Salon du livre et autres carences en perspective

Tribune du poète cardiologue Anssoufouddine Mohamed, autour du salon du livre organisé en mars prochain, à l’initiative des autorités culturelles françaises. Salon, aujourd’hui revendiqué par des acteurs locaux (à l’exception d’un ou deux), qui n’ont quasi jamais œuvré en faveur du livre dans le pays.

Qu’il ne soit pas question de polémique ici, ni d’inimitié gratuite ou, pire encore, de positionnement clanique. Les questions interrogeant notre présence au monde sous ce ciel comorien, souvent, sont réduites à d’aussi sombres schémas.

Prendre parole en ces temps d’imposture nous paraît juste et nécessaire. Le salon du livre à l’affiche au mois de mars vient s’en prendre à l’estime que nous avions de nous-mêmes, remettre en question nos désirs profonds de liberté intellectuelle, nier jusqu’à nos capacités d’action en matière d’action culturelle. C’est la mort dans l’âme que nous déplorons l’émergence d’un tel projet sous la forme d’un pur simulacre.

En théorie, on ne devrait pas s’opposer au premier salon du livre du pays, lorsqu’on est Comorien, qu’on aime les livres, qu’on les défend généreusement dans les écoles et qu’on falakate[1] des rêves et des clubs de lecture, nourrissant le secret espoir de voir la littérature comorienne s’enraciner un jour dans les quartiers populaires. Mais n’est-ce pas une manière d’oublier les problèmes que cette entreprise singulière soulève ?

Nous avons des auteurs. Cela ne souffre d’aucun doute ! Mais il ne suffit pas de publier quelques livres pour habiter l’espace, épouser ses contours, générer une économie et se faire consacrer. Non ! Car cet état inespéré du livre aux Comores suppose que des mains valeureuses butinent et peinent quotidiennement en faveur de l’écrit, loin derrière les affiches de salons ou de festivals, dont le seul intérêt se trouve dans le fait de prendre la pause de l’intello ou de l’artiste de service dans nos îles. Rien à voir avec le métier de servir le livre, qui, lui, ne s’exerce qu’au travers d’autres dynamiques.

Ainsi, de celle menée par ces auteurs, rares, qui colportent, à défaut de compter sur un réseau de diffusion organisé, leurs œuvres d’une porte à l’autre, afin de les revendre aux amis et aux cousins. Des auteurs qui se cotisent pour soutenir la publication d’un compatriote, qui sollicitent les bonnes volontés pour doter des classes en ouvrages de littérature comorienne, qui concoctent des affiches et des flyers pour assurer la promotion de leurs livres ou de ceux de leurs frères en écriture… Ils ne sont pas si nombreux. La majeure partie de leurs camarades se soucient peu du bouillonnement littéraire de cet espace et n’agissent au final que pour tirer gloriole de leur petite image d’écrivain.

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L’entrée de la Bouquinerie d’Anjouan, un des rares à faire son métier de libraire et à défendre le livre, sinon le seul, dans la partie non occupée de l’archipel.

Ainsi, de celle des libraires, qui, telle la Bouquinerie d’Anjouan, se démènent jour et nuit, sautent sur chaque titre comorien qui sort, guettent bateaux et avions au prix lourd du fret, font venir des bouquins, qui, pour la plupart, resteront en rayons, durant des années, sans lecteurs, car victimes d’une taxation douanière indifférente à la poétique livresque. Le seul marché sur lequel la Bouquinerie d’Anjouan par exemple se fonde pour suppléer la mévente des œuvres littéraires, est celui des manuels scolaires. Or, même cette possibilité est aujourd’hui compromise par des imprimeurs de la place, qui reproduisent outrancièrement les manuels, en dépit du droit. Comores informatique Services – le cas le plus flagrant – s’en est pris récemment à la Bouquinerie, qui l’accuse de contrefaçon au détriment du citoyen, sans que les organisateurs de ce salon dédié au livre ne s’y intéressent.

Livrée à elle seule, sans aucune solidarité exprimée, de la part des éditeurs comoriens, de ses collègues libraires, encore moins des auteurs (en dehors de l’article de Soeuf Elbadawi, sur ce site), la Bouquinerie d’Anjouan, récemment, s’est vue menacer d’une amende de 4.000 euros, pour avoir porté plainte contre un acteur économique mettant en péril la chaîne du livre. Retournement de situation inexplicable. L’affaire suit son cours. Par le passé, ce sont des œuvres au programme, Le Bal des mercenaires de Aboubacar Saïd Salim, Esprit d’Anthologie et Nouvelles écritures, recueils collectifs, qui ont été victimes de ces pratiques. Va-t-on organiser s’inquiéter de ces problèmes au Salon du livre ou va-t-on simplement faire salon, en restant complètement détaché de ces réalités ?

