L’ailleurs et ses rendez-vous manqués

Programmé lors de la 37e édition du festival Africolor, Cheikh Mc a perdu un de ses musiciens dans la nature. Après le concert qui a eu lieu le 1er décembre à Stains, Daniel, le percussionniste, aurait pris la poudre d’escampette pour rester à quai en France. Un problème qui soulève moult questions sur cette scène musicale. 

À peine la rumeur évoquant une fuite, en France, de deux accompagnateurs du gouverneur de Ngazidja s’est estompée que c’est au tour de la culture d’être frappée par ce geste, qui décrédibilise ses acteurs auprès des autorités françaises. En août déjà, les membres de KM Boy’z faisaient pareil. La nouvelle est apparue sur le facebook de Watwaniya : « Nous déplorons la fuite volontaire d’un des accompagnateurs, notre percussionniste qui n’a plus donné de nouvelle depuis ». Un « signalement a été effectué auprès des autorités compétentes ». Selon le label du Cheikh. Cet acte isolé chez Watwaniya n’est pas le premier du genre. Des artistes voient dans la possibilité de se produire en France une brèche pour migrer. Quitte à mettre en difficulté celui qui s’est engagé pour eux auprès des autorités consulaires…

Entre l’artiste et le migrant, Daniel a dû confondre les opportunités. Mais profiter d’une invitation de festival pour s’établir en France n’est pas sans conséquences. D’abord pour Cheikh Mc, garant des musiciens avec qui il effectue le déplacement. Cet acte égoïste vient renforcer la suspicion que le consulat de France à Moroni peut nourrir envers les jeunes artistes, voulant s’exporter dans l’Hexagone. Par le passé, nombreux ont vu leurs dossiers rejetés, au motif que leur volonté de retour n’était pas assez établie. Où l’on se souvient du refus opposé à l’actrice Salmador en 2022. Elle devait se rendre au Festival Panafricain de Cannes pour présenter Amani de Toiouil dans lequel elle tenait un rôle principal. Une réaction populaire s’en est suivie dans les réseaux, comme à chaque fois que cela se produit. Le dossier a finalement connu un dénouement favorable. Il y a eu Ali Zamir avant elle, Fahid le Bled’Art après. Et bien d’autres encore…  

Il peut y avoir des erreurs d’appréciation de la part du consulat, mais ce choix de s’évanouir dans la nature accentue toujours le sentiment de méfiance de la part des dites autorités _ À l’heure où l’Europe verrouille ses portes, poussée par un protectionnisme exacerbé et par une montée de l’extrême droite. En France, les professionnels des Musiques du monde continuent d’alerter sur le durcissement des conditions d’obtention de visa pour les candidats étrangers. Zone franche, ce réseau rassemblant les professionnels du secteur, tente d’apporter des solutions. Les dossiers qui bloquent sont de plus en plus nombreux. Le directeur, Sébastien Laussel, témoignait ce 13 décembre auprès de Libération de difficultés allant crescendo et qui n’épargnent pas même les célébrités.  

L’équipe de Cheikh Mc pour le festival Africolor, sans le félon Daniel : le Cheikh, Kaoral Chris aux manettes, Ikram à la guitare, Soubi au ndzendze…

Lors de son premier voyage en France, Soubi aurait été vivement conseillé par des proches de ne pas retourner au pays. Ce qui, par ailleurs, vient illustrer comment la famille, les proches, peuvent jouer un rôle dans le choix des artistes. Heureusement que l’homme au ndzendze a su rejeter cette approche en temps et en heure, préférant honorer ses engagements auprès de ses partenaires et du consulat. En 2023, l’interprète Mkaliman Fay s’est hissé finaliste du concours Nyora et a bénéficié d’un visa pour la France où s’est déroulé – paradoxe – la finale de ce raout comorien. Une fois sa prestation réalisée, le jeune chanteur a préféré rentrer au pays. Ce fut le début d’une longue série de harcèlements sur les réseaux sociaux à son encontre. On lui reprochait son absence d’intelligence. Quelle idée de revenir exercer dans un pays où ne l’attend que misère et désarroi. L’artiste a essuyé les insultes à répétition.

