Affaire de cuisine et d’époque

Fatiguée d’avoir à déformer son palais, à force de bouffer fade et uniforme, une jeunesse issue de l’immigration comorienne en France tente, depuis peu, de retrouver un art du bien manger, hérité du pays de leurs parents. Odeurs, couleurs et saveurs. Cet article est initialement paru dans le n°5 de Mwezi Mag en octobre 2020.

Des histoires de cuisine, rapportées de l’enfance, reviennent à table. Echanges de recette, éloge des savoir-faire, anecdotes savoureuses. Chacun y va de son petit récit, qui se finit toujours autour d’un bon plat. Pilau, lihoho, tsambu za huma ou encore fenenetsi. Du moment qu’on trouve les bons ingrédients à Noailles ou à Château-Rouge.

Ramener le pays dans sa cuisine contribue, dit-on, à la meilleure des intégrations. « Le Français aime bien manger. Les Comoriens apprécient de partager leur table. Il suffit d’un prétexte – anniversaire, mariage, soirée communautaire – pour que les visages s’illuminent devant l’assiette » relève Souad Ahmed, arrivée en Bretagne, il y a 30 ans.«Ce sont les recettes de ma grand-mère qui m’ont fait accepter. Mon mari en tirait une telle fierté qu’il fallait assurer à toutes les fêtes de voisinage ». La convivialité d’un repas a toujours joué dans la relation aux Comores. En dehors des quartiers comme ceux de Souad, les Comoriens s’appliquent à servir en salle ou à polir la vaisselle des restaurants : « Ils n’excellaient jamais dans le choix du menu, encore moins aux fourneaux ».

Marché aux épices à Noailles (Marseille).

Mais on a beau dire, le changement, toujours, arrive. Nostalgie et fierté oblige, on a commencé par faire venir les produits du bled. « Les gens, sourit Fatima Saïd, revenaient avec les produits les plus improbables. Nfi ya huma, mavidoko, madaba. Des plats préparés, des denrées périssables, irritant le flair des douaniers. On ne compte plus le nombre de passagers bloqués à la frontière pour une valise remplie d’herbes et d’épices ». Et c’est là que s’est imposé l’épicier du coin. Indien, chinois ou africain, il s’est surtout montré capable de ramener les saveurs-pays à proximité. « On ne compte plus le nombre de gens qui al- laient se ravitailler chez le Chinois de La Courneuve ». Comme d’autres communautés, la comorienne s’est engouffrée dans ces boutiques, souvent de seconde zone, mais aux produits bien estampillés.

Puis sont arrivées les années 2000. Avec l’apparition d’une jeunesse bobo, incapable d’attraper la geste des parents, mais quand même amatrice de saveurs-pays. « On savait que c’était bon, mais on ne savait pas y faire. En même temps, on en avait marre du KFC. C’est là qu’est née la mode des traiteurs-mai- sons », se souvient David. « Des ma- mans se sont mises à arrondir leurs fins de mois, en préparant des plats pour les proches contre un peu de caillasse ». Un business improvisé, qui s’est développé en un rien de temps, dont les bonnes adresses se retrouvent sur les réseaux, sur instagram et facebook, tendance Gâteaux na Magato.

Ahamada Binali, un des rares chefs comoriens.

Le boom n’aboutit pas forcément à de véritables enseignes établies. La plupart des candidats en cuisine méconnaissent le métier de la restauration. Ils bidouillent dans leur coin, sans en maîtriser la chaîne. Or c’est la première des exigences, comme l’explique Ahamada Binali, l’un des rares chefs (label Massiwani), plébiscités de la planète Comores en France : « On pense qu’il suffit de savoir cuisiner. On oublie que ce sont des heures de travail, de la gestion, de la compta, du secrétariat, du droit. C’est cela ouvrir un restaurant ! On ne se contente pas d’ouvrir sa cuisine à tous. Il y a des codes, des normes. Un circuit d’hygiène à maîtriser. Il y a le fait de savoir raconter son pro- duit. Il faut aussi le tarifer, en fonction de différentes caractéristiques. Le quartier, la surface, la masse salariale ». Des questions que ne se posent pas ces cuistots improvisés. Loin de là…

Dans toute la France, n’existent, aujourd’hui, que quatre ou cinq restos réellement dédiés à l’archipel. A la mode, Wupisi – rue de Terre-Neuve à Paris – a cependant permis de se rendre compte du nouvel engouement : « La communauté commence à faire parler d’elle. Et la cuisine revient toujours dans les discussions, pour des gens qui découvrent notre petit monde. On nous demande toujours si on connaît un bon restau. Les Français n’ont pas cette facilité qu’ont les Comoriens d’aller manger chez les autres, et les Comoriens n’ont pas toujours les moyens de les recevoir chez eux. Un restau arrange tout le monde ». En économie, on parle d’un marché de niche. Face aux exigences du marché, les « restau » comme Douceur Piquante à Marseille vont sans doute obliger les traiteurs-maison à se professionnaliser davantage. Que de bonnes nouvelles pour les Comoriens, qui, pour une fois, se positionnent clairement « en consommateur de produits-pays dans la restauration », selon Ahamada Binali.

Soeuf Elbadawi

En Une, une spécialité du chef Ahamada Binali.

Mwezi Mag était un magazine culturel promu par Ab Médias aux Comores.