Une histoire des élites

En 2000, un jeune historien comorien, Mahmoud Ibrahime consacrait un ouvrage à La naissance de l’élite politique comorienne (1945-1975) aux éditions L’Harmattan. Ouvrage indispensable, étant donné l’absence de travaux sur le sujet, nous publions cet extrait que nous avions déjà sur Komornet – premier site comorien d’information culturelle et citoyenne, aujourd’hui disparu – le 06 juillet 2002.

« Il existe bien aux Comores un groupe qui avant 1945 occupe le premier rang, mais c’est une élite d’honneur, qui ne dirige pas la communauté, puisque l’administration coloniale occupe toutes les fonctions de direction. C’est aussi une élite qui valide sa domination dans des processus purement internes à la communauté. Même s’il est vrai qu’une grande partie de cette élite traditionnelle justifie sa domination par le fait qu’elle ait une origine arabe, et la maintient grâce à un réseau d’échanges (voyages, études en sciences religieuses, commerce) avec certains pays musulmans. Elle détient son pouvoir essentiellement des coutumes et de la religion musulmane. Elle est donc dans son ensemble très peu ouverte vers l’enseignement occidental, qui est perçu par la majorité des Comoriens comme l’enseignement de l’étranger, chrétien. Et par conséquent, contrairement à Madagascar, l’élite traditionnelle aux Comores est très peu formée à la rhétorique républicaine et égalitaire.

Pourtant au sein de cette élite non dirigeante ou élite traditionnelle, il convient de différencier plusieurs groupes, qui sont loin d’être cloisonnés. On y trouve regroupés sous le terme de « notables », les hommes les plus en vue dans les communautés villageoises de par leur prestige personnel, leurs connaissances de la religion musulmane (mwalimu) ou leur naissance (les nobles). Traditionnellement, depuis la colonisation, ces derniers envoient leurs enfants dans l’école française, aux Comores puis à Madagascar. En plus des « disponibilités financières » et des « réseaux d’influence » par lesquels C. Charles[1] définit les notables, ils ajoutent plus tardivement l’instruction. Pour l’historien, les notables « gardent toute leur importance tant que n’ont pas émergé des groupes nouveaux pour encadrer les masses rurales ». Cela a toujours été vrai aux Comores, sauf pendant la période révolutionnaire (1975-1978).

Mais rien de tout ce qui permet le développement de la conscience politique et nationale à Madagascar n’existe vraiment aux Comores depuis le protectorat jusqu’en 1946. L’élite politique est inexistante, ou en sommeil. Dans les années 1930, le « docteur » Saïd Mohamed Cheikh n’exerce que son métier, et de plus au service du colonisateur. Et lorsqu’il essaie de se mêler de politique en influençant un certain chef de canton, les foudres de l’administration s’abattent sur lui, et il est exilé. L’élite de la société comorienne est une élite traditionnelle formée par des notables. C’est une élite « à la botte » de l’administration, qui la remercie en nommant ses membres ou leurs fils à des postes de chef de village ou de chef de canton, postes qu’ils occupent d’une façon honorifique et dans lesquels ils sont très peu efficaces pour la grande majorité.

C’est une élite monolithique, non pas qu’il n’y a pas de conflits internes, mais ils sont réglés par le consensus et clos par la lecture d’un verset du Coran. Les récalcitrants sont réduits au silence. L’inexistence d’une vie politique et de tout cadre permettant la confrontation des idées (partis, syndicats, presse,…) jusqu’en 1946 a accentué ces caractéristiques de l’élite comorienne. La concentration des pouvoirs entre les mains de l’administration a amené les Comoriens à se replier sur eux-mêmes.

Avec l’apparition du système électoral en 1945, les notables (car ce sont eux qui sont tout d’abord concernés, parce que plus proches du colonisateur) font l’expérience de l’affrontement par le suffrage, et par la suite la lutte pour le pouvoir. Des hommes politiques comoriens apparaissent à ce moment même où le colonisateur prétend (notamment à l’ONU, en envoyant des rapports réguliers pendant un temps) vouloir que les colonisés apprennent à gérer leurs affaires, en vue de pouvoir diriger leur pays après l’indépendance. La théorie coloniale française change de visage sous l’influence des idées universalistes de l’Organisation des nations unies : la colonisation doit permettre le développement d’élites capables de prendre en mains les destinées de leurs pays.

[…]

Ainsi dans la théorie française de la colonisation, la colonisation est conçue comme un moyen d’éduquer les autochtones, mais l’indépendance est peu entrevue.

[…]

A chaque fois, l’autorité coloniale promet l’indépendance au terme d’un processus de formation des élites.

C’est à partir de 1945 que commence l’émergence d’une élite politique aux Comores. Pourtant le retard est important, et cette élite n’apparaît véritablement que vingt ans après… »

Mahmoud Ibrahim

La naissance de l’élite politique comorienne (1945-1975), extrait.
[1] L’historien Christophe Charles, étudiant la société française du XIXè siècle, note quant à lui « l’enchevêtrement des diverses formes de pouvoir qui définissent les élites : pouvoir économique largement autonome, pouvoir administratif de certains corps, pouvoir culturel et religieux ». Il ajoute que le mot « élite »désigne « les hommes occupant les positions au sommet des hiérarchies politique et administrative ».Il est bien entendu que ce qui nous intéresse ici, c’est l’élite politique, c’est-à-dire selon cet historien, l’élite gouvernementale et parlementaire [in Histoire sociale de la France au XIXème siècle. Coll. « Points Histoire », Ed. du Seuil].