La disparition, cette semaine, de Hassane Bounou, auteur-compositeur de chansons populaires, a surpris le Moroni aswili. La vieille médina et le quartier Ifubani ont dû retentir à l’annonce de la mort de cet homme, cofondateur de l’Association musicale de Moroni (ASMUMO), ce vendredi 26 décembre. Hassane Bounou a marqué plus d’une génération.
C’est l’histoire de Poleti la délurée. Avant celle de Hassane Bounou, il y eut la Paulette à bicyclette d’Yves Montand dont tout le monde fut amoureux derrière les petits sentiers et les buissons sous le soleil. Il y eut aussi la Paulette et ses paupiettes d’Hidalgo à Barcelone, chanté par les Charlots. Mais il y eut surtout celle de Maurice Chevalier, une jeune fille, qui se livre à la prostitution, avec des airs d’innocence, sur fond d’humour et de sous-entendus.
Sauf que celle de Hassane Bounou a l’air complètement perdue pour le commun des Comoriens. Elle se dandine dans les rues, pense que son monde n’a pas de fin, lit des magazines, penchée sur le côté, pour faire ye-ye[1], sans doute. Son problème à elle, c’est qu’elle emporte tout le monde dans ses névroses de petite citadine, porte des lunettes, va à la Ginguette, sait tout du divin et de la vie. Et le conseil de l’artiste se veut sans équivoque : « À trop fréquenter Poleti, on risque de finir en culotte ».


Le notable de la capitale, le dandy artiste et son épouse. Deux époques…
Il souhaite que l’on se ligue tous contre cette femme de mauvaise vie, montée dans le Loti (le navire), qui rêve de Tahiti et qui mange de la carotte à table. Il parait que feu Mohamed Abdourahmane, grand mufti, appréciait beaucoup cette chanson, dont il vantait les mérites sur le plan de l’éducation des masses. Elle lui trouvait étrangement un cachet religieux. Ce qu’il oublie, c’est qu’elle fit les gorges chaudes de cette période de l’ASMUMO où l’on avouait volontiers son faible pour les filles à la cuisse légère.
Moroni était alors connu pour donner le la aux plus jeunes passions. La musique était le lieu de toutes les tentations. Hassane Bounou, prenant le contre-pied de la mode et des influences occidentales, pointait du doigt sur les déviances possibles d’une époque aussi délurée que Poleti, elle-même. Nous étions à la fin des années 1960, et le choix d’un cha cha cha bien remuant n’est pas anodin, à l’heure des passions et des retrouvailles à la Ginguette d’Itsandra, où finissait par curiosité tous les wasta’rabu [les sachants] du tout Moroni.
Hassane Bounou avait aussi écrit Gawni laveri, Uwade rooha, des chansons populaires. Il excellait dans les comptines de mariage pour ces dames. Il était connu pour être un soutien sûr pour les associations féminines de l’époque. De lui, Dini Nassur dit qu’il était « un artiste distingué », à l’origine d’un patrimoine porté « par une sensibilité sincère et une élégance musicale naturelle ». Les enfants du CCLB l’ont fait revivre, il y a quelques années déjà, en reprenant sa Poleti sur les scènes de Moroni et de Paris. Les meilleurs hommages se vivent en ce monde, et non au cimetière.

Le pédagogue, inventeur d’un génération de steno-dactylos…
Dini Nassur se souvient également : « Lors d’une mission de médiation africaine, au cours d’un dîner à Mdrojuu, Hassane Bounou interpréta la célèbre chanson Moroni mdji udjisao(Moroni, une belle ville). L’émotion fut telle que la cheffe de la délégation, Mme Nkosazana Dlamini-Zuma, alors ministre sud-africaine des Affaires étrangères, me demanda personnellement de lui écrire les paroles de cette chanson. Ce soir-là, Hassane Bounou fit rayonner Moroni, bien au-delà de ses rivages ». Les grands artistes ne meurent pas, même si un jour l’Unique les ramène à lui. Hassane Bounou est parti discrètement, cette semaine, après une nuit agitée qui l’a fait admettre à El-Maaruf.
Peu de fans savaient son parcours. Son passage à Mrodju comme chef de cabinet de l’autorité de l’île de Ngazidja, du temps des îles autonomes _ mdjidjengo. Il avait été proche de l’ancien ministre Ali Mroudjae. Dini Nassur se veut prolixe à son égard : « Sa parole apaisait, son attitude rassemblait. On l’écoutait parce qu’il parlait juste, et on lui faisait confiance parce qu’il incarnait la droiture. À ses six enfants, il laisse un héritage immense : non pas seulement des souvenirs, mais une richesse en patrimoine humain, faite de relations, de valeurs, de dignité et de bienveillance. Un trésor à s’approprier, à faire vivre et à transmettre ». Il le voyait en homme accompli : « Un homme debout ».
Ce que l’on sait moins, c’est qu’il avait été un pédagogue de renom. Formé à Madagascar et en France, il a été la cheville ouvrière du CRFOP, chargé de transmettre les secrets de la sténo à près de 70% des dactylos de l’ancienne fonction publique comorienne. Partir à 78 ans, en laissant cette impression d’avoir mené à bien sa barque mérite que l’on s’y attarde. Si ce n’est la nation, ce sont ses disciples qui se souviennent de sa rigueur, de son sens du service public. « Dans les couloirs de l’État, il fut un commis remarquable, occupant des postes clés avec loyauté et efficacité (…) À chaque responsabilité, il a laissé l’image d’un homme fiable, posé, respecté » souligne Dini Nassur, qui semble l’avoir bien connu. La ville de Moroni, qu’il aimait bien, lui a rendu hommage, l’État, oublieux, un peu moins. Mais n’est-ce pas le sort réservé aux artistes de ce pays, d’être oublié dans leur capacité à porter l’espérance ?
Soeuf Elbadawi
[1] Péjoratif à l’origine, le terme devait dénoncer l’inanité d’une « sous-culture » jeune, vidée de sens. Il fut très rapidement repris et récupéré par les acteurs du mouvement qu’il entendait dénoncer.