Vert cru, Juste dans son injustice, La vie, cet exil… Trois récits romanesques sur une société comorienne où l’on s’extirpe avec peine de ses affres existentielles. Touhfat Mouhtare, Mladjao Abdoul Anlym et Oluren Fekre narrent trois destins contraints à l’exil (éditions KomEdit).
Un exil érigé en névroses. Mrikawu y investit notamment l’honneur de son père. Malik élucubre sur la légitimité de faire siens les espoirs que son père a placés en lui. Rhen, quant à elle, n’a pour unique choix que de revenir vers ce à quoi son père adoptif l’a exilée vingt ans plus tôt. Un exil qui interroge leur société, leur condition. Quels pans d’eux-mêmes ces trois personnages fuient-ils ? A quels réquisitoires ces trois romans se prêtent-ils ? Rhen, Mrikawu et Malik parviennent-ils réellement à se délier de leur pays ?
Fuir
Dans Vert cru, rien n’oblige Rhen à fuir Ngazidja. L’instinct de sa mère adoptive, Idûd, suffit. Une décision impromptue dont se saisit Aziz Khudra pour conjurer un sort, qui s’est acharné sur elle. Un départ inopiné auquel Idûd se résout aussi par névrose _ Idûd, une femme asservie par sa condition sociale. Une femme dont le corps ploie des années durant sous la perversion d’un homme. Un corps dont elle se sent dépossédée depuis l’enfance. Rhen est sa délivrance, son sursaut. Idûd la sacralise tant qu’un soir elle la lave jusqu’au sang. La prémunir des sévices et de « la crasse de la bête » [1] l’obsède : « En raclant à la fibre la peau de ta fille, tu décapais en toi-même la souillure »[2].
Idûd, par amour pour sa fille, rompt cette nuit-là le cycle infernal de l’asservissement. Elle qui a tant plié en silence, rejette l’horreur de trop. Elle refuse que sa fille soit violée à son tour par son maître, Kazana. Elle brise ses étaux pour protéger Rhen, se venge et tue. « Ce soir tu rejetais les larmes forcées, les cœurs que l’on brise, les corps que l’on ouvre de part en part pour se prouver sa puissance. Tout cela ne faisait plus partie de toi, tout cela, tu en extirpais ta fille ; tout cela, tu le laissais derrière, parce que tu le voulais ; parce que, ce soir, tu décidas que tu le valais. Ce soir tu valais le refus »[3].


Touhfat Mouhtare.
Idûd confie Rhen à Aziz. Elle perçoit là l’unique ataraxie possible pour elle-même. Plus encore, l’exil lui semble la seule exemption envisageable pour sa fille et l’unique façon de s’affranchir toutes deux de leur condition. Pour Aziz aussi, c’est le seul moyen de racheter la lâcheté d’une société qui viole, classe, brime et sacrifie ses enfants. Une société où rien n’épargne Idûd. Son statut de mshendzi (esclave) l’y réduit à rien.
« Pars avant que ces monstres ne te rendent encore plus folle que je ne suis fou»[4], le supplie son ami Shabane. Aziz et lui déplorent que la mère et sa fille ne puissent échapper à leur tragédie. Promettant d’offrir une autre vie à Rhen en d’autres lieux, Aziz la fait partir des Comores à ses 5 ans. Contre toute attente, Idûd disparaît à ce moment-là, libérée et insaisissable, telle une entité des eaux.
Dans le roman de Mladjao Abdoul Anlym, misère et ascendance servile oppressent Mrikawu, tel un marquage au fer rouge ou un crachat poisseux qui glue. Il a honte puis doute de la justesse de son injuste condition. Il bouillonne en effet, au point de remettre en cause la volonté divine. Allah était-il obligé de l’accabler à ce point ? se demande-t-il. Cette vie monotone, cette indigence qui déshonore sa famille, cet avenir sans perspective, le désespèrent au plus haut point : « Son père était encore et toujours ce guzi[5] non accompli, ses sœurs encore célibataires et ils vivaient tous dans cette maison en tôle, symbole de leur dénuement ». [6]


Mladjao Abdoul Anlym dans une librairie à Saint-Denis, lors d’une rencontre littéraire autour notamment du travail d’Oluren Fekre.
Mrikawu essuie les humiliations et le mépris d’une société qui déifie le anda et le je viens. Une société qui disgracie le pire des infortunés. « L’espoir n’existe pas dans ce foutu pays. Il n’a jamais existé pour des gens comme nous »[7], pense-t-il. Il comprend que seul l’exil peut effacer une ardoise sociale infâme. Partir pour octroyer un rang de notable à sa famille est pour lui la seule issue. Mladjao Abdul Anlym poste Mrikawu dans une quête à marche forcée pour une dignité. « Le bonheur impose qu’on aille le chercher […] Il faut savoir forcer le destin » [8] atteste Soulé, compagnon d’exil de Mrikawu.