A l’inverse de la Bouquinerie, qui a cru devoir défendre le livre, les autres libraires de la place se contentent de tirer leurs plus gros bénéfices de la papeterie et ne s’inquiètent guère de perdre ce micro marché, d’autant que les écoles elles-mêmes se sont mises (dans le privé) à faire commerce du livre. Il y a quelques années déjà qu’elles se substituent aux professionnels du secteur, dans l’espoir d’en tirer un profit supplémentaire, eu égard à leurs cahiers de charges. Mais que peut-on attendre de libraires qui encouragent les éditeurs et même les auteurs à accepter le dépôt-vente en magasins de leurs productions, pour ne pas avoir à les acheter ! La question est inévitable, bien que déroutante, pour qui ne connaît pas la situation. A quoi se rapporte ce salon, puisque ses acteurs (à l’exception d’un Komedit) n’ont quasi jamais rien tenté en faveur du livre auparavant ?

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L’intérieur de la Bouquinerie d’Anjouan.

Nous pourrions parler des Bibliothèques. Les mieux dotées du pays – celles des Alliances Françaises et des CLAC[2] – ne se sont jamais souciées de faire exister, ni un circuit, ni une économie du livre. Elles commandent leurs livres de l’étranger, ignorant les librairies de la place. Les bibliothèques communautaires, fondées sur des questions d’ordre humanitaire, se spécialisent dans la récupération de livres scolaires périmés depuis l’Europe. Seuls quelques idéalistes, qu’Isabelle Mohamed de la Bouquinerie d’Anjouan traite de fous, visitent régulièrement ces librairies, achètent des livres de fiction pour les partagent avec des plus jeunes, tentent cahin-caha de faire vivre les textes comoriens dans un océan d’indifférence. D’où cette autre question : de quels livres portés par cet espace va-t-on vraiment parler au cours de ce salon ? Que l’on nous dise…

Une initiative sous tutelle

Que l’on s’entende bien ! Dans cet archipel où la littérature écrite d’expression française célèbre à peine sa trente troisième année, nous ne rêvons pas seulement d’un simple événement circonstanciel, sans portée symbolique, dédié au livre. Ce serait insulter notre passion pour la littérature, notre intérêt pour l’imaginaire d’un pays, et, partant, notre attachements aux valeurs qui nous fondent.

Nous parlons quand même d’un projet, dont l’initiative nous est étrangère. Le premier salon du livre aux Comores est un projet issu des bureaux de la Coopération Française. Nous sommes donc en droit de questionner la responsabilité d’acteurs locaux, dont la seule aptitude consiste à faire leur ce qui est fortement suggéré ou imposé par le partenaire français. De quoi remettre en cause l’idée que l’on souhaite se faire de notre vivre en archipel des lettres. En dehors de quelques expériences singulières (Kalam, Pohori, Djando la Wandzishi), les tentatives endogènes d’être ensemble, au sens fort du terme, ont avorté dans le domaine culturel, durant ces dix dernières années. Et là, comme par magie, ça fonctionne, parce que l’idée ne vient pas de nous. Il fut un temps où la France nous colonisait pour taire nos querelles. Une fable, bien sûr…

Dès que l’initiative est endogène, plus personne ne prête attention à son frère. C’est bien une conséquence de l’initiative sous tutelle. Elle n’est pas dénuée de fantasme et de pathogénie du comportement.

Nous ne savons plus nous aimer.

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Aboubacar Saïd Salim, doyen des lettres comoriennes d’expression française, longtemps activiste pour la cause du livre aux Comores.

Ce projet découle d’une première idée avancée par une attachée culturelle de l’Ambassade de France. Elle voulait rassembler les auteurs, les structurer, les aider. C’est après que le concept de « Salon » a séduit un petit cercle d’écrivains comoriens, désireux de figurer à l’affiche, sans avoir à payer de leurs deniers. Mensonge ? Il faudrait qu’ils nous expliquent pourquoi les propositions défendant le livre dans le pays (Kalam, Pohori, Djando la Wandzishi, pour ne citer que ceux-là) ne les ont jamais interpellés, avant cette date. Il faudrait qu’il nous expliquent pourquoi les propositions de l’écrivain Aboubacar Said Salim, au sujet d’un salon des libraires, ne les ont jamais intéressés. Son message a pourtant longtemps circulé sur le net. Nul n’est prophète en son pays, mais il ne faut peut-être pas exagérer.

