Un set de shungu à Ivry

Faire cercle, faire corps, faire récit, afin de questionner le vivre-ensemble. Le principe du banquet du shungu tient en ces quelques mots. Cette performance citoyenne, inspirée d’une tradition comorienne, a permis à une dizaine de voix ivryennes de retracer leur vécu dans cette banlieue rouge de la région parisienne, un samedi 26 mai 2018, au théâtre Antoine Vitez. Avec la musique de Mwezi WaQ. en ouverture.

Ils étaient huit sur un plateau, sous la direction de Soeuf Elbadawi, artiste comorien, à l’origine de cette proposition. « Il en manque deux sur la liste. Madeleine Revel et Denise Domarle n’ont pu être là pour des raisons familiales », confiait-il à la fin du set. Donc ils étaient huit ! Huit à porter le récit de cette ville. Après l’avoir tissé à dix, durant les deux derniers mois. Des personnes d’un certain âge. « La doyenne a 92 ans, la plus jeune en a peut-être 72 ». Des Anciens. Des gardiens de la mémoire. Des voix ivryennes, qui en savent long sur les humeurs d’une ville, où bien vieillir ensemble – utopie annoncée de ce banquet – demeure de l’ordre du possible pour quiconque sait écouter. Les fragments de vie contés, ce soir-là, étaient empruntés au vécu de chacun des participants, puis mis bout à bout. Quarante minutes de parole, soutenue par une partition de Satie, merveilleusement interprétée par Evelyne Lutz, l’une des convives. L’ensemble était soutenu en ouverture par un récital de Mwezi WaQ.[1], qui allait se finir sur une rupture de jeûne collective pour une partie de leur public.

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Marie-Thérèse, Monique, Claude, Nadine, Nicole, Yves, au pupitre, pour dire Ivry et moi.

Au début, il y a eu Marie-Therèse Petit, qui clamait, du haut de son pupitre : «  Je suis Ivryenne/ Une ivryenne de 89 ans ». Derrière elle et ses camarades, des lesocousus et suspendus, probablement ramenés de la mer indianocéane.. Des couleurs sobres mais bien vivantes. Une scénographie signée Margot Clavières. Marie-Thérèse a commencé par les raisons pour lesquelles elle se retrouvait là  (« professionnelles et idéologiques ») et a rappellé qu’enseigner au lycée Romain Rolland d’Ivry a été « un des meilleurs moments »de sa carrière. Et le récit de se poursuivre. Il y était question de convivialité, de solidarité, d’incivilité également. La peur de l’Autre, le repli sur soi, la nostalgie du passé, le partage nécessaire, l’attachement au lieu, la vie du retraité. « On voudrait que cela soit différent à Ivry. On souhaiterait parfois des actions plus « visibles » de la part de la municipalité. Une fidélité plus évidente à « l’utopie communiste » de cette ville, réduite aujourd’hui à une « real-politique » sournoisement embourgeoisée », avance Nadine Galliano.

Jany Dutey insistait pour rappeler l’histoire du Picardie. Un café restau, dont la patronne était férue de chanson, du temps d’Alain Leprest, un auteur compositeur : « Le bistrot était devenu sa résidence secondaire. Et chaque mercredi, il animait un atelier de chansons. Nous étions une bonne quinzaine. Il nous donnait un thème et nous avions une demi heure pour écrire un texte. La seule obligation était de lire à haute voix ce qu’on venait d’écrire. Comme il y avait des gens de talents, c’était un vrai plaisir d’entendre ce que chacun avait élucubré. Et je ne vous parle pas des troisième mi temps, qui duraient jusqu’à pas d’heure ». Jany se souvenait des histoires de Camille, le patron.« On rigolait, on chantait, on picolait aussi. Une vraie tranche de vie. On se retrouvait chaque semaine. Je revois toujours certains copains qui continuent à vivre de la chanson. Mais Camille et Nicole ont pris leur retraite en Picardie. Et le cœur nous pince, quand nous voyons la façade en travaux depuis des années. Chaque mois se déroulait une exposition de peintures, et une soirée chanson, où étaient programmés les artistes connus. Je pense à Higelin, qui avait fini son spectacle, en pleurant sur la généreuse poitrine de la patronne. C’est là que j’ai entendu Leprest, pour la première fois. Et ça a été un choc. Car je le connaissais par l’écriture, mais pas par l’interprétation. Et la qualité, la sensibilité, le charisme, de son spectacle, m’avaient impressionné ». Tout un pan de l’histoire d’une ville…

Marie-Thérèse, Claude, Evelyne et Jany.

