Contribution à l’émergence d’un nouvel âge culturel

L’artiste a besoin de public pour exister. Pour y parvenir, il est un monde à construire. En dehors de deux ou trois exceptions, peu d’artistes se targuent de disposer d’un public conséquent, capable de leur fonder une économie.

Tous les créateurs demandent à être soutenu. Au nom de quoi ? Nul ne sait. Profitent-ils à l’Etat ? A leurs concitoyens ? Que rapporte un artiste, aujourd’hui, à la collectivité ? Cotise-t-il pour mériter de figurer dans les projections économiques du pays ? Que pèse la culture dans l’échiquier national ? Pour mériter un statut d’intermittence en France, les artistes, bien que le débat reparte de zéro à chaque fois, cotisent à une caisse, qui les soutient en retour. Aux Etats-Unis, où le système fonctionne sur des fonds privés, les créateurs représentent un pôle économique puissant, celui des industries du divertissement. On cause chiffres et rentabilités dans cette industrie bien qu’elle soit de plus en plus menacée par la pandémie.

Aux Comores, le romantisme pousse les artistes à s’imaginer comme des faiseurs d’images. Comme si leurs soutiens gagnaient forcément au change, en les accompagnant. Les contrats apportés par des organismes ou des entreprises ont–ils jamais été évalués selon des critères objectifs ? Quelle est l’audience réelle qui revient à ceux qui paient ? On pense aux foules déplacées. Il n’y a pas photo sur ce plan, mais quels bénéfices en termes d’impact dans la vie du concitoyen ? Le guichet qui paie le plus sur un plan culturel passe pour être celui du soft power à la française. Une influence culturelle contre trois visas et un cachet à l’Alliance pour se situer au cœur du débat. Dans une logique de consommation, et non d’accompagnement de ce qui existe, bien que cela profite à quelques artistes déjà repérés.

Le débat a l’air d’être mal posé. La majeure partie du temps, on le ramène à l’indigence de la tutelle étatique. Il n’y aurait quasiment pas de moyens alloués au secteur, alors que certains artistes s’imaginent mériter autant d’égards que dans des pays où la culture est reine de tous les défis. La direction nationale de la culture serait ainsi considérée comme un bras inutile par tous. Un constat un peu rapide, connaissant son coût réel. Mais il y a quelque chose d’assez complexe à vouloir convaincre un Etat débordé de tous côtés de la nécessité de contribuer à l’existence d’une scène culturelle, dont il ne cerne, ni les contours, ni la nécessité immédiate. Il est tout aussi perturbant de voir des artistes suggérer des manières de faire à cette autorité, mais de ne jamais les entendre discuter de la fabrique d’un écosystème, susceptible de les rendre autonome.

A Tchéza-School, avec la compagnie Tchéza.

Dire à un ministre d’apposer sa signature pour mériter une quelconque subvention de l’Unesco ou engager la tutelle des Affaires étrangères auprès d’une ambassade pour un visa n’est pas la même chose que de réclamer le droit d’accéder au crédit bancaire dans une dynamique de production, pouvant se conclure par une tendance à la hausse dans les chiffres de l’économie nationale. La culture, mémoire agissante de tout un peuple, a pourtant tout ce qu’il faut pour séduire des investisseurs potentiels. Tout est question de discours. Mais personne, jamais, ne pose la problématique du projet concret, dont le pragmatisme répond au prêté pour un rendu (nipe nikupe), qui assure un résultat final. On se surprend en train de rêver à la bonne volonté du bailleur, quel qu’il soit, alors même que l’on devine ses attentes, souvent peu généreuses.

Le temps est peut-être venu de repenser l’existant, en interrogeant l’ingénierie et le management nécessaire pour re booster le domaine de la culture et de la création. La mendicité n’a jamais été de bon conseil. Il est par ailleurs difficile de croire qu’une direction de la culture puisse créer du mouvement et du sens, sans moyens conséquents et sans équipe expérimentée pour nourrir ses décisions sur un chantier aussi déconstruit. Les artistes tapent sur l’autorité, sans trop vouloir se poser de questions. En gros, pour caricaturer, on veut bien faire son « grand-mariage » – stade ultime de consécration notabiliaire – mais on n’a ni la dot, ni les marieuses, ni les toges qui vont avec. On voudrait bien parader sur le bangwe, mais il manque les mamans qui veillent dans l’arrière-cour, l’orchestre de twarab qui rugit sur la grande scène, le fundi et son discours consensuel au madjlis, l’or et les enveloppes d’argent pour le ukumbi et le utradahoni.