Il y a une anecdote amusante, relative à l’un des protagonistes de ce fameux salon. Invité à défendre son travail d’écriture, avec trois autres auteurs, lors un événement organisé au foyer culturel de Ntsudjini, il reste accroché à son téléphone, tout au long de la rencontre, et finit par s’éclipser en encourageant ses pairs à parler à sa place ! Cet auteur, je l’ai rencontré à Mutsamudu, où il était convié, comme moi, aux 20 ans de la Bouquinerie d’Anjouan, une des rares initiatives, alternatives, indépendantes, souveraines, portées par des auteurs locaux, en faveur du livre, dans l’archipel. Y étaient présents des auteurs venus des quatre coins de l’Archipel, du Congo, de Haïti, de France, avec au programme des conférences, des lectures, des ateliers. Il donc a fait le déplacement depuis Moroni, a assisté à la soirée d’ouverture, mais plus personne parmi les organisateurs ne l’a revu ensuite, durant toute la semaine qu’a duré l’événement. Dire qu’il est devenu un impromptu défenseur du livre, à l’occasion du salon de mars me laisse perplexe.

Au nombre des impostures, il y a aussi cette histoire des accords de Florence. Pendant des années, ces accords ont été l’affaire de quelques activistes non patentés, dont Aboubacar Said Salim, Oluren Fekre, Soeuf Elbadawi et Hassane Ahmed Halidi, furent parmi les derniers à y voir une promotion d’intérêt général. D’ailleurs, le Muzdalifa House leur a consacré une bâche entière dans une exposition sur la littérature comorienne. Il est possible qu’un épisode m’échappe, mais de voir certains auteurs, qui, hier, se montraient totalement indifférents à la question, brandir ces accords à l’occasion de ce salon, me laisse songeur. Je me garderai bien de dire que ce regain d’intérêt est juste motivé par l’effet « salon ».

Ce que je sais, c’est que la représentante de la coopération française, à défaut de réussir à enrégimenter les écrivains, a fini par se rabattre sur l’organisation de ce salon et par nous acculer à ce questionnement. Nous avons du mal à digérer le fait que des écrivains, poètes et intellectuels, à la mission avant-gardiste dans une telle société, se laissent tranquillement enrôler, tels des enfants de troupes, dans quelques spectacles de salon, qui permettent à une autorité étrangère de jouer de son soft power (diplomatie d’influence), comme si elle était en terrain conquis.

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C’est connu : la mise sous tutelle de l’initiative est le premier chantier sur lequel œuvre le colon. Il travaille au corps l’être et son âme, le ronge, l’évide et le prépare au bourrage de crâne. Pour le rendre incapable de décider et d’entreprendre. Il est question de pure infantilisation. Parlant de ce salon, de sa genèse à son organisation, le manque d’initiative local semble total. Les jeux de posture et d’imposture, stupéfiants. Les ruses de dissimulation de la parodie, burlesques. Il est lamentable de voir, à ce propos, comment les Comoriens, pourtant conscients de ne pas être les moteurs de l’événement, sont en train de se démener dans des scenarii et autres jeux de rôles déplorables, afin de se conformer aux souhaits du véritable initiateur. Semant le trouble entre les lieux connotés français et ceux véhiculant l’imaginaire national, la partie comorienne croit pouvoir donner l’illusion d’avoir le contrôle de l’événement.

Pour la gouverne de ceux qui ne connaissent pas ce qui se passe aux Comores, il faut juste savoir que si en certains lieux, les Instituts français et autres Alliances françaises se sont affranchis de leur hégémonie de départ et se sont ouverts aux esprits forts, aux artistes et aux intellectuels insoumis, aux Comores les Alliances affichent clairement le parti pris de leur idéologie politico-coloniale[3].

Il est aussi pitoyable de voir comment des espaces intellectuels comme l’Université des Comores se retrouvent embarqués dans cette aventure, sans avoir le droit de discuter du mode de fonctionnement. Les petits pantins du départ, enrôlés dans ce projet par l’Ambassade de France, ont à leur tour entrainé, pour le décor, certaines icônes de la culture comorienne, contribuant à la mise au pas de toute l’intelligentsia d’un pays. A voir les postures et les impostures des uns et des autres, nous comprenons mieux la carence de volonté, qui affecte la scène culturelle comorienne depuis la fin des années 1980.

Anssoufouddine Mohamed, poète et cardiologue.

[1] Au sens de “bricoler”.
[2] Centre de Lecture et d’Animation Culturelle.
[3] L’Alliance française à Moroni : guichet unique pour la création », in Africultures n° 83 sur les indépendances africaines.
Un salon du livre pour quoi faire, dites-nous?, tribune de la libraire Isabelle Mohamed, de la Bouquinerie d’Anjouan.
Des livres et des joutes, tribune du poète et homme de théâtre Soeuf Elbadawi.
Contrefaçons de livres au tribunal de l’Union, sur l’affaire Bouquinerie d’Anjouan-Comores Informatique Services.