La notion d’eldorado est une fable répandue dans l’imaginaire collectif. Cheikh Mc lui-même l’a signalé en musique pour dire les rêves rompus et les destins brisés, à travers des titres comme Ndo Manga ou Mhadaye. Beatrad, son dernier projet, questionne cette problématique de l’exil. Baigner dedans des heures durant, entre résidence et répétition, n’a pas empêché le percussionniste Daniel de commettre ce que travaille à déconstruire Cheikh Mc. Les oripeaux de l’ailleurs ont la peau dure… Maintenant, l’autre question est de savoir si ce musicien qui a fui continuera dans le domaine de la musique ou s’il fera comme d’autres avant lui, à savoir renoncer à sa carrière pour se livrer à des exercices de tapalogie. Car on cherche surtout à migrer pour s’en sortir et non pour briller sur des scènes culturelles. Parfois, il est plus simple de finir gardien de nuit sur un chantier ou vendeur dans un Mc Do.

La plupart des musiciens qui font le choix de migrer en France renoncent à leurs carrières, faute de contact et de réseautage. Ceux qui tentent de poursuivre dans le métier peinent à dépasser le cercle de la diaspora, pourtant censément forte. Celle-ci aurrait pu servir de tremplin pour lancer des artistes, comme ce fut le cas pour le Cap-Vert, connu pour son dynamisme musical. Ce petit pays insulaire d’Afrique de l’Ouest a su offrir au monde ses sonorités-pays, devenant presque un label de qualité. Lura, Mayra Andrade, Teofilo Chantre, Tcheka partagent sur les scènes européennes leurs airs de la morna, du funanà et de coladeira. Quelle est leur recette ? Une question que les artistes comoriens pourraient se poser. De temps en temps, quelques OVNI tels que Eliasse ou Say’z redonnent un peu d’espoir, en ouvrant les portes fermées de la diffusion à l’international…    

Il y a longtemps, certains artistes essayaient d’interpeller les professionnels du secteur depuis le pays. Il y eut l’épisode connu des Découvertes RFI. Abou Chihabi et son folkomor océan pour le prix des auditeurs en 1981, Maalesh et son wasi-wasi entre Afrique et Orient au palmarès des de 1995 ou encore Mikidache génie de l’open notes lors de l’édition 1999. Entre les années 1980 et 2000, ces artistes ont eu à saisir chacun une opportunité dans leur parcours, grâce à la radio internationale. Jouer sur des scènes de références ou côtoyer des professionnels réputés leur paraissait soudain possible. Mais aucun d’entre eux n’a réussi à transformer l’essai. On a beau remonter le temps. Les meilleurs sont revenus faire du surplace, non loin du point de départ. Les quelques souvenirs qu’on en garde ici ou là témoignent d’une scène comorienne condamnée à l’entre-soi. Abou Chihab est venu s’installer à Maore, loin du métro et des clubs de jazz parisien. Maalesh est redescendu jouer pour le public select des Alliances françaises à Moroni et en Afrique de l’Est, après avoir tuoyé les plus grandes scènes. Mikidache, pareil, surnage du côté de de la Bretagne française. Le sentiment d’un plafond de verre au-dessus des têtes…

Eliasse, Goulam, Says’z, Zily. Les sons qui montent…

D’autres encore témoignent de ce rétropédalage. Feu Adina, l’homme qui fit le succès de la variété comorienne, est revenu, après son prix panafricain, un tour à Maurice, la Réunion et Madagascar, une vie pro en Afrique Australe, promouvoir le karaoke à Ngazidja et Maore. En parlant de Maore, Baco, après avoir fréquentés des noms aussi illustres que Keziah Jones et Manjul, est retourné travailler dans son coin, bien que son R’n’G, façonné avec l’aide de musiciens mauriciens, promette des surprises pour plus tard. À Nantes, les valeureux Djama et Djimbo se contentent désormais d’honorer les soirées communautaires, à la manière des mgodro tenus de Baco Ali et de sa bande. Rares sont ceux qui, comme Goulam ou Zilly, parviennent à défendre un label comorien, bien que traversé par les influences mainstream du moment. Tout se passe parfois comme si on ne savait pas y faire avec les arcanes du métier. Des noms aussi illustres que Nawal vivotent à la marge des musiques du monde. Peu de tournées, peu de signatures d’albums en bonne et due forme dans des labels pros d’ailleurs, beaucoup d’autoproductions, encore de nos jours. Un fait qui ne ment pas : des titres emblématiques tels que Komoro d’Ali Affandi n’ont même jamais été déclarés à la Sacem, bien que produit depuis Marseille. Comme si ces artistes, pourtant bien consacrés, ne savaient pas épouser les contours de leur métier, à l’époque où ils rencontraient les succès.

