EEkudja ba Délices tsizo

La cuisine comorienne exige un savoir-faire certain et une maîtrise de sa diversité. En France, où elle se développe de plus en plus, elle n’a pas toujours l’allure noble à laquelle elle aspire. Certains, à l’instar de Sania Tourqui, parviennent à lui garder ses saveurs. Portrait d’une passionnée du bon goût.

Un coup de bigot, deux ou trois rendez-vous gashi, le temps, la distance, et enfin une voix au bout du téléphone. Humble, sans prétentions, mais sensible, bien qu’un peu hésitante, à l’idée d’en faire tout un plat. On aimerait, lui dit-on, causer cuisine ensemble ! C’est qu’elle en connaît un bout ! Sania Tourqui est aujourd’hui consacrée sur l’ensemble du réseau communautaire comme « the » mère pâtissière from Comoros Islands. Ses recettes pour gourmet et palais y sont fort appréciées. Elle a sa propre chaîne YouTube depuis 2012 (EEkudja Delices), sa page facebook (Kheir DDawedjou), ses groupes sur le réseau (La cuisine comorienne et d’ailleurs). Elle apporte son savoir-faire lors des fêtes de mariage et caresse de temps à autre – et pourquoi pas ? – le projet de se lancer dans le commerce des épices ou de monter un restaurant. On lui demande une photo. Elle dit qu’elle n’aime pas trop se montrer. Question d’humilité. On insiste…

On lui demande ensuite ce que serait sa suggestion justement pour un menu mariage parfait ? Histoire d’entamer la conversation. Elle répond par texto. « Je commencerais, dit-elle, par un katless badjia en apéro, je servirais un bon biryani aux épices, du roho et du castadi pour finir, accompagné d’un bon thé aux plantes, pour changer ». Le tout fait-maison à la comorienne, avec des produits qui viendraient ou qui ressembleraient au pays. Authenticité, originalité, simplicité. On imagine à la place les éternels sambousa sentant bon la friture, les habituelles galettes revisitées de futra et de kuskuma et leurs sauces chargées à bloc, les énormes plats de maele ya nazi, ntibe, madaba, dziwa et ndjizi. Bien qu’il y ait multiplication du nombre de traiteurs-pays dans l’Hexagone – « tout le monde s’est lancé, mashallah », souligne-t-elle –, le menu communautaire est resté bien ordinaire dans les mashuhuli hors du pays, sans surprise.

Zilosa et les trois K : katrilesi, kaimati, kuskuma.

De temps à autre, un pilawu vient faire la différence, mais ça ne va pas plus loin ! La répétition du même rassure les migrants en chef. La rumeur prétend qu’on mange mieux au repas des femmes pour l’annonce du mariage (ndo mhogo) qu’au mariage lui-même. On a beau tutoyer la Tour Effeil ou courir sous le dôme de Marseille, on apprécie d’entretenir le stéréotype, à même les gamelles. Comme si l’on ne pouvait se vivre qu’à travers des clichés. Alors que la gastronomie comorienne paraît bien plus vaste… La demande est pourtant forte en France de nos jours. Toutes les femmes qui ont grandi en cuisine familiale se reconvertissent dans la livraison de plat-pays. « Il y a une telle demande de la part de la jeune génération » raconte une maman de La Courneuve. « Les enfants nés ici sont demandeurs de ce qu’ils ne savent pas faire en cuisine. Ils veulent retrouver des saveurs d’antan. Malheureusement, ils ne connaissent que les classiques.  Alors, on leur prépare les mêmes plats, d’autant que leurs proches ne leur parlent que de ça. C’est difficile de proposer du sagou ou du fenenetsi. Aux Comores, déjà, on ne sait plus vraiment ce que c’est. Les traditions se perdent ».

Sania Tourqui, elle, défend son menu dans le détail. « Les badjia, ce sont des beignets à base de grains d’azuki (curcuma, ail, piment), les katless sont fait avec des pomme de terre, en purée de thon-piment pour les ingrédients ». On salive.La « cheffe » précise pour les bouches trop curieuses : « J’utilise souvent du piment, ail, échalote, du persil et de la menthe fraîche ». Et pour le biryani ? Elle ouvre sa marmite pour éviter un quelconque malentendu : « du bon riz basmati, beaucoup d’épices (cardamome, cannelle, coriandre, cumin, feuille de laurier, masala (dalao la mtuzi en shingazidja) ». Avec quelle viande servir pour être au plus juste ? « C’est au choix ! Moi je le prépare souvent avec de la viande d’agneau ou du poulet, que je laisse mariner toute une nuit ». Et pour le dessert ? « Le roho est un délice très sucré, qu’il faut consommer avec modération. Il est fait à base d’œufs, de lait concentré, de sucre, de beurre clarifié et de poudre de cardamome. Le castadi, lui, est une crème-dessert, fait à base de poudre de custurd. Du lait concentré sucré et de la poudre de cardamome. Et pour le thé, on le fait avec du gingembre, de la cannelle, de la cardamome, de la citronnelle, du gros thym et de la menthe ».

Fenenetsi, biryani, roho…

On sent une passion qui l’anime depuis le plus jeune âge. « J’ai commencé il y a longtemps, maintenant ». Mariama Mahmoud, une « grande sœur », connue pour avoir publié – à titre posthume – l’un des plus incontournables livres de recette comorienne[1], l’a accompagnée à ses débuts. « C’est elle qui m’a initié aux pâtisseries. J’ai commencé par les gâteaux, avant de me perfectionner ». Il y a aussi sa mère, qui servait son pilawu à Dawedju, sur les hauteurs de Moroni, le meilleur ! « J’appréciais ces moments où on faisait revenir les épices ». Il y a eu également les koko. On n’oublie pas de citer ses grands-mères en science culinaire. « Je suis né entourée d’une famille de mamans qui cuisinaient ». Celle du Garani, