L’esclave : un grand absent de la mémoire en partage

Maître de Conférences à l’Université des Comores, directeur du SUFOP (Service Universitaire de Formation Permanente) et ancien syndicaliste, Ibouroi Ali Tabibouest l’auteur d’une thèse sur la question de l’esclavage aux Comores[1], publiée aux éditions Coelecanthe

Les Comoriens s’intéressent-ils à leur histoire ? Y a-t-il des sujets complètement délaissés ? Si oui, pour quelles raisons ?

Le travail de l’historien aux Comores est dense, en même temps que les attentes sont immenses. Le travail est devant nous. Certes, certains sujets sont encore moins abordés que d’autres. Celui de l’esclavage reste encore à défricher, étant encore tabou. Des personnes vont jusqu’à dire que cette histoire ne concerne pas les Comores, que ce n’est pas une bonne histoire à raconter. La thématique de l’esclavage est souvent abordée à demi-mots ou occultée. Pourtant, l’esclavage a bel et bien existé dans ce pays. Mais il ne faut pas non plus réduire cette histoire à l’esclavage. D’ailleurs, c’est caricatural. Souvent, on a présenté l’arabe propriétaire d’esclave d’un côté et de l’autre le noir dont le visage se confond souvent avec l’esclave ou encore avec le makua, élément introduit dans ce paysage durant la période notamment des plantations.

De façon générale, il me parait important d’afficher la perception que nous avons, aujourd’hui, de la recherche pour les 10 et 20 prochaines années, en vue de répondre à cette question de l’histoire, pour qu’elle devienne une évidence à l’école, qu’elle s’inscrive dans les programmes, jusqu’au baccalauréat et à l’université.

Qu’est-ce qui explique votre intérêt pour cette question de l’esclavage ?

En embrassant les études d’histoire, j’avais déjà en tête de travailler sur ce thème. A travers le récit des makua et de leurs descendants, j’aborde les conséquences d’une thématique longtemps mise de côté par nos chercheurs, dans un environnement où l’inconscient collectif, fortement imprégné par les souvenirs du système de domination, produit encore du déni.

Plus spécifiquement, à travers la recomposition de la ville de Moroni, je suis conduit à me poser un certain nombre de questions, quant à la stigmatisation des quartiers comme celui d’Irungudjani où je suis né. J’ai voulu dresser la photographie d’un quartier, et aussi de la ville. A mon sens, cette thématique concerne l’ensemble de l’archipel. La réponse à ces questions peut même provenir du peuplement des Comores. Car c’est de là que  découlent certaines traditions ou coutumes, certaines façons de faire ou d’agir, sur lesquelles se fonde la société comorienne actuelle.

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Cette thématique est absente des programmes d’enseignement actuels…

Dans les programmes, l’histoire des Comores n’est pas encore une matière enseignée. Pendant longtemps, nous avons gardé les programmes d’enseignement hérités du modèle français. Je constate que les manuels d’histoire de 6eet 5e, produits par les éditions Cœlacanthes, obéissent à cette règle et suivent les programmes en vigueur. On ne leur a pas vraiment demandé de rédiger un manuel d’histoire sur les Comores. Alors que l’Université des Comores et le CNDRS doivent pouvoir conjuguer cet impératif, désormais.  La recherche en éducation doit se fixer cette révision des programmes d’enseignement comme objectif, en visant l’introduction notamment de l’histoire du pays dans les programmes. Il ne suffit pas de changer les programmes existants, mais il faut aussi et surtout produire de nouveaux manuels de référence, toute disciplines confondues. C’est dans cette perspective que le thème de l’esclavage peut véritablement trouver sa place dans nos écoles.

La pratique esclavagiste aux Comores est-elle différente de celles pratiquées dans d’autres régions du monde ?

Non ! je ne le crois pas. Avant l’avènement des Européens dans l’Océan indien, l’archipel était une  plaque tournante en matière d’esclavage. Les îles, relais commode pour les navires à voile, transportaient  écailles de tortue, épices, bois précieux, bois de santal, ivoire et esclaves, dans le cadre des échanges entre l’Afrique, Madagascar et le monde arabe. A partir du XVIème siècle, européens, arabes et sultans – représentant l’aristocratie comorienne – se livrent au commerce d’esclaves, sans se livrer à une concurrence meurtrière entre eux, trouvant même un modus vivendi,pour ne pas être obligé de neutraliser cette source de richesse. Les rapports sociaux, anciennement construits par la relation arabo-comorienne sur ce marché, n’ont pour ainsi dire pas été remis en question par les Européens. Les administrateurs français et les compagnies privées font alors l’éloge de la douceur, lorsqu’ils évoquent le modèle féodal de l’esclavage, tel que perpétré par les comoriens, avant leur arrivée dans l’archipel. Il y a comme une entente, à ce moment-là, pour continuer le système. Pour justifier la perpétuation de ces pratiques anciennes.

La cohabitation de ces deux conceptions esclavagistes – arabo-islamique et européenne –permet de justifier la traite clandestine des esclaves en Afrique de l’Est au XIXème siècle. Un sujet britannique installé à Anjouan a par exemple troqué ses habits de consul auprès de sa majesté pour ceux de trafiquant d’esclaves. Les noirs africains, appelés makua ou mshendzi – qualificatif dévalorisant – avaient été achetés pour les besoins d’une économie de plantation. Dans cette période des abolitions annoncées de l’esclavage, la situation ne change donc pas pour les esclaves makua dans l’archipel. L’engagisme se substitue ensuite à l’esclavage. Lorsque les sociétés établies recrutent des engagés africains, elles poursuivent cette traite d’esclaves dans le cadre d’un système dit du « rachat préalable ». Une pratique qui consiste à acheter des esclaves en Afrique, à les libérer « sur le papier », à les transporter de force ici aux Comores, pour en faire des engagés. Pour certains d’entre eux, le calvaire ne faisait que commencer. Car les colonies françaises de la Réunion et de Madagascar profitaient de ce système, en récupérant une partie de cette main d’œuvre déportée aux Comores par les trafiquants. Il est clair qu’il s’agit à cette époque d’un esclavage « camouflé », organisé par les colons français, dont Léon Humblot, le premier à s’installer à la Grande Comore, avec la complicité des notables du cru, a su profiter, plus largement.

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Quelles sont les obstacles que vous avez rencontrés durant vos recherches ?

Le chercheur placé devant ce contexte nouvellement mis à nu doit pouvoir collecter des témoignages épars que des éléments de la société comorienne dissimulent la plupart du temps. Dans les Comores actuelles, le makua en soi, n’a pas de réalité propre. Ses descendants sont présent dans toutes les couches sociales du pays et occupent les mêmes fonctions que les autres. Ecrire l’histoire des makua aux Comores est un travail laborieux, puisant essentiellement dans les témoignages oraux. L’étude du terrain est bien sûr à confronter avec des sources d’archives. L’arrivée des makua dans l’archipel n’a pas bénéficié de l’enregistrement dans des registres comme aux Mascareignes, mais a marqué les esprits, bien que peu de gens osent se dire encore d’origine makua, de nos jours.

L’autre volet expliquant le silence sur la question concerne ce fait. L’esclavage paraissait une normalité pour beaucoup, en ce sens que les principaux acteurs sont de pensée ou de philosophie musulmane. Spirituellement, l’esclave y a la même valeur que l’homme libre. Son âme est promise au même destin. En ce bas monde, son statut d’infériorité – sauf affranchissement – demeure, et il doit s’y soumettre avec une pieuse résignation. Ainsi sultans, princes et aristocrates trouvent normal d’avoir leurs esclaves. Pour les servir, du fait de leur naissance.

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Il existe un patrimoine, qui aurait pu garder trace de ce passé. Mais la population rajeunit, et il n’y plus de transmission faite par les aînés. Peu de jeunes connaissent leur histoire de petit-fils ou d’arrière-petite fille de makua. Peu d’entre eux savent comment danser l’igwadu ou le gandja, des danses qui témoignent de ce lourd passé, et qui sont considérée comme dégradantes, aujourd’hui, malgré la défense faite du patrimoine par certaines associations de jeunesse, ayant pris conscience du problème. J’évoquerais l’expérience de Wenyi Ngazià Irungudjani, par exemple. Cependant, je m’interroge sur la portée réelle de leur action dans ce domaine. Je me demande, en effet, si ces associations, qui ont fait long feu, étaient véritablement interpellées par la question de l’esclavage ou si elles ne s’intéressaient qu’à l’énergie portée par certaines danses.

Pour bien aborder ces questions complexes liées à l’esclavage, j’ai puisé essentiellement dans la tradition orale, et ce travail n’a pas été mené sans difficultés. L’obstacle majeur a résidé dans l’inaccessibilité au discours des descendants makua. Les identifier et les interviewer n’est pas un exercice aisé. Ce n’est pas sans réticence que cette descendance rencontrait mon approche, sans doute parce que ce travail leur fait revivre un passé, fait de souffrance, de rejet et d’humiliation. L’autre difficulté est liée à la stigmatisation de certains, d’autant qu’on ne sait pas toujours qui est qui. Les descendants des primo-arrivants pointent[2]les makua et leurs descendants prétendus du doigt. Les entretiens me posaient également d’autres soucis. Dans le fait, par exemple, que les descendants de primo-arrivants et de makua n’admettent pas d’avoir à aborder la question de leur servilité.

