« Prière pour un pays »

Le dernier petit film de Soeuf Elbadawi[1] se fonde sur une scène de sacrifice, empruntant à l’imaginaire d’un pays déconstruit, les Comores. Les influences arabes, africaines, perses et occidentales, s’y entremêlent dans un rituel composite. Une approche à la fois métaphorique et esthétique. L’occasion d’une réflexion troublante sur la disparition d’une culture et la geste du créateur, qui va à rebours de l’établi actuel en matière de sacré dans l’archipel.

Que sont devenues les croyances d’une civilisation multiséculaire, dont les traces, encore visibles dans l’archipel, sont réduites à une relation binaire au sacré, obligeant le comorien à choisir entre le fait d’appartenir à une religion d’Etat ou d’être un apostat ? Dans la nouvelle constitution de l’Union, celle de 2018, les citoyens de l’Union sont, ou musulman de rite sunnite, ou possiblement ennemi. Un constitutionnaliste, Mohamed Rafsandjani, parle d’un « critère d’identité nationale » : « Si vous n’êtes pas sunnite, vous ne faites pas partie de la communauté nationale ».[2]

Il est pourtant des traditions qui débordent ce seul critère dans l’imaginaire populaire. Les ancêtres, ayant délibérément choisi d’épouser la religion musulmane au 7ème siècle par la voix de Mtswa Mwindza, les Comoriens d’aujourd’hui naissent et grandissent dans cette foi, sans devoir se reprendre. Mais ils ont toujours su entretenir leur rapport au sacré, en y intégrant des pratiques culturelles, situées bien au-delà de leur entendement de l’islam. Des pratiques qui n’ont quasiment jamais posé problème, ni aux gardiens du passé commun, ni à ceux du culte officiel.

Moments de performance dans le film.

Dans les années 1980, une génération d’étudiants formés dans le monde arabe est venue bousculer cet ordre. A cause d’eux, la célébration du neiruzi, fête agricole héritée des perses, est devenue, par exemple, problématique. Longtemps tenu au même niveau que le « nouvel an » du Grégorien et de l’Hégire, il a depuis été considéré comme une hérésie. Ses accusateurs ont parfois parlé de tendance quasi satanique, recourant au culte du feu et aux usages perdus des zoroastriens. Il n’en fallut pas plus pour que tout le monde admette de s’asseoir dessus.

D’autres interdictions interviendront plus tard, de façon plus ou moins affirmée. Ainsi, du chiisme, autre héritage, qui, instrumentalisé politiquement par les partisans de l’ancien président Ahmed Mohamed Sambi, a fini par agacer les amitiés saoudiennes de l’actuel régime. Tout chiite menace, désormais, l’ordre religieux, renouvelé en 2018. Ce qui n’empêche pas d’autres pratiques, également héritées du passé, de perdurer. Il en est ainsi de la possession et des djinns, quand ils ne sont pas d’obédience animiste (trumba), un apport malgache, celui-là. Ou des wagangi que combattaient jadis le président Ali Soilihi et de leurs sacrifices (fidia), notamment.

Prière pour un pays surnage en ces eaux. On ne peut comprendre l’audace du film de Soeuf Elbadawi, sans tenir compte de cette complexité, de laquelle découle un rapport au sacré (sacrément) compliqué pour les Comoriens. Le film démarre sur un constat, du poète Anssoufouddine Mohamed : « La prière, qui nous reliait à la terre, qui nous reliait aux origines, à ce qui avait fait de nous un ensemble dans ces îles, je pense que cette prière-là, on a tendance à la perdre. Elle se traduit juste par des signes extérieurs, c’est tout, mais de l’intérieur je crois qu’il y a un évidement ». L’habit et le moine deviennent une valeur en hausse dans un contexte, où des musulmans, dont la tolérance était la première des règles, se mettent à harceler d’autres musulmans, parce que non sunnites. Que deviennent les autres apports culturels, sans doute à caractère cultuel dans d’autres contrées, mais que les Comoriens avaient su faire leur, par une forme de syncrétisme, intelligemment mise au service du monothéisme musulman ?

Bande-annonce du film.

S’ensuit une réflexion sur la disparition du legs et ses conséquences. Les anecdotes, d’abord. Cet arbre, millénaire, qui, coupé, emporte le souffle d’un Ancien du village. Ces jeunes filles, qui, dans leurs écoles, sur les quatre îles, et presque au même moment, se trouvent avec les forces de l’invisible. On parle alors de possession, et de désenvoûtement. Depuis un peu plus d’une décennie, des imams – à Mvuni notamment – mènent une guerre sans merci aux « djinns frondeurs ». L’expression nous vient du réalisateur, qui cite aussi les kadhwahadja, rituels célébrés de nuit, afin de sceller de vieux pactes sous le sceau de l’indicible.

Des pratiques protégées ou préservées par le secret du non-dit dans les familles. Des pratiques que personne n’essaie plus d’expliquer, par peur d’être à contre-courant. Des pratiques cachées sous le récit chaotique d’un pays déconstruit. « Nous sommes un peuple qui est cassé dans son histoire […] Nous avons connu deux formes de colonisation, qui ont balayé, effectivement, nos prières, les plus appropriées, les prières anciennes, ces prières qu’on appelle péjorativement animistes, alors que ce sont ces prières qui sont le reflet de nous-mêmes, véritablement », confie un autre poète, Saindoune Ben Ali, à la caméra. Est-ce à dire que Pays de lune, cet objet étrangement filmé, serait un appel à la sédition religieuse ? Le réalisateur s’en défend. « Pour comprendre la démarche entreprise, il vaut peut-être mieux regarder le film, jusqu’au bout. Le propos des deux poètes de Mirontsy [où a été tourné le film][3] permet de mieux comprendre l’objet premier de ce travail. D’ailleurs, l’un des deux l’explique vers la fin. Le mot « Prière » prend une toute autre connotation dans son discours ».

