Jamais la scène culturelle de la capitale n’a été aussi occupée. Ecrivains, comédiens, plasticiens, chanteurs et intellectuels s’y bousculent. Les « projets » sont légion, bien que n’ayant que très peu d’impact sur le réel, le plus souvent. Pour beaucoup, un même rêve : survivre.
De la culture et du réel à Moroni. Décalage trouble. Impression de deux mondes qui s’évitent. Dans un pays où le fait culturel répondait à une nécessité de vie, traditionnellement. Artistes, poètes et intellectuels vont, désormais, d’autres chemins. Ils sont surtout rares à s’interroger sur le sens des lendemains qui chantent. Au service de quoi ou de qui se construit la pensée en mouvement sur cette scène ? Nos esprits et nos talents premiers se laissent, bien souvent, happer par d’autres logiques.
Où l’on se rappelle que dans une de ses chansons, Yadjaya, Maalesh résume cette situation, avec l’humour qu’on lui connait : « al-auwal mbahindru ya hula ». Le manger, d’abord. Remplir sa panse passe avant les questions d’intérêt général. Et pour la plupart des acteurs de cette scène, la culture cesse d’être le lieu de la réflexion et de l’agir. Elle devient juste un endroit de survie, où l’on tire de quoi subsister. Un cachet, un visa, une tournée. Comme par ricochet avec Maalesh, son ex mentor, l’artiste Eliasse, constate : « Ngapvo ndzaya ». La fin contraint à l’indignité.
Rentré à Moroni, après un long séjour à Mayotte, Eliasse a rejoint, un temps, l’équipe du CCAC[1], avant de s’éclipser. Plein de bonne volonté, il souhaitait accompagner de jeunes musiciens sur le chemin de la professionnalisation. Mais il s’est vite heurté à l’égo de ses collègues et au clientélisme ambiant, sources de l’inopérance des actions menées, de la stérilité des projets en cours de développement. L’artiste est reparti, aussitôt arrivé. Un peu comme pour éviter d’assister aux querelles et aux polémiques, opposant des jeunes artistes aux dirigeants du centre. Ces derniers sont accusés, par des membres du collectif Art de la Plume notamment, de détourner l’esprit du projet, pour l’assouvir à des fins personnelles.
Le CCAC, dont la naissance a généré plus que de l’enthousiasme dans le microcosme, génère du questionnement, quant à son rôle, d’autant qu’il n’a jamais été évalué depuis sa création, dans aucune de ses actions. Il apparaît pourtant comme le premier espace dédié aux arts, dont l’Etat s’est fait le promoteur. Le site de Mavuna, où siège le CCAC, a été attribué par l’Etat, à la suite d’une expropriation. En retour, il devait symboliser le renouveau culturel national. Ce qu’il ne parvient pas toujours à faire, bien que bénéficiant de quelques subsides provenant du SCAC[2], grâce aux accords de coopération signés entre l’Etat français et l’Etat comorien. Le président du lieu, Soumette Ahmed, valorise néanmoins l’apport français, au détriment du local. Pourquoi ? Un questionnaire, dressé à ce sujet par nos soins, n’a jamais obtenu de réponse. Derrière ce silence se cachent probablement les mêmes raisons que celles précédant tout débat sur l’action culturelle menée par la France aux Comores.