Il est à noter que la population comorienne n’a pas coutume de conserver son histoire  par l’écriture, et n’accède pas non plus aux rares manuscrits laissés par les arabo-musulmans et les premiers européens. Il se trouve d’ailleurs que les traditionnistes n’ont pas consigné  cette histoire d’esclavage à l’écrit. Et il est souvent dit que ce n’est pas une bonne histoire à raconter. Il y a donc un manque de chronologie rigoureuse, d’autant que l’esclavage n’a pas été uniforme dans l’ensemble de l’archipel.

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Qu’est-ce qui distingue les îles sur la question ?

A partir de 1904, l’esclavage est officiellement aboli en Grande Comore. Cependant, la pratique demeure. Ce semblant de légalité rend tout document traitant de l’esclavage malvenu, de 1945 à nos jours. Les gens feignent ou donnent l’impression d’ignorer la question depuis…

Au Xème siècle, les migrants arabes aux Comores entraînent bon nombre de nègres de la côte est-africaine à leur suite comme esclaves. Sur place, ils trouvent des cafres, des hommes libres, qui y sont installés depuis bien plus longtemps qu’eux. L’esclavage ramène également beaucoup de malgaches à Mayotte, et partout dans l’archipel. Je  renvoie donc cette question à l’étude du peuplement de l’archipel, dont la pleine compréhension permettra sans doute de sortir des stéréotypes établis pour justifier la primauté arabe sur les Noirs _ des païens, et, parce qu’Africains, leurs esclaves.

Anjouan semble avoir été le terrain le plus touché par cette honteuse pratique. On peut noter l’histoire de Sunley, qui a gagné la confiance du sultan, en mettant ses terres en valeur, mais pas celle de son pays, l’Angleterre, qui le répudie, après avoir appris qu’il se livre à une pratique honteuse : l’usage d’esclaves dans ses plantations. Cette question des différences entre les îles mérite d’être plus approfondie.

Quel lien faites-vous, justement, entre le peuplement des Comores et l’esclavage ?

La chronologie du peuplement antéislamique ne relève pas seulement de la légende[3]. Il y a eu une communication fort ancienne entre l’Afrique, cette partie et le reste du monde.  La géographie de Ptolémée et le périple de la Mer Erythrée font d’ailleurs référence de cette partie du monde. L’archéologie doit nous éclairer sur plusieurs pans de l’histoire des Comores. Je note avec intérêt la présence des bantu producteurs de fer avec la main d’œuvre esclave.

Le peuplement des Comores ne commence pas au milieu du XVIIème siècle, comme ce fut le cas dans les Mascareignes. Certes, la traite prend de l’ampleur au temps de la piraterie au XVIIIème siècle et avec l’essor des économies de plantation de canne à sucre à l’île Bourbon et à l’île de France. Mais la présence de l’élément bantu pour les Comores s’explique par le fait que ce sont des Africains qui forment le substratum humain.

Je souligne que l’hypothèse généralement admise d’un peuplement par des migrants vers le 8ème siècle est aujourd’hui discutée ou mise en cause. En effet, de nouvelles recherches sur les Comores ont tourné une nouvelle page de cette histoire de peuplement. Un peuplement qui remonte aux périodes préchrétiennes (Kessy 2009, Chami et al 2009 et Chami 2011). Quant à l’histoire du peuplement de Mayotte, les recherches attestent bien que les locuteurs bantu, utilisateurs et propagateurs de la tradition TIW, ont occupé l’île avant les migrants perses (Allibert 2008 et Chanudet 2011). Il est incontestablement  avéré que ce marqueur figure parmi les poteries utilisées par Wright (1984) pour montrer la première phase d’occupation (Moustakim 2012). En réalité, il s’agit d’un vaste chantier sur lequel il va falloir approfondir certaines hypothèses.

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Le thème sur le peuplement est, à mon avis, à aborder à partir du continent africain, dont la proximité n’est pas à démontrer. La dominance  en nombre de l’élément africain n’est pas le seul marqueur à relever, et auquel il faut associer l’espace indocéanique. Rien ne me permet de retenir l’hypothèse d’un peuplement simplement par l’esclavage. Certes, il y a eu un apport, notamment des déplacés du XVIIIème au XXème siècle. Le fond de notre culture, nos us et coutumes, la faune et la flore, etc. sont autant d’éléments qui renforcent l’idée d’une origine africaine. Nous devons attendre les résultats des travaux archéologiques en cours pour renouveler nos connaissances. Concernant cette histoire, la question est de savoir si les Comores ont été peuplées en l’an 632 de J.C. La réponse à cette question divise encore les traditionnistes et les historiens. Et les archéologues apportent des éléments évoquant une chronologie préchrétienne. Mais le débat reste ouvert.