Saindoune Ben Ali écarte le parti pris confessionnel. La vision strictement religieuse. L’odeur de souffre inutile. «  La prière, c’est ce qui nous réconcilie avec nous-mêmes. C’est ce qui nous permet de dire à l’autre : « Voilà ce que je suis ». Derrière le mot « prière », il ne faut pas que l’on mette uniquement le sens religieux. Il s’agit des rituels, où l’on voit, où chacun se voit, où l’on trouve des répondants, des représentations de nous-mêmes ». Si polémique, il devait y avoir, ce serait dans l’incapacité du Comorien à admettre que ces  pratiques font corps avec lui, participent de sa volonté d’être dans un monde à la fois rationnel et irrationnel. Saindoune Ben Ali capitalise sur ce point, qui répond comme en écho avec l’interrogation du poète Anssoufouddine Mohamed, en début de film : « On a besoin d’une prière, mais c’est peut-être d’une prière de l’intime, d’une prière des origines, qui permet de réensemencer cette âme en perdition. Et je pense qu’on  a besoin [pris dans ce sens précis] d’une prière pour ce pays ».

Les deux poètes de Mirontsy.

Le pays en perdition n’a rien du croyant qui vacille. Ne surtout pas s’emmêler les pattes. Dans le film, on voit le réalisateur jouer au performer. Habillé tout de blanc, chapelet dans une main, lisant la sourate Yassine (la Vérité), allant jusqu’à sacrifier un coq, lequel coq rappelle accessoirement une référence coloniale (emblème français) déjà citée dans un de ses textes (cf. le spectacle Obsession(s), créé l’an dernier), avec des paroles empruntées aux récits des deux poètes de Mirontsy, dont ces vers : « Hari mwezi na nye sawa/ Wo utsangaya/ wehipula pengwa ». Où il est dit que la lune et le foie sont pareils , qu’ils se régénèrent, lorsqu’on les mutile. Connaissant le travail de Soeuf Elbadawi, on sait que la lune y représente souvent son pays. Une des origines possible du nom Comores serait l’arabe « Djuzru’l’qamar », qui signifie  « îles de lune ».

Sous couvert de questionner le rapport du Comorien au sacré, le film s’intéresse donc au destin d’un pays (stop, spoiler), et surtout à la fameuse geste du créateur. « La responsabilité du créateur est de réinventer un imaginaire », s’exclame Saindoune Ben Ali. L’artiste, le poète, peut contribuer, avec quelques autres, selon les deux poètes, au renouvellement du legs, en réinvestissant la trace du passé qui s’efface : « Il faudrait que ces gens essaient de mettre du sensible… essaient de redonner âme à des formes d’existence, qui sont complètement quiescentes, aujourd’hui, qui sont complètement en sommeil, qui sont complètement inertes. C’est peut-être l’enjeu, c’est peut-être là le défi de toute la création », se convainc Anssoufouddine Mohamed. Une position, qui a l’avantage de clarifier la démarche ainsi entamée.

« Je suis musulman et croyant. Parler de vérité religieuse ne m’intéresse pas, dans la mesure où il n’y a que le Seigneur qui lit au travers de nos âmes, qui décide de ce qui est bien ou mal, des limites de notre foi. C’est ce que j’ai appris à l’école coranique», se défend le réalisateur. « Maintenant, ce film entre plus dans une réflexion personnelle sur le politique. Sur l’imaginaire d’un pays, qui fout le camp. Un fou chez moi prétend qu’à force de tout faire porter à Dieu, nous risquons de le rendre bossu. C’est une métaphore, bien sûr. Une manière de ramener l’homme à sa responsabilité. Prier, c’est honorer le Seigneur, sur un plan religieux. Dans le sens qu’on lui donne ici, prier c’est aussi questionner notre responsabilité dans cette vie. Savons-nous encore le sens de ce qui nous relie au sacré ? A-t-on conscience de cette intimité qui nous fonde ? A force de répéter une geste ramenée d’ailleurs, sans en questionner le sens, nous finissons par nous perdre ». Voulant probablement initier un débat sur la question de la perte et de la reconstruction, ce film est une manière pour Soeuf Elbadawi de cheminer dans l’errance d’un pays déconstruit. Une célébration de l’intime et de la création, au cours de laquelle la vie arpente les sentiers de la fiction. La prière y est vue surtout comme une manière de se représenter le monde ou de revenir à soi…

Mouna B.
[1] Le précédent, Uhuru na igabuo, était une réflexion sur quarante années d’indépendance tronquée. Sur la base d’un entretien avec Abdou Bakari Boina, le fondateur du Mouvement pour la libération des Comores (MOLINACO). Un film réalisé dans le cadre d’une installation, « Pays de lune/ un rêve brisé », présenté au Festival des Arts Contemporains des Comores (FACC) à Moroni en 2014.
[2] http://www.rfi.fr/emission/20180726-referendum-comores-modifie-nature-regime-mohamed-rafsandjani
[3] Une partie du film a été tournée sur un site anciennement sacré, le site de Daani, accueillant, aujourd’hui, un puits, dans le cadre d’un projet de développement du village. Pour le réaliser, les promoteurs du projet ont dû négocier, semble-t-il, avec les forces de l’invisible, en initiant des sacrifices et organisant des prières. D’aucuns disent que ces « habitants du lieu » ne sont pas tous partis. Ils veillent au bien-être de la cité.