Préambule de fin

On nous parle de pauvreté, sans cesse. On explique nos malheurs avec. On oublie surtout de dire que la pauvreté a toujours été de ce pays. Elle n’a pas empêché les gens d’y cultiver une forme d’utopie, celle du groupe, du shungu. Ceux qui nous ont précédé étaient pauvres, mais ils savaient vivre avec le manque, en imaginant des manières d’être ensemble, des manières de solidarité, des manières de partage. Pvwaka ubinadamu na shungu. C’est comme ça qu’on le dit, en notre langue. Mais ce qui arrive, aujourd’hui, nous perturbe, dans le sens où nous acceptons de démolir ce qui rassemblait dans la douleur d’une terre, afin de nous enfoncer dans un état de dépérissement collectif, au travers duquel l’individu pense trouver son bonheur dans le déni de l’autre. Son voisin, le cousin, son semblable.

Rien d’étonnant, à cela ! Cette loi est d’époque. Le marché a étendu son emprise sur nos terres. Il abuse de nos limites. Le profit et l’égoïsme nous déchirent l’esprit, jusque dans l’intime. J’hésite à nommer ce qui ressemble désormais à une crise profonde. Je ne veux pas être confondu avec le premier prêche politique venu. Il est une misère morale qui nous atteint en plein cœur, qui ne se réduit pas aux principes d’une économie d’archipel. Et je ne suis pas nostalgique du passé, loin de là. Je ne suis pas en train de dire que c’était mieux avant. Je n’envie pas mes aïeuls, qui n’avaient pas les réponses dont nous disposons, actuellement, face à l’adversité. Il y a une intelligence, qui nous est offerte, et qui n’existait pas, en leur temps. Je ne les jalouse pas. Je sais juste que nous sommes issus d’une histoire d’hommes sans qualité, des pirates, des fuyards, des paumés, des bras cassés, des esclaves, galériens, de pauvres hères, qui se sont retrouvés dans cet archipel, comme en un carrefour des possibles, un jour.

Imaginer que l’on puisse balayer ce possible ou brader ce qui résonne comme un idéal de vie, en ramenant le génie de ce peuple, inventé de toutes pièces, avec trois fois rien, des traces d’une histoire originelle, un bout de Yémen, des airs de Shiraz, du bantu dans tous les sens, de l’Inde et des odeurs d’épices , l’Europe et ses obsessions à nos portes, imaginer que l’on puisse, ne serait-ce qu’un seul instant, brader ce legs contre une intrigue de marché à sens unique ou en échange d’un sauve-qui-peut généralisé, où le plus fort gagnerait sur les consciences alentour, où s’en sortir deviendrait un leitmotiv d’écrasement d’autrui sans égards, où l’indifférence passerait pour une sainte loi de survie, j’avoue que cela me pose un sérieux problème. Et je ne crois pas du tout à l’idée que nous serions ainsi devenus, parce que pauvres et démunis, dans un monde de spéculation boursière et de realpolitik cynique.

Nos ancêtres l’étaient, pauvres et démunis. Pourtant, Dieu sait comme ils se sont distingués contre la lave autour. Avec bravoure. Mais peut-être sommes-nous devenus falots ou ballots, à force de subir l’arrogance d’une puissance tutélaire, qui a besoin de défaire ce qui est pour asseoir ses intérêts. Et encore ceci n’explique pas tout. Car nous pourrions, et nous aurions pu, tous, nous battre, pour tenir debout, dans la dignité d’un peuple, dont la genèse, qui remonte à 3.000 avant J.C, nous dépasse, reste une énigme, totale. Nous aurions pu éviter de sombrer dans ce déni de nous-mêmes, vers lequel nous emportent les vents du Nord, qui, eux, sont favorables aux mauvaises fables de maître et d’esclave. Quelques-uns ont essayé de résister, malgré un destin fragile. On y a vu de la folie…

Ainsi, de ceux qui prennent le kwasa, d’Anjouan à Mayotte depuis 1995, défiant radars et frégates militaires, lois et fatwas de l’Etat français, nous ramenant, chaque jour, à une humanité qui tient debout, malgré tout. Résister à l’anéantissement est presque un sacerdoce pour ces ombres en mouvement. D’autres avant eux l’ont aussi fait, avec sincérité, souvent. Le Mongozi de la révolution et sa course suicidaire vers l’équation d’une nation à bâtir. Nos jeunes migrants des années 1950-60 sur les ports de Marseille et de Dunkerque. Ils avaient foi en un lendemain meilleur pour toute une communauté de vie en attente. Ils partaient pour mieux revenir. Masimu na Mtsala, et leur compère Patiara, anti-héros d’une époque coloniale si peu reluisante pour nos élites dirigeantes, ou encore, Kari, l’insurgé du Hambou, enfonçant sa fougueuse sagaie dans la poitrine de Léon Humblot, un envahisseur.

Nous ignorons trop souvent ces faits et gestes ou bien nous feignons de l’oublier. Ces hommes-debout ont été ou se retrouvent seuls à croire en leur récit. D’où ce sentiment de tragédie qui plane en permanence sur les gardiens d’une mémoire encerclée, celle d’une terre, si peu ingrate envers l’étranger, mais si peu amène envers nous. Sans doute qu’il nous faut repenser nos modes d’action, tous autant que nous sommes. La nécessité de tendre la main à l’autre, d’où qu’il vienne, pour faire renaître un peuple de la cendre de nos volcans exige que l’on maintienne l’espérance en ces îles. Si tant est que nous voulions réinvestir le corps d’un pays, sa chair, son souffle, sa lune…

 Soeuf Elbadawi, artiste et auteur.