Dans mes travaux publiés, on peut avoir l’impression que les deux questions – « esclavage et peuplement » – sont intimement liées. Ce n’est pas le cas. Dans mes recherches, je donne la parole aux concernés, à leurs descendants, pour peu qu’ils souhaitent en témoigner.

Comment a été accueilli votre travail par la population ?

C’est une surprise (!) pour beaucoup de gens, mais il rencontre une grande adhésion de la part de nos concitoyens. A mon sens, il s’agit d’encouragement. A fur et à mesure que les gens prendront connaissance du contenu de ce travail, je m’enrichirais de leurs critiques pour pouvoir le réorganiser et y apporter les corrections qui s’imposent. Mais d’ores et déjà, lors de mes conférences, le public réagit positivement. Certains affichent leur africanité, d’autres osent affirmer qu’ils sont peut être makua. Ce qui est un phénomène nouveau. Ce n’est d’ailleurs pas étonnant. Car ce n’est pas l’état-civil qui vous identifie. Mais c’est plutôt lors de disputes avec le voisin qu’on va apprendre qu’on est makua ou mshendzi. Evidemment, le sujet reste encore tabou. On en parle peu ou pas. Et d’ailleurs, dans cette société, le descendant d’esclave, le makua n’est jamais soi-même, c’est toujours dans la case d’à côté qu’il faut le trouver.

La pratique esclavagiste existe toujours dans le subconscient. On adopte des attitudes et on perpétue des relations de maître à esclave. Cela empêche les gens de s’épanouir et d’avancer. Et il y a toujours des frustrations plus ou moins contenues. Le passé continue toujours à faire son œuvre, inexorablement. On n’arrive pas à s’en détacher, à rompre avec lui. Esclave, on l’est toujours, mais d’une manière larvée et indicible. On dit que l’esclavage est aboli. Mais le caractère des uns et des autres, la relation au quotidien, les actes et les gestes de la communauté, prouve le contraire [de ce qu’on dit]. L’esclave et le maître se connaissent tellement que le second continue à exploiter le premier, sans s’en rendre compte, que le premier admet d’être exploité par le second, sans avoir sa conscience avec lui. Les personnes qui n’étaient ni esclave ni maîtres sont conscientes du legs. Si on ne le remarque pas, c’est parce qu’il est employé d’une manière plus ou moins feutrée. Il y a eu  des actes qui ont officiellement aboli l’esclavage. Mais les gens continuent à imaginer l’esclavage comme une institution dans leur tête,  parce qu’ils n’arrivent pas à se défaire de certaines pratiques, attitudes ou comportements. On reste l’esclave d’une mémoire.

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A quand une journée de commémoration de l’esclavage aux Comores ?

Les descendants makua se sont tellement intégrés dans les villages, avec le temps, qu’ils ont perdu cette étiquette, de fait. Faire la moindre allusion à leurs origines peut constituer une injure. Pour beaucoup, il n’y a plus de débat qui tienne autour de l’esclavage. Célébrer ou commémorer les dates des abolitions de l’esclavage serait une contribution fondamentale pour l’appropriation de ce passé, à l’image de ce qui se passe à l’île de la Réunion avec la « Fête Kaf » _ moment vénérable pour rappeler qu’ils ont de toute manière contribué à l’histoire et au patrimoine du pays.

Propos recueillis par Kari Kweli

Aux Comores, les esclaves se sont progressivement affranchis et libérés de toute servitude. Ils se sont intégrés à la communauté des hommes libres. En dépit de l’appréhension de certains, ils sont comoriens, musulmans et bénéficient de toutes les prérogatives communautaires. Comme je l’ai écrit, il n’y a plus de différences entre noble et esclave. Car le système éducatif, l’école, assure l’intégration de tout un chacun, réduit les clivages et permet de nos jours des mariages entre membres des familles nobles et des anciens esclaves.La connaissance réelle de notre histoire ne peut qu’aider à enterrer les préjugés des uns et des autres et montrer que tous, esclaves et non esclaves, ont apporté leur contribution à la société.
[1]« Le XIXe siècle, dépérissement de l’esclavage et mutations sociales aux Comores de 1900 à 1970».
[2]Au sens des premiers habitants.
[3]Mythe de Souleymane 950 av J C.