Banquet pour la Martinique

Une poétique du vivre-ensemble dans les ruines de l’impératrice. Un banquet du shungu, sur ce qui rassemble et maintient debout les hommes, au pays de Césaire, Fanon et Glissant. Un cri brandi par des voix citoyennes. Sous la direction de Soeuf Elbadawi.

Un banquet du shungu aux Trois-Îlets. Au lieu-dit de la Pagerie. Là où est née Joséphine de Beauharnais, première épouse de Bonaparte et future impératrice. Celle qu’on surnommait la « belle créole » est connue pour avoir encouragé au rétablissement de l’esclavage, entre autres choses. De nos jours, l’habitation de la Pagerie est devenue un lieu muséal, où l’histoire du pays se vit à rebours. A la fois lieu pour touristes en vadrouille et espace d’interrogations d’une mémoire tenue, enchaînée. Les ombres et les corps de centaines d’esclaves y rôdent la nuit, négociant encore leur passage dans l’outre-monde, entre lianes et traces.

Alfred Fantone, Laure Etile Mauvoix, Joel Sorrente, Sonia Robertson, Christophe Cazalis.

C’est ici que Tropiques-Atrium, scène nationale de la Martinique, a choisi de restituer l’expérience d’une parole de résistance, tissée à plusieurs voix. Un banquet du shungu, tradition comorienne détournée par Soeuf Elbadawi, auteur et artiste, qui, depuis janvier dernier, est venue initier une conversation, auprès d’une dizaine de citoyens martiniquais. Sur ce qui fait encore lien autour d’eux. Sur ce qui rassemble et maintient encore debout. Dans cette île, où février 2009 a vu fleurir le cri d’un peuple aux aguets, à l’instar de la Guadeloupe de Domota. Aux Comores, le shungu a longtemps servi de socle aux héritiers d’une histoire, qui a vu des des milliers de réfugiés réapprendre, des siècles durant, la nécessité du « nous », sur des rives hostiles, sans succomber aux charmes de l’exclusion.

Fabrice Makandja Theodose, le public et Dédé Duguet.

Aux Comores, l’étranger a toujours vu le cercle s’élargir et se reconstituer, au gré de ses humeurs, et de sa complexité. En débarquant, lui, qui rappelle le destin de tous ceux qui l’ont précédé, reçoit le statut du « mdjeni ». Un invité de marque. Dans un monde où le repli gagne, le principe du shungu, ce cercle, qui, sans cesse, se redéfinit dans la fragilité et l’incertitude de la relation, demeure une utopie valant son pesant. Soeuf Elbadawi, qui avait, un temps, imaginé la possibilité d’une communauté d’artistes, fondée sur les lois du shungu (don et contre-don), avec la parution d’un livre commis à huit (Shungu, un festin de lettres)[1], a souhaité explorer les limites de cette expérience, sous la forme d’une fiction citoyenne, au sein de laquelle des êtres de chair, de sang et d’esprit, questionnent le vivre-ensemble. C’est ce qui donne vie à ce fameux « banquet du shungu »…

Eliane Barba, Liliane Chatony et Esther Eloidin.

Une performance à fratrie recomposée, au sein de laquelle les uns et les autres dressent un récit de l’en commun, avec la volonté de retrouver une parcelle d’humanité, partout annoncée comme anéantie. L’an dernier, ce sont des élèves du collège Gaucelm Faidit à Uzerche, qui, avec la complicité de Catherine Mournetas, leur enseignante de français, ont cheminé aux côtés de Soeuf Elbadawi et de ses amis, « poètes errants », pour la première édition la dite performance. Ces errants – des professionnels de la parole – avaient pour noms Jérôme Richer, Marie-Charlotte Biais, Zaïnaba. Le premier est dramaturge suisse, la seconde comédienne française, la troisième chanteuse comorienne. Ils étaient là pour servir le récit des shunguïstes, et non pour se mettre à l’avant-scène. Manière d’inverser la mécanique, qui veut que ce soit l’artiste qui parle au nom de tous, dans les projets participatifs. Ici, l’artiste devient instrument, et les shunguïstes passent devant. Déroulent le fil de leur parole. Et le récit de ces jeunes collégiens portait sur les migrants, et sur la difficulté d’une relation. Avec l’Autre, l’étranger. Les textes, écrits à cette occasion, résonnent encore aujourd’hui, sur les murs d’une ancienne usine de papeterie réhabilitée que la mairie de la ville avait mise à disposition. Impliquant 80 convives, leur banquet du shungu y avait pris les formes déambulatoires d’un spectacle intime.

Mati 14

En janvier de cette année, Soeuf Elbadawi, répondant à une invitation de Hassan Kouyaté, directeur de Tropiques-Atrium, dans le cadre d’une action sur le territoire, a proposé à une dizaine de citoyens, rencontrés à Fort de France (grâce à Marcelle Pennont) de partir en quête du « nous ». Certains ont voulu s’arrêter sur les effets de la grève de 2009. Puis les mots ont défilé. Et la mémoire et l’humanité ont suivi. Ces hommes et ces femmes ont appris à s’écouter, en se souvenant d’une époque, où il était encore possible de veiller sur son voisin. C’était bien avant que la modernité ne vienne grever la relation, en acculant l’individu à une position consumériste, réduisant le champ d’action citoyenne à une position victimaire, écrasant les utopies et les rêves de transformation sociale. Pour cette fois, les « poètes errants », aux côtés de Jérôme Richer, se nommaient Dénètem Touam Bona, philosophe et anthropologue franco-centrafricain, Fabrice Théodose, slameur et journaliste martiniquais, Alfred Fantone, chanteur et percussionniste également martiniquais.

Mati 12

Un beau banquet, fait de mots et de maux, en ce soir du 11 mars 2017. Sous une pluie fine, convives et shunguïstes ont devisé en « spect / ateurs » sur ce qui ronge ou divise en Martinique. La veille, la Pagerie, prise au jeu, voyait les techniciens de l’Atrium allaient et venir sur le site, au nom de la forme à inventer, pour faire entendre cette parole. One shot ! Une répétition à ciel couvert ! Jérôme Richer, dirigeant la lecture d’un groupe de diseuses, sous le carbet. Dénètem Touam Bona, ruminant des bouts de phrase, sur l’exclusion et le mépris de race, dans les bois. Fabrice Makandja Théodose, évoquant la grève contre la pwofitasyon, sur le terre-plein. Alfred Fantone, récitant du Monchoachi, dans les ruines. Il y avait là Eliane Barba, Catherina Salondy, Esther Eloidin, Liliane Chatony, Sonia Roberston, Laure Etile Mauvoix, Christophe Cazalis, Marcelle Pennont, Joël Sorrente, Dédé Duguet. Viendront les rejoindre, le lendemain, Cédric, du même nom, et Manuela Yung-Hing, la directrice du lieu. Et la météo, capricieuse, en cette période de carême, n’y pourra rien changer. Le récit prit corps, doucement, tranquillement, diront les convives. Entre djinns surgis de l’ailleurs et petits anges du Sud, le cercle se fit grand. Un pur moment d’espérance. Au rythme du cahon et de la flûte d’un voyageur des mornes. Lisid an mitan chimen an, lisait-on sur une carte. Une poétique du vivre-ensemble dans les ruines de l’impératrice…

Ishmaël Rivière

Le récit du banquet de la Pagerie paraîtra en septembre 2017, aux éditions Bilk & Soul, en même temps que celui d’Uzerche.
[1] Editions Komedit. Avec les québécois Marcelle Dubois et Marc-Antoine Cyr, les suisses Marie Fourquet et Julie Gilbert, les congolais Bibish Marie-Louise Mumbu et Papy Maurice Mwiti, le malgache Raharimanana et lui-même.