Le 18 janvier dernier rappelle la mise en place du célèbre et triste Visa Balladur dans l’Archipel. A Mirontsy où une stèle est érigée au nom des victimes, on commémorait le fait, ce dimanche 22 janvier. Mirontsy est peut-être le seul endroit du pays pour l’instant, où l’on se se remémore ces milliers de morts. Pour l’occasion, nous publions ce texte d’Ahmed Ali Amir (Al-Watwan du 07/04/07), paru en pleines tensions avec la France, à un moment où les élites dirigeantes aux Comores donnaient plus que jamais le sentiment de capituler sur la question de la souveraineté nationale. L’ancien journaliste posait la question ici de savoir où étaient passés les intellectuels comoriens ?
Les intellectuels comoriens vivent reclus comme des moines. Ils se complaisent dans leur silence et leur méditation et sont même agacés, si on tente un tant soit peu de les déranger dans leurs rêveries. Ils se posent en innocents, souvent en victimes. Adulés par les pouvoirs, ils en tirent le maximum de profits, en se dissimulant dans les pénombres des palais, pour rédiger les discours, préparer les accommodements juridiques, qui justifieront les coups tordus, donnant en tous temps un sens presque romantique aux bruits de botte de Kandani, au bruits sourds des zodiacs des mercenaires, aux dilapidations criminelles des fonds publics ou aux dramatiques naufrages quotidiens des kwasa entre Mayotte et Anjouan.
De fortes personnalités de la place qui ont, avec le recul, joué par accident, le rôle de gardiens des valeurs morales et communautaires, des socles de l’unité et de l’intégrité du pays quand elles étaient fortement menacées, se sont rangées derrière des causes moins gratifiantes.
Amitié, finances, avantages divers, etc.
Au nom d’une prétendue amitié entre la France et les Comores ou de relations éphémères avec les représentants de la France aux Comores, ou plus humiliante encore, en raisons d’avantages financiers, de bourses d’études, de voyages culturels, ou d’expertises lucratives, ils lâchent leur pays, violent leurs propres repères, au profit du réalisme politique, avec tout ce que cette expression comporte de concessions, de compromis, de compromissions, voire de trahison.
Nous avons pourtant des noms de sommités nationales qui ont autorité pour s’engager dans la sphère publique. Leurs analyses, leurs points de vue, leurs positions, sur tous les sujets, pour défendre les valeurs qui fondent le désir du peuple comorien de partager un destin commun, peuvent entretenir ou provoquer des mouvements d’opinion. Lors de la période sécessionniste, nous avons eu droit à des textes salvateurs… A l’Université des Comores, comme une fourmilière, se bousculent des éminences grises, têtes baissées, préoccupées, aujourd’hui, par l’idée d’éviter les guet-apens qu’elles se dressent entre elles, dans la conquête des postes de doyens de l’institution.
Haut-lieu de la contestation
Alors que l’université est contestée dans ses programmes et pour la qualité de ses enseignants, les étudiants et le pays n’ont pas droit à l’éclairage de ceux qui en ont la charge, mais à une bataille de chiffonniers pour le poste de président de l’institution.

La seule autorité qui avait pris la question du Visa Balladur au sérieux – le gouverneur Anissi Chamsidine – n’a rien pu faire de ses promesses faites à Mirontsy, il y a plus de deux ans.
L’université, le haut-lieu de la contestation, du savoir et de la culture, a donné lieu à un spectacle qui traduit le malaise interne. Des étudiants n’ont pas hésité à y hisser le drapeau français pour revendiquer la tournante. Parce que les enseignants pensent qu’il suffit de déballer leurs cours académiques pour en faire une université de référence, ils risquent, et ils le savent, de former une génération d’automates, qui ne trouveront aucun emploi digne. Elle est loin, très loin, l’Ecole nationale supérieure de Mvuni, qui a envahi les rues de Moroni en 1999 pour exiger le départ de Bob Denard, après l’assassinat du président Ahmed Abdallah.
Mais où donc se terrent-ils, ces intellectuels ? Des Comoriens, jeunes femmes et enfants, près de 16.000 en 16 ans, fuyant la misère, ont péri en mer, entre Mayotte et Anjouan, dans des conditions atroces, avec plein d’espoir dans la tête. Des Comoriens, 3.000 par mois, sont expulsées en terre comorienne par une puissance coloniale pointée du doigt par les Nations Unies.
