Réflexion sur l’usage de la langue française dans la littérature comorienne. Article paru dans le n°34 d’Al-Watwan Magazine en décembre 2013[1]. C’était il y a dix ans…
Dans l’archipel, poètes et fictionneurs écrivent pour donner corps à une réalité complexe, peu nommée jusque-là. Un corps verbal de pays de pays, en réponse à une absence prolongée du circuit labellisé des imaginaires de ce monde. De fait, ces auteurs essaient de mettre leur paysage de vie en partage, en essayant de se projeter au-delà de leurs imites géographiques. Avec une certaine inquiétude, cependant. Le fait de devoir écrire en français, langue étrangère[2], pour un petit pays encore en quête de sa souveraineté, de devoir passer au travers de cette langue d’intrusion pour se faire entendre du reste de la planète.
Aux yeux de la critique spécialisée, ces îles préfigurent une sorte de terra incongnita dont le récit littéraire se tisserait dans la fragilité des temps d’oraliture passée. Une vérité possiblement discutable, si l’on prend en compte les récits publiés en d’autres langues, tels que celui de Selim Abacari, paru en kiswahili, au début du 20ème siècle, à Londres notamment. Mais combien sont-ils, au final, d’auteurs comoriens, répertoriés dans les bibliothèques ou édités dans la puissante et fameuse République des lettres[3] ? Le fait d’écrire dans une langue qu’une poignée d’auteurs considèrent comme un « butin de guerre »[4], sans jamais y croire véritablement, ne suffit, en tous cas, pas à rendre les rêves de partage d’imaginaire tangibles. Le français reste une langue d’occupation aux Comores, tout en étant, étrangement, langue officielle et d’administration. Une majorité de la population de l’archipel le subit mais ne le parle pas, ne le maîtrise pas, loin de là. Une élite, seule, en joue merveilleusement, avec un plaisir certain. Il arrive même que certains parviennent à le détourner de son usage officiel, à le tordre avec raison, à le faire se retourner sur son séant, dans l’urgence et la survie d’un pays déconstruit.


Les deux visages consacrés de cette littérature comorienne d’expression française au niveau international, aujourd’hui : Toufhat Mouhtare et Ali Zamir.
Car l’ambiguïté coloniale, toujours, demeure, une grande partie d el’archipel étant encore sous tutelle. « Comment continuer à écrire dans la langue de celui qui occupe et qui est responsable de milliers de morts ? » sinterrogeait, il y a peu, Mohamed Nabuhani, auteur de Kashkazi, Kusi, Misri[5]. Son livre, premier récit publié en langue shikomori, se laisse néanmoins introduire par une double préface écrite en français et en arabe. Comme une envie de s’arranger avec ces langues d’aliénation devenues[6], au fil du temps, « béquilles » pour toute une intelligentsia. Comme si l’acte d’écrire dans la langue du pays ne suffisait pas à convaincre du bien-fondé d’une démarche.
Une chose aussi ! Le livre restant cet objet très peu célébré localement, y compris de la part de l’institution, les auteurs se retrouvent souvent dans cette situation absurde, où le français, langue d’emprunt, les amène à écrire pour un public improbable. A qui s’adressent-ils, en fait ? A un semblable, qui ne serait pas celui que l’on imagine ? A un lecteur potentiel, qui ne serait pas identifié en fonction d’une appartenance au même territoire ? Autant d’interrogations que de livres en librairie, en réalité. La littérature comorienne d’expression française est pourtant la seule consacrée, aujourd’hui, dans l’archipel. Mais ceci, peut-être, explique que e livre y apparaisse (parfois) sous les couleurs de l’imposture et du déni.
Soeuf Elbadawi
Image à la Une. Mohamed Nabuhani au Muzdlaifa House.
[1] Littérature Le temps du questionnement, n°34, décembre 2013.
[2] Bien que consacrée comme première langue officielle du pays, le français reste une langue d’occupant, d’autant que la langue comorienne est négligée par les autorités, non enseignée, non transmise aux plus jeunes. A l’école, les enfants à parler selon une langue que ne décrypte pas la majeure partie de la population.
[3] Cf. Pascale Casanova.
[4] V. Kateb Yacine.
[5] Komedit.
[6] A des niveaux différents, sans doute.