchestre hautement politisé

Premier orchestre à se tailler un discours anticolonialiste et anti-impérialiste durant les années 1970, bénéficiant de l’assentiment du pouvoir soilihiste, avant de s’attirer sa colère. Vévé National a connu un succès notoire à Moroni, embrasant la capitale avec ses rythmes venus tout droit du continent.  

Des fragments de récits que l’on rassemble, où chacun ramène le début à une expérience différente. Ali Cheikh, l’ancien leader, remonte à la grève des lycéens en mars 1968, qui allait entrainer à l’indépendance des Comores. Alors en classe de 6eme, il suit le mouvement, attiré par la présence d’une guitare chez les maquisards. Après avoir pris quelques cours : « J’étais dans la même classe que Hassani Oubeidi [Moody blues]. On était demi-pensionnaires. Il apprenait la guitare chez Mohamed Djouss. Je lui ai demandé si je pouvais aller avec lui ». Ali quitte Moroni pour le Oichili, passant par Bahani : « le ralliement avait lieu à la Guinguette, à Itsandra, il y avait les membres des Moody Blues. Oubeidilah, Al Capone, Mahamoud Izdine, etc. », se souvient-il. C’est à la suite de cette expérience que germe l’idée de se lancer en musique.

Autre membre de Vévé, Sibord, lui, cachait à peine sa frustration quand il évoquait ses motivations. Pour le musicien, aujourd’hui décédé, c’est après s’être heurté à une porte fermée lors d’un bal que lui vint l’idée. «Le bal était animé par les Kart’s. On ne nous a pas laissés entrer, on n’était pas invités », racontait-il. Agacés, lui et ses amis barrent la route au quartier Magoudjou, alors réputé être un repaire de têtes brulées. L’action visait le pouvoir : « le Parti Vert faisait campagne à Mitsamiouli pour des élections. Mais, au retour, ils sont passés par la route de la Corniche. C’est le fils de Palmier, Serge, rentrant d’un bal à Touristique, au volant d’une 4L, qui s’est heurté violemment au barrage ». Sibord et Ali sont arrêtés. Ils écopent d’une amende de 40.000 francs : « je travaillais à la SAGC et Ali Cheikh était au collège. Le jugement s’est tenu à huis clos. Mon père avait été emprunter de l’argent chez M. de Gaillant, et le père d’Ali avait un magasin, chacun a sorti la moitié pour régler l’amande ».

Le Vévé National du temps de sa splendeur...

Palmier, De Gaillant, on nage en pleine colonie. Une fois libérés, les deux larrons décident de lancer leur groupe. Il y eut, bien sûr, ce concours à l’Al Camar qui va les pousser au-devant de la scène en 1971. Pour Songoro, Soilihi Djibaba, de son vrai nom, c’est cette compétition à l’Al Camar qui acte la naissance de Vévé : « Ali est venu nous voir, tu sais, il était plus en avance que nous, il a proposé de créer un groupe pour aller jouer, on ne se pensait pas capables, mais lui y croyait. On est arrivé en deuxième place, le public a beaucoup aimé, mais le jury (il y avait Daroueche Kassim de l’Asmumo) a dit que nous n’étions pas bien habillés ». Le protocole discret du dress code !Il s’étonne encore du fait : « Pourtant, ce n’était pas un concours de mode ». S’il ne remporte pas le premier prix, Vévé gagne quand même une petite somme qui lui permet de s’équiper. Sibord parlait aussi d’un prêt contracté par son père : « Il travaillait chez M. Lili de Gaillant, là où il y a le journal Al Watwan. C’était un colon qui vendait du mbatra[1], de la vanille et de l’ylang. Donc, ce monsieur nous a prêté 69.000 francs, et nous avons commandé nos instruments chez Scotto Music ».