Héros de La vie, cet exil… Malik est sommé de hisser haut les couleurs de son pays. Or, son héroïsme est au caveau. Pour devenir « un grand homme avec des responsabilités nationales » [9], la France est l’étape idéale, lui assène son père. De ce « Pays-Graal », il lui exige un diplôme de droit, afin de contribuer au développement des Comores : « Nous avons un pays neuf mon fils, tout est à construire, l’avenir t’appartient, toi, tes sœurs, et ta génération, alors tu sais ce qui te reste à faire »[10]. Ce patriotisme tétanise le fils. Malik, en effet, s’en va en France comme à la mine. Lui, dont le visa Schengen est gage de liberté et d’un « way of life occidental » «, finit par courber sous les utopies d’un père castrateur et avide d’obtenir une revanche sociale. Seule Nahfati – son homme de sœur – a les couilles de le défier. Malik quant à lui fait sienne la maxime de Platon : « La vie est un court exil ». Par peur de décevoir, il n’assume rien de la vie qu’il mène en France. Être devient pour lui un leurre, une illusion :« je – chose 1 – faisais tout pour éviter les foudres du Vieux, en étant aussi parfait que possible » [11]. Cynique et acculé, il ressasse ses forfaitures et déraisonne.
Revenir ?
À la mort de Cyn, écrit Fekre, Malik tente de contenir en une sorte de délai de viduité ses relents sacrificiels. Le corps de sa petite amie, une comorienne née en France, au caractère rebelle, doit être rapatrié. Il souffre de ne pouvoir révéler l’amour qu’ils se sont porté. Malik maudit les simagrées comoriennes qui l’empêchent de lui rendre un dernier hommage. Il raille et fulmine contre ces us hypocrites qui le poussent, lui aussi « en avant vers la petite mort ! » [12]. À une inexistence en somme. Il ne consent plus à revenir en « espoir » de la nation. Malik s’imagine plutôt brandir un bras d’honneur et radote jusqu’au sarcasme. Il est persuadé que « les bœufs auront trois pattes »[13] bien avant qu’une révolution ne transforme son pays. Et trois mois après la mort de Cynthia, le patriotisme est la pièce maîtresse d’une comédie pour laquelle il ne compose plus. Mieux vaudrait, estime-t-il, revenir à une petite estime de soi. Au moins en France, compare-t-il, « l’individu ça signifie quelque chose »[14]. Or, de ses remises en cause il ne fait rien, mais n’en vitupère pas moins.


Oluren Fekre aux côtés de son éditeur, Chamanga de la maison KomEdit dans une librairie à Saint-Denis, à l’occasion d’une rencontre autour de son travail.
Le retour de Rhen est le starter de Vert Cru. Elle s’en vient aux Comores comme d’autres migrent : sans rien à perdre. Aziz, son unique lien avec l’archipel est mort dans un crash aérien, revenir devient alors, pour elle, une évidence quasi-mystique. L’orpheline est, en effet, en quête d’un « sol ferme sur lequel tenir debout »[15]. Elle est une je viens qui se cherche. Découvrir son identité et renouer avec ses origines l’anime. Si bien qu’elle en ressent le souffle à l’instant où elle pose le pied à Ngazidja. Même les traditions du pays sont pour elle un point d’ancrage, bien qu’elle n’ait aucune maîtrise de leurs complexités. L’esprit de sa mère, raison ultime de son retour, est son fil d’Ariane. Il lui est impérieux « de savoir par quel ventre elle était arrivée au monde » [16].
Pour Mrikawu, après sa traversée ratée depuis le Maroc, il est insoutenable de revenir aux Comores plus loqueteux qu’il ne l’était. Il est des trois personnages celui dont l’avanie d’une société hiérarchisante exacerbe le rêve d’ascension sociale. Il a trimé de plein fouet pour négocier son exil. Son périple vers la France est jonché de rêves brisés et de morts. Son retour aux Comores, il l’envisage non pas en rejet d’un système sociétal, mais plutôt en revanche contre un mauvais sort. Contre une fatalité implacable. Jusque-là, on ne voyait en lui que le« Makuwa de merde »[17], un fils de « guzi ». En bravant le destin, Mrikawu se figure revenir pour laver sa honte et celle de sa famille. « Un jour, il reviendrait avec un autre statut clouer le bec à tous ces médisants »[18], se répète-t-il.
Déchoir
Dans une société comorienne obsédée par ses travers et ses mœurs ancestraux, l’exil accuse. Il indexe un pays où l’on préjuge et ostracise. De prime abord, l’exil paraît affranchir Rhen et Mrikawu. Il permet à ce dernier d’acquérir une situation et l’auréole du Jeviens. Mrikawu peut dès lors déboulonner l’image déplorable de son père et lustrer son passé. Il hisse surtout sa famille et lui sur un socle révéré. Mais au fond, il ne fait rien d’autre que séparer des tares de l’ivraie. Il se libère d’un joug pour s’enchaîner de plein gré à un autre rouage. Il se lie à une autre forme d’asservissement : le anda.