On se demande où sont passés des talents comme Laher et Gam Gam et autres Achimo ? Comme s’ils faisaient d’autres choix de vie, après avoir consacré tout leur temps au métier de la musique. Remonter aux années 1980 permet de saisir le contexte. À ce moment-là, la world music connaît un essor remarquable sur la scène française, bénéficiant d’un contexte culturel et politique favorable. Des artistes venus d’Afrique et d’ailleurs voient leurs noms à l’affiche. Youssou N’dour, Manu Dibango, Cheb Mami ou encore Salif Keita. La radio est un acteur important dans cette démocratisation des sonorités d’ailleurs. Des prix sont mis en place, dont le célèbre rendez-vous des Découverte-RFI, perçu comme un accélérateur de carrière. Le bassiste Richard Bona, pour exemple, a été finaliste en 1995, la même année que Maalesh. Après quoi sa carrière n’a fait que décupler : le camerounais est aujourd’hui récipiendaire d’un Victoire du Jazz en France et de trois Grammy Award aux USA. Comme si d’avoir raté la marche en France l’avait boosté aux Etats-Unis, où il a fait sa carrière aux côtés de célébrités comme Harry Belafonte, dont il est vite devenu le directeur artistique. Maalesh à Moroni n’a bénéficié que de quelques opportunités qui ont vite servi à enterrer une carrière si bien commencée, entre Moroni, Mamoudzou et la région.

En France, Zaïnaba Ahmed, autrefois connue sous le nom de La Voix d’or, a reçu les honneurs de l’académie Charles Cros. Il y avait là de quoi lui prédire une belle carrière. Surtout avec album, Chants de femmes des Comores (2004), sorti chez Buda Music, un label réputé. Mais la chanteuse n’a pas su dépasser le champ de la communauté, faisant de cette distinction une jolie parenthèse d’exception. On pourrait citer Chebli, qui a été à la tête du label qui a promu Papa Wemba, avant de signer quelques albums repérés (Hallé, Milélé na milélé) dans le circuit, puis de raccrocher les gants, sans le vouloir. Peut-être qu’en plus du talent purement artistique, il est besoin d’autres compétences alentours et surtout de vision _ de ce qui se fait de mieux dans d’autres contrées, pour s’éviter les formes d’amateurisme qui peuvent bloquer tout envol. Se préoccuper, en plus des œuvres, des étapes qui les accompagnent : de la production à la réception. Autant de travail qui demande efforts et sacrifices. Sommes-nous prêts ?

En 2022, alors qu’il s’apprêtait à monter sur la scène du festival Drôles de rues à Jonzac, pour faire la première partie de Louis Chedid, Eliasse tentait une explication sur son parcours : « ça ne suffit pas de penser à sa guitare, il faut savoir faire des mails, toquer à des portes, s’entourer et s’adapter ensuite ». L’artiste qui court les scènes européennes et du monde œuvre, à chaque concert, à séduire un public, jouant légèrement sur l’énergie de sa musique, afin de toucher le plus de monde. Le chemin est long, mais comme il le chante lui-même : qui veut aller loin ne compte pas la distance… Un exemple à suivre pour les plus jeunes. Et ceux qui, restés au pays, tentent de s’extraire du contexte d’involution que connait la scène comorienne, peinent à s’entourer de talents fiables. Le cas de Cheikh Mc qui réussit, une nouvelle fois, à s’inscrire dans l’agenda d’Africolor. Une belle victoire que son percussionniste vient entacher par sa fuite. Plus étonnant, cette saison le festival faisait honneur aux indépendances lusophones et des Comores qui marquent cinquante ans. Un symbole que Daniel a choisi d’ignorer, hélas. Les autres musiciens de Cheikh, eux, ont repris l’avion pour Moroni, où ils doivent sans doute reconstituer l’équipe avec un nouveau musicien et recommencer le travail. De quoi vous épuiser la vie d’un artiste…

Fouad Ahamada Tadjiri

Les images de l’équipe de Daniel à la percussion et de la bande à Cheikh Mc sont signées NED.