L’orchestre rassemble une dizaine de jeunes. Ali Cheikh à la guitare, Sibord au sax ténor, Allaoui au sax alto, Ali Abdou (Aubert Mlanao) à la deuxième guitare, Sadji à l’accompagnement, Mze Said à la basse, Youssouf Boina à la trompette, Songoro à la batterie, Ahamada Cowboy aux percussions, avec d’autres membres comme choristes. Ils répètent chez Odette, avant de passer chez Adalo, dans le sous-quartier Aviation. Vévé se distingue très vite des formations existantes, en se taillant des costumes sur mesure. Une revanche sur leur première faiblesse : « On avait notre propre tailleur », sourit, cette fois, Songoro. Le groupe se tourne vers les musiques africaines, marquant une distance avec les influences occidentales du moment. Un choix qui va profondément jouer sur son succès auprès des foules. « Il y avait tous les groupes qui venaient ici, les Super G, Orlando, Sésé guitare, ils ont tous joué au foyer Grimaldi », raconte Ali Cheikh, évoquant, au passage, un lieu incontournable pour leurs premiers pas : « Le club de danse Ambassadeur, on allait danser là-bas tous les samedis et dimanches. On l’avait ainsi baptisé, parce que le lieu ne passait que des disques africains. Après, quand la route a été tracée, Ambassadeur est devenu un quartier ». Ensuite « les radios qu’on écoutait ici c’était la Tanzanie, etc. ».

Ceci a-t-il participé à faire s’embraser les débats ? On sait que c’est depuis la Tanzanie que le Molinaco émettait. On sait qu’Ali Cheikh s’est très tôt engagé dans les idéaux de gauche. Cela s’entend dans ses compositions, qui viennent nourrir l’identité politique du groupe. Dans son discours, Vévé exhorte le colon à quitter le pays, ce qui vaudra à ses membres plusieurs passages en cellule. « Nous étions les seuls à nous lancer dans ces idées-là », rappelle Songoro, prenant l’exemple d’une chanson comme Uhuru na kasi, qui, selon lui, n’y allait pas par quatre chemins : « On a été arrêtés plusieurs fois, puis relâchés, étant mineurs. Ali était majeur, donc il était souvent en difficulté ». En avance, le guitariste fréquente les milieux progressistes, en solo. Le reste de la bande n’y accédait pas. Songoro se souvient : « Une fois j’ai appris qu’Ali a été arrêté et se trouvait à la gendarmerie, je m’y suis rendu. En face, il voulait me dire quelque chose, mais ne pouvait pas le dire clairement. Je finis par comprendre. Il me demandait d’informer Mouzawar Abdallah qu’il avait été arrêté ». Mais Mouzawar évite Songoro, pour se tenir loin des emmerdes. « J’ai fini par le coincer, et là il m’a lâché : j’ai déjà dit à Ali de faire attention ! ».

Au temps du Vévé National.

Le groupe rencontre un tel succès, qu’il se produit à la radio, malgré le discours peu consensuel qu’il prône. Partout où jouait Vévé, la foule était au rendez-vous. Hôtel Cœlacanthe, hôtel Maloudja, où on les embauche durant tout un mois de décembre. Lors d’un show à l’Al Camar, la légion étrangère est dépêchée dans les environs pour dissuader de tout débordement. « Ali a chanté Ye mfa mna madi tsi nde ya riwua, dans un concert où il y avait toute la classe politique de gauche, les Mouzawar, les Ali Soilihi, tous ! On s’étonnait de les voir là. Ali a chanté seul pendant une heure devant une salle pleine », raconte Songoro, pour qui l’engagement politique de Vévé était hautement palpable, ce soir-là. Par ailleurs, les chansons Vévé étaient appréciées par les jeunes du msomo wa nyumeni. « On s’entendait bien avec eux, mais nous n’avions pas de rapports, nous étions des électrons libres », affirme Ali Cheikh. Vévé ne se contente pas de sa popularité, le groupe fait venir au pays un gros succès international dans une volonté de partage, à savoir l’orchestre Boma Liwanza. « C’était en mars 1975, j’étais en classe de terminale, je suis allé moi-même les chercher à Dar Es Salaam », raconte Ali Cheikh, rappelant, au passage, que l’Asmumo et les membres du Vert, donc le pouvoir, s’opposaient fermement à la venue des Zaïrois.