Quitter l’archipel ou bien revenir ? Telle est la question…
Quant à Rhen, dans un pays où l’amnésie et le déni crucifient au-delà du tabou, elle a du mal à démêler les nœuds d’un passé dont elle n’a pas idée. Elle refuse à son tour les silences autour de son histoire. Bien que muette, elle persiste et signe, au propre comme au figuré, pour détisser son vécu à Bandar, son village natal. Le rite animiste auquel elle se soumet (le manâmein) dénoue des entrelacs dont elle ignorait tout. Rhen exhume une société qui cantonne chaque femme à sa lignée familiale et à une classe sociale. Une société qui ne permet à aucune d’entre elles d’exister. Chacune se meurt à force de porter en silence des statu quo et la salissure des viols subis. Des femmes dont l’histoire et le trauma sont délibérément tus ou cachés : « …en réalité, nous avons exacerbé chez eux le penchant pour la nuisance aux femmes, aux mères, et nous leur en avons appris d’autres. Pour que perdure le massacre intérieur »[ 19] déplore un personnage.
Des trois héros, Malik est peut-être le plus lâche. Rhen et Mrikawu misent sur un retour, alors que lui s’y résout à contrecœur. Pour eux, il est une étape salutaire là où pour Malik il sonne le glas de sa liberté acquise. Quatre années loin des Comores et revenir le mortifie. « Je pense à ces taulards qui courent, courent, courent, pour oublier la cellule qu’ils finiront par retrouver, pour oublier les portes derrière lesquelles on les engloutit » [20]. Il se plaint de devoir tirer un trait sur son vécu et tente de ne pas sombrer. Mais il ne réussit qu’à suturer sa vie dans un delirium : « J’écris, j’écris, j’écris parce qu’il n y a que ça qui me fait du bien.[..] J’écris, j’écris, j’écris en attendant de revenir me prostrer au fin fond de mon cerveau. Il n y a pas pire mitard qu’un cerveau humain »[21]. Il ne sait comment tenir sur un piédestal, tout en étant un alien de fils, une épave en déambulation. Malik se sait lié quoiqu’il lui en coûte à son pays. Et il n’est pas dupe de l’incohérence de ses élucubrations, ni du charivari de ses névroses. Ses griefs envers les travers de sa société ont pour limite son besoin irrépressible d’y trouver refuge. « Amener mon cerveau au pays pour le réparer en le laissant se sustenter d’un peu de vie de famille. Se lever. Se recommencer. Tourner la page »[22].
Touhfat Mouhtare, Oluren Fekre et Mladjao Abdoul Anlym vouent leurs héros aux gémonies de leur société. Les trois romans récusent une chape qui plombe le destin de chacun d’eux. À un point ou l’autre de l’exil, chaque récit positionne son lecteur face à la toquade d’une existence en dehors de soi. Et Eschyle d’affirmer qu’« il est aisé à qui n’a pas le pied en pleine misère de conseiller, de tancer les malheureux ». Face à une « comorianité » aux carcans mortifères, aucun des trois personnages ne saurait non plus renier ad vitam æternam leur pays. L’exil est une quête au-delà d’un ailleurs verdâtre. Quelles qu’en soient les raisons, il présage inexorablement un retour.
Abouharia Daouda Rafion
[1] Touhfat Mouhtare, Vert cru, KomEDIT, P.260
[2] Ibid P.260
[3] Ibid P.265
[4] Touhfat Mouhtare, Vert cru, P.264.
[5] Terme dépréciatif désignant dans le roman, le statut d’un homme qui n’a pas accompli le anda (grand-mariage).
[6] Mladjao Abdoul Anlym, Juste dans son injustice, KomEDIT, 2016, P.124
[7] Ibid P.132
[8] Ibid P.209.
[9] Oluren Fekre, La vie, cet exil…, KomEDIT, 2015, P.31.
[10] Ibid P.89.
[11] Oluren Fekre, La vie, cet exil…, P.31.
[12] Ibid P.87.
[13] Ibid P.88.
[14] Ibid P.39.
[15] Touhfat Mouhtare, Vert cru P.138.
[16] Touhfat Mouhtare, Vert cru, P.9.
[17] Mladjao Abdoul Anlym, Juste dans son injustice, P.167. Parlant ici d’esclave originaire d’Afrique de l’Est ayant appartenu aux arabo-chiraziens qui se sont installés aux Comores.
[18] Ibid P.170.
[19] Touhfat Mouhtare, Vert cru, P.283.
[20] Oluren Fekre, La vie, cet exil…, P.28.
[21] Ibid P.28.
[22] Ibid P.91.