Nicole Chaïbi nous parlait de ses voisins de palier. Un jeune français d’origine maghrébine : « adorable » ! Un couple de chinois : « Ils sont là depuis 15 ans, bientôt. Avec mon mari, nous  sommes les papy et mamie de leurs enfants. On leur a appris à lire, et on leur explique notre pays. Ces petits n’ont pratiquement pas connu leurs grands-parents, et nous les remplaçons, modestement. Nous les aimons ! Quant aux parents, ils nous ont fait découvrir la cuisine chinoise. Pour notre plus grand plaisir ». Nicole en est persuadée : « Pour vivre à Ivry, il faut s’adapter à cette nouvelle population et essayer de la comprendre  dans sa diversité. Vieillir à Ivry, c’est agréable, si l’on décide d’aller vers les autres, sans rester isolé devant sa télévision. Le temps passe vite, et il y a encore tant de choses à découvrir ». Loin des extrêmes et de Le Pen, pour qui, disait-elle, elle ne votera point.

Monique Bruhat, elle, racontait, avec une pointe d’humour, sans acrimonie aucune, l’incivilité, son agression dans le centre commercial, la jeunesse paresseuse et irrespectueuse : « De sales gamins ! Irresponsables ». Yves Loriette, 82 ans et toutes ses dents, magnifiait le temps qui passe : « Au début, il y avait encore une ferme à Ivry : trois vaches, des poules, un âne. De temps en temps, la fermière passait sous nos fenêtres, en poussant une petite charrette, et elle criait « cœur à vendre, cœur à vendre ». Et puis le dimanche matin, après la messe, il y avait un vieux couple, qui venait chanter toujours la même chanson. C’était Le temps des cerises. Et bon an mal an, chacun leur lançait un peu de ferraille, soigneusement entourée d’un papier journal. Qui, L’Humanité, et qui, Le Parisien… Où sont-ils donc passés mes petits vendeurs à la sauvette… Englouties entre deux tours, entre deux caves ? » Claude Reznik renchérissait : « Mes fenêtres donnent sur une rue, autrefois appelée « sentier des Vignes ». Elle est bordée d’anciennes petites maisons ouvrières étroites et à un étage (sauf celles qui, abandonnées, se sont écroulées), où les gens pouvaient planter leurs vignes. Pas besoin de se battre pour goûter aux meilleurs crus. Mais cette année, il n’est pas mauvais… »

A l’affiche du théâtre, ce samedi 28 mai, les quatre de Mwezi WaQ. (Soeuf Elbadawi, Rija Randrianivosoa, Fouad Ahamada Tadjiri, Fabrice Thompson) ont introduit ce banquet en musique.

Pour Nadine, c’est ainsi que la vie reprenait du sens : « L’ancrage dans cette ville m’apparaît comme l’aboutissement logique de toute mon histoire. Je me suis sentie ivryenne, bien avant d’y habiter. Mes sorties, mes amis, mon travail. A Ivry, j’ai trouvé, d’abord dans les équipes enseignantes, puis dans l’ensemble des structures que je fréquentais, un « militantisme convivial » : entraide, chaleur humaine, convictions, engagement… Je m’étais éloignée de mes luttes de jeunesse, de « l’esprit de mai 68 ». A Ivry, ma vie a repris son sens. Et ça continue ! » Récit de vie, récit de ville, et par petites touches, bienheureuses. Le public se laissait agréablement surprendre. Mwezi WaQ. qui a introduit ce banquet en musique, avec un répertoire de musique comorienne, célébrant le vivre-ensemble, dédiait une chanson, Experimental blues of Moroni, à ces mamy’s & papy, mbae & koko’s, racontant leur cité. Une chanson, qui, tout en leur reconnaissant une certaine jeunesse, faisait écho à leurs dires. Histoire d’un homme, quittant Moroni, principal chef-lieu des Comores, pour le lointain, avec une appréhension : la peur de ne plus avoir à tendre la main à ses semblables. La chanson date des années 1960-70, du temps de Youssouf Abdulhalik et de l’ASMUMO. Elle célèbre l’ancrage au lieu et la passion de l’Autre. Elle figurait ainsi un bel échange entre le groupe et ces Anciens d’Ivry, pour qui la parole, notamment au travers des ateliers d’écriture de l’ARILS – association de retraités – représente sans doute un moyen de refaire corps avec le récit d’une vie.Une soirée qui a fait valoir une certaine idée du vivre-ensemble et qui a permis d’ériger un pont d’un genre nouveau, entre les Comores et la France, grâce à Ivry et au théâtre Antoine Vitez. Au nom de la culture et du partage…

Mouna & Med

[1] Mwezi WaQ. était à l’affiche du théâtre Antoine Vitez ce samedi 26 mai. Pour un spectacle – Chants de lune et d’espérance – se déroulant telle une traversée de l’histoire mouvementée de l’archipel des Comores. A la suite du récital, le groupe, tenant compte de la période de ramadan, proposait à une partie de son public (les musulmans présents) de prendre part, et sans exclusive, à une rupture collective du jeûne sur place. Quiconque voulait se restaurer avec eux, pouvait le faire. Une soirée de partage, doublement rehaussée par cette présence du banquet au programme.