Autant dire que rien n’est possible dans ces conditions ! Ailleurs, ce sont des artistes, des hommes de culture, des professionnels de terrain, qui continuent de révolutionner leur secteur, en imaginant des écosystèmes viables, pour eux et leurs semblables. Les politiques n’ont jamais fait que suivre le mouvement. Le changement naît de la graine qui essaime ou de la racine qui se régénère, et non du sommet de l’arbre, qui, parfois, peut s’avérer fort stérile en projections. Pourquoi se comparer aux contrées déjà consacrées dans le domaine, où des acteurs impliqués ont depuis longtemps œuvré pour des lendemains meilleurs, depuis la Renaissance pour certains, sans avoir posé le moindre acte ? Il est aisé de dire que Superman reste américain, Malraux, français, mais que Dieu, le plus grand, reste l’ami fidèle, sans qui rien n’est possible. Sauf que pour qu’un miracle se produise, doivent être réunis un certain nombre de paramètres objectifs.

Les concernés doivent apprendre à défendre leur existence, non pas en quémandant une aide qui, jamais, n’arrive, mais en instruisant un véritable projet culturel, à vocation durable. Ce qui suppose qu’on le rende viable sur un plan économique – la question qui tue – avec des actions pérennes. On voit bien que l’Etat voit flou en la matière, qu’il lui manque des compétences, pour ne pas dire du génie, en la matière. Mais plutôt que de chercher à le convaincre, peut-être faut-il simplement se convaincre de ce que la mutualisation, la synergie, l’autonomisation des efforts consentis par les principaux acteurs risquent de générer comme résultats au bout. Qui mieux que les créateurs eux-mêmes pour nourrir ces enjeux d’un nouvel âge ? Leur responsabilité se doit d’être pleinement engagée dans cette bataille.

Le plasticien El-Zain dans sa galerie.

Le changement ne viendra pas du haut de la cime. Il viendra des acteurs de terrain, qui, en essayant de répondre à leurs propres limites, se retrouveront à forger des outils forts utiles, en réponse aux défis de la culture. Mais c’est vrai que la scène comorienne traîne aussi deux fils à la patte. L’extrême solitude de ses artisans et la compétition sauvage entretenue entre eux. Même en l’absence d’une économie porteuse, les uns et les autres s’enfoncent dans une dynamique concurrentielle, qui est scellée dans la défiance permanente. Tous se montrent incapables de composer et de nourrir le lien, qui, pourtant, est nécessaire pour poser les bases structurelles d’un horizon moins hypothétique.

La culture dans ce pays n’a fonctionné jusque-là que de la façon la plus traditionnelle qui soit. Shungu, manzaraka, bangwe, madjlis, twarab, ukumbi, utradahoni et autres spécificités villageoises. De temps à autre, il est vrai, les associations, et ce, depuis les années du msomo wa nyumeni, s’autorisent à exiger un peu plus au patrimoine commun. Mais les choses changent. Être acteur culturel de nos jours suppose que l’on soit capable de bâtir des carrières durables, professionnellement articulées, sans cesse en quête de nouveaux publics. On ne vient pas au théâtre, à la danse, au concert, comme jadis on se rendait à la fête des voisins immédiats, où seul le lien et les usages des Anciens perduraient. On espère un public, qui, pour exister, a besoin qu’on le réinvente, de bout en bout. Il y est question de talent, certes. De reconnaissance et de consécration, également, mais aussi de perspective vers l’ailleurs.

L’erreur est cependant de croire que tout cela n’est possible qu’en misant sur l’extérieur, et non sur le public-pays. L’artiste comorien a plus que besoin de se déprendre des vieilles habitudes, lesquelles négligent toujours la nécessité de comptabiliser le « lieu » où  se forge son expression première. Un artiste incompris en ses terres se prépare à vivoter, à moins d’avoir un génie que tout le monde envie. Vivre le pays comme le point de départ de toutes ascension, et non comme une vérité de laquelle on cherche à s’extirper, coûte que coûte. Un débat qui mérite d’être pris au sérieux. Des formes seront probablement à trouver. Des formes inédites, qui interrogent la relation au destin commun – et pas que dans le discours -, qui s’éloignent du mimétisme et de l’indigestion des cultures dominantes, qui fraternisent avec l’existant, afin de renouveler la confiance accordée par ledit public. A moins de se condamner à vivre une réalité qui n’est pas la sienne – ce qui n’est guère permis qu’à quelques rares artistes – on n’y échappera pas. Car rien ne vaut une conversation ré-établie avec l’entourage immédiat. La suite, elle, surviendra toujours en aval des dynamiques entreprises, avec l’aide notamment des nouvelles générations impliquées…

Soeuf Elbadawi

A la Une, des élèves du Club Soirhane en train de répéter à Mirontsy.