Ils menaçaient de refuser les visas d’entrée. « Et pourtant ils sont venus, et on les a hébergés au Topo, un bâtiment public », rigole un Ali Cheikh à la limite du défi. « Nous n’avions aucune autorisation pour prendre ce lieu que nous avions arraché[2] quelques temps avant pour y tenir nos séances de répétition ». Qu’est ce qui aurait pu pousser le Parti Vert à s’ériger contre la venue de cet orchestre ? Où l’on apprend qu’en se rendant à Dar Es Salam, Ali Cheikh a fréquenté des membres du Molinaco, notamment dans des soirées musicales. Boma Liwanza s’est produit aux Comores avec une date l’Al Camar, une à Mitsamihouli, à Fumbuni, un bal au Cœlacanthe. La tournée s’est clôturée par un grand concert gratuit au stade Baumer. Vévé prévoit par la suite une tournée autofinancée dans l’archipel en 1975. Une première date à Ngazidja, le 6 juillet. Ensuite à Mwali, le lendemain, puis à Ndzuani et à Maore. Le choix des dates relevaient-il du hasard ? « La tournée était prévue longtemps à l’avance, raconte Ali Cheikh, mais il est arrivé que l’indépendance a été proclamée le 6 juillet ». Le chanteur n’avait-il pas cette info ? « Le 6 juillet, on devait jouer à l’Al Camar. On l’a fait. Les légionnaires étaient partout, mais on n’a pas tenu compte de leur présence. Pourquoi arrêter, alors que tout était calé à l’avance, les billets avaient été achetés. On a fait notre concert et le lendemain, on est parti à Mohéli. Puis Anjouan et Mayotte ».

Dans la quatrième île, ils sont accueillis par un public hostile. « L’indépendance venait d’être proclamée, on nous avait déconseillé de nous y rendre, mais on a pris le D50 et on y est allé », se souvient, à son tour, Songoro. Ceux qui devaient les accueillir à l’aéroport ne sont pas venus : « Il y avait un monsieur de Moroni nommé Monjoli, qui habitait là-bas, il a eu l’info comme quoi Vévé était abandonné, il est venu nous chercher ». La branche du msomo wa nyumeni sur place aurait convaincu Vévé de maintenir le concert, mais ce dernier fut à l’image de l’accueil : « on nous lançait des bouteilles, des cailloux. Il y avait une telle foule qu’on se demandait comment sortir de là ». Paradoxe ! La légion étrangère s’en mêle pour assurer la protection du groupe. Le commandant les dissuade de se rendre en Grande terre, offrant au groupe de jouer pour eux dans le cercle de la légion, en échange de cette protection. Ils acceptent de rester à Pamandzi : « On savait qu’on nous demanderait de jouer du passo ou du tango, mais pas notre musique », souligne Songoro. Ils sont rejoints par les Rapaces, un groupe mahorais, avec qui ils partagent la scène. Mais les problèmes ne venaient pas que des jeunes osant crier « à bas le gouvernement fantoche d’Ahmed Abdallah ». Les membres de Vévé apprennent qu’ont les attendait à Moroni pour les foutre en prison.

Sibori et les membres du Vévé National, en pleine représentation.

« À notre retour, il ne s’est pas passé trois jours qu’Abdallah a été renversé et remplacé par Ali Soilihi », tance Ali Cheikh. Existait-il des rapports entre Vévé et Ali Soilihi, comme le soutient encore une rumeur ? On peut le croire lorsqu’on apprend que le groupe n’a jamais eu de problème avec le commando Mwasi. Qu’il pouvait se produire librement, bénéficiant, au contraire, du soutien dudit commando. Mais pas de rapport direct avec le chef de la révolution. « Ali Soilihi nous aimait par opportunisme », tranche Ali Cheikh, peu en accord avec ce qui se raconte. Le 31 décembre 1974, Vévé est le seul orchestre à animer la radio nationale. Parmi les chansons au programme, il y avait « Dr Kleruu », en lien avec le Dr Wilbert Kleruu, représentant de l’administration tanzanienne dans la région d’Iringa. Ce dernier œuvrait pour la collectivisation des terres agricoles et de la mise en commun des moyens de production (programme nommé Ujamaa). L’homme était connu pour son engagement profond dans la politique socialiste de Julius Nyerere. Il était chargé de son application dans la région du Sud-Ouest, où il a été abattu par un paysan réfractaire. « Quand le coup d’État d’Ali Soilihi a eu lieu, explique Ali Cheikh, Radio Comores passait la chanson régulièrement. Et tout le monde a cru qu’elle a été composée pour le 3 aout. Alors qu’elle date de 1974 ».