Actuellement, le seul espace accueillant des créations, dans des domaines tels que le spectacle vivant, reste l’Alliance française. Et les artistes évitent de ferrailler, dès lors qu’il s’agit d’interroger le rôle et l’influence de cette coopération, dans la production de contenus, localement. Peut-être est-ce la même raison, qui fait aussi se taire les intellectuels, lorsqu’une compagne de l’ambassadeur de France à Moroni est partie, il y a moins de quatre ans, piller le disque dur du CNDRS[3], sous prétexte d’être l’un des principaux bailleurs de cette institution. Les acteurs de cette scène culturelle ont du mal à négocier à cette relation, tout comme ils ont du mal à défendre leur indépendance. On ne discute pas de l’emprise de la main qui donne. La France paie (combien ? des miettes ? beaucoup ?) pour que les artistes et les intellectuels locaux se taisent. Ailleurs, cela s’appelle de la diplomatie d’influence…
Et pas question de semer la suspicion ici ! Nous essayons juste de préciser un phénomène. Dans un pays où s’exprimer sur le réel revient à parfois discuter des rapports néocoloniaux, les acteurs culturels évitent globalement les questions qui fâchent. La politique en fait largement partie. Ainsi, de l’avis de cet artiste, qui, hier, incarnait l’engagement, en nourrissant par ses chansons l’imaginaire de dignité et de patriotisme : Abou Chihabi. Au micro de Kwezi Tv[4], dans 100% Mayotte, le père du folkomorocéan, dans un excès de déni [de ce qu’il a été à l’époque soilihiste], déclare, la main sur le cœur, qu’il faut laisser « la politique aux politiciens ». Quid de la responsabilité de l’artiste ou du poète face au sort d’un pays ? Les hommes de culture ne seraient-ils pas des citoyens impliqués comme les autres ? Evoluer sur la scène à Mayotte comme Abou suppose que l’on fasse l’impasse sur certains sujets. Mais est-ce si différent à Moroni ?
En réalité, nombreux sont les artistes qui se laissent récupérer par des logiques, qui, le plus souvent, ne proposent qu’une vision tronquée, voire décalée, de la réalité. Par souci d’évitement. Peut-être que cela explique les programmes conçus et pensés ailleurs qui parviennent à s’imposer à la scène locale. Certains acteurs n’attendent que leur mise en place souvent pour pouvoir manger ! Al-awal mbahindru ya hula ! C’est d’ailleurs là qu’interviennent les intellectuels de service, allant jusqu’à devenir des hommes de main au service d’organismes étrangers[5]. Les artistes, eux, sont enrôlés pour communiquer et sensibiliser. L’aîné des rappeurs comoriens, Cheikh Mc, connu pour sa grande collaboration avec l’Unicef, sur des sujets aussi sensibles que ceux de la lutte contre la pédophilie ou de la situation des enfants, est de ceux qui mettent leur création au service de ces cahiers de charges. Qui se traduisent par autant de poétiques à la commande…
Le sujet mérite débat. Non pas que les thématiques investies par ces artistes ou intellectuels ne soient pas « porteurs » de sens, loin de là. Mais l’on se surprend à espérer qu’ils se laissent tous interpeller par d’autres problématiques, toutes aussi importantes, mais non fléchées par des organismes de coopération étrangère présents dans le pays. Les morts entre Anjouan et Mayotte, la question néocoloniale, les affaires de Colas à Pvanambwani, l’Union européenne dans le secteur de la pêche ou l’AFD dans l’affaire de l’hôpital El-Maarouf. Des questions hautement politiques, qui n’ont rien à voir avec la critique basique du gouvernement, mais que tout artiste ou intellectuel consacré de la place évite, soigneusement. Pour ne pas être mal perçu par les partenaires, dont la France, qui octroie visas et promesses vers l’Europe. Possible aussi qu’il se pose un autre problème à ces acteurs : une absence de vision, et un manque de recul, face à leur société.
Une tendance que dénonce Abdou Bakari Boina, l’indépendantiste du MOLINACO, qui s’interroge sur le cas des intellectuels, dans un film[6] : « A quoi servent vos diplômes dans ce pays ? Quand est-ce qu’ils vont profiter à ce pays ? » Abdou Bakari Boina, pour qui les hommes de culture doivent servir à relever le pays, ajoute, aussitôt : « Tous ceux qui sont instruits […] ne cherchent qu’à bien se faire voir à l’ambassade de France ». Ainsi, le rôle de la culture aux Comores, aujourd’hui, est-il réduit à sa plus simple expression. Souvent, les artistes et les intellectuels se plaignent de ne pas être accompagnés par l’Etat. Mais la question que ces mêmes artistes et intellectuels oublient de poser, est celle de leur propre responsabilité, face au destin collectif, pris qu’ils sont dans des dynamiques où seul l’individu et sa réussite priment. Un débat, bien sûr, qui reste à initier, dans la mesure où la moindre remarque à ce sujet provoque de la polémique…
Fouad Ahamada Tadjiri