Où sont-ils passés ?
Pendant que des commissions françaises mettent en cause des pratiques de leur gouvernement, notamment les conditions inhumaines du Centre de rétention administrative de Mayotte, pendant que la commission française de déontologie, par une seule enquête, émet des hypothèses graves mettant en cause la responsabilité de la police des frontières française, assimilant ces pratiques de surveillance des mers à un homicide involontaire, aux Comores, nos intellos détournent leur attention de ces drames, se contentent et se vantent de tapes « blanches » sur leurs épaules.
Il est fort possible, en lisant la missive de l’ambassadeur de France adressée au vice-président de l’Assemblée de l’Union, Ahamada Djaé, accusant les Comoriens, tous autant qu’ils sont de « double langage », que certains Français évoluant à Moroni ignorent que dans la continuité de Voltaire défendant Calas, Emile Zola et Octave Mirbeau se sont engagés pour défendre le capitaine Dreyfus, que Jean-Paul Sartre et Pierre Vidal-Naquet ont dénoncé la torture en Algérie, que Michel Foucault s’est bagarré pour les droits des prisonniers et Pierre Bourdieu, des chômeurs.
Ces hommes-là ont fait la grandeur de la France, tandis que ceux qui ont choisi par le silence d’être complices des injustices ou des atrocités que perpétue la France dans le monde contribuent à sa décadence.
La main de Pétain à Montoire, l’horreur des eaux à Mayotte
Alors, messieurs les franco-comoriens ! A défaut de choisir les Comores par amour pour la France, sachez choisir la France généreuse, celle de la résistance, celle des lumières, la France de Sartre et de De Gaulle, et chassez de vos esprits la France des bombes, de la torture et de la collaboration, encore nostalgique des pratiques coloniales en Afrique. L’image de la France de Pierre et du maréchal Philippe Pétain, serrant la main d’Adolf Hitler à Montoire, n’est pas si différente et éloignée des poignées de main que vos objectifs fixent à longueur de journée, avec des hommes qui justifient l’horreur dans nos eaux territoriales.
(…)



Il y a plus de deux ans se tenaient des discours au sujet des victimes du Visa Balladur à Mirontsy, lors d’une commémoration autour de la stèle faite par la ville en leur nom.
L’intellectuel n’est pas celui qui collectionne les livres ou qui accumule les diplômes. Dans notre entendement, des hommes et des femmes ont accédé à des positions sociales respectables, disposent de formes variées d’autorité qu’ils doivent mettre à profit pour persuader, proposer, convaincre, débattre, permettre à l’esprit critique de s’émanciper des représentations sociales, de dénoncer les injustices, les abus, les dérives…
Alibis ?
Certains d’entre eux se cachent ou s’affairent derrière les causes environnementales pour se donner bonne conscience, d’autre s’habillent des oripeaux de la cause du développement communautaire pour exister, la plupart se croisent dans les couloirs des organismes internationaux et attendent tranquillement leur retraite pour venir chez eux mesurer la profondeur de l’abîme, le poids de la misère, le fardeau des détresses humaines. Tous ont conscience qu’ils tournent le dos aux Comores, tous savent que d’un moment à un autre, ce pays orphelin risque d’imploser.
Je ne fais pas ici appel à l’intellectuel pour écrire et se transformer en grand penseur réfugié dans l’abstraction, cogitant sur le doute. Le pays n’a pas besoin d’enfants coupés de la réalité ou traitant de sujets qu’ils connaissent approximativement. Il a besoin de ces intellectuels qui peuvent braver les mers tumultueuses pour accompagner les kwasa jusqu’à destination, des hommes qui oseront enfin défendre les causes justes de leur pays, fut-ce à leurs risques et périls.
Camus disait que l’écrivain « ne peut se mettre au service de ceux qui font l’histoire. Ilest au service de ceux qui la subissent ». Votre rôle est donc de parler, écrire et agir au nom de ceux qui ne peuvent pas le faire.
Ahmed Ali Amir
En Une : une image prise lors d’une commémoration en l’honneur des victimes du Visa Balladur à Mirontsy.