Ali Soilihi a-t-il financé ? « On ne l’a jamais vu ! », s’offusque Ali Cheikh. La convergence manifeste des idées socialistes aurait-elle entretenu ce fantasme auprès du public ? Il y eut aussi la chanson Midji mihuwu, traitant de l’exode rural dont on se souvient comme l’un des plus grands succès de Vévé, et qui ne pouvait déplaire au Mongozi. Songoro alias Djibaba nous l’interprète a capella : « midji mihuu ngayi rivurao / maesha ya mdjini ngayandzao mali / nami ntsina hazi / ngamsikitiho / ngamwono bora ni redjeyo hatru / omwiso nitsidjo hiba / Ngamredjeo hatru, nende na lime / ntsu baki hunu ntsidjo fungwa »[3]. Pour Sibord, Ali Soilihi soutenait indirectement Vévé. L’orchestre aurait bénéficié d’une collaboration avec les militaires tanzaniens venus former musicalement la fanfare nationale. « Mais plus tard, Ali Soilihi se méfiait de nous, poursuit Sibord, il cherchait à nous barrer la route. Le soutien ? C’était le comité, qui n’a jamais constitué un obstacle pour nous, au contraire, on s’entendait bien avec ses membres. Puis, on adhérait aux mêmes idées, sur la nationalisation des terres, par exemple. On croyait à ce que l’on chantait, et lui en a profité. Donc chacun y trouvait son compte. ». « On ne peut pas dire qu’il nous a aidé, intervient Ali Cheikh, alors qu’il a interdit tous les orchestres qu’il y avait ici, imposant la limite d’un groupe par localité. Ensuite, c’est lui qui nous a chassé du bâtiment du Topo, où l’on répétait ».  

Alors que Vévé devait se rendre à l’île de la Réunion, où il a été invité à se produire, le Mongozi aurait eu vent de l’affaire. « Il nous a convoqué à Mrodju, et quand on s’y est rendu il n’y était pas. Il a laissé une consigne pour nous, nous indiquant de revenir à un autre jour ». Repousser le rendez-vous à une date ultérieure venait obligatoirement compromettre le voyage prévu, selon Songoro. Pour lui, le chef de la révolution ne voyait pas d’un bon œil ce voyage. Est-ce la raison pour laquelle le groupe se retourne contre lui dans ses chansons ou y avait-il une autre raison politique ? « Ngozi djuo tsina hadisi/ Ufanyao karitsu ziwona / hubakisha maneno maruvu / Hari kayiri ufanya mbadilisho/ buwa matso uwone mbapvi »[4], chante Vévé par la suite. Les relations entre Ali Soilihi et le groupe se dégradent aussitôt, le commando Mwasi intervient à l’Al Camar et interdit manu militari à Vévé de jouer. Lors d’un concert avec les Kart’s en première partie : « Nous avons vu débarquer à peu près 15 personnes. Tous armés. Ils ont menacé de nous fusiller si on montait sur scène », déplore Songoro. « Un de nos plus grands fans, Omar Ali Wa Aboudou, de Mde, est venu nous voir dans les coulisses, nous suppliant de ne pas jouer. On a décidé d’arrêter. Et c’était la fin de Vévé ». On peut rencontrer ici et là quelques chansons du groupe, mais là encore, il n’y a pas eu d’album officiel.

Fouad Ahamada Tadjiri


[1] Noix de coco séché au soleil pour l’export.

[2] Il utilise le terme « ufakuwa », étrange résonnance avec le siyasa ya ufakuzi, d’Ali Soilihi.

[3] « Les grandes villes nous attirent / mais la vie citadine exige de l’argent / et moi je n’ai pas de travail / et cela m’attriste / je trouve mieux de rentrer chez moi / pour ne pas finir en voleur / je rentre chez moi cultiver la terre / je ne reste pas ici pour ne pas finir en prison »  

[4] « Nul besoin d’histoire, tu le sais / ce que tu entreprends, on ne le voit pas / Tu barricades derrière un discours / il est dit qu’on préfère le changement / ouvre les yeux et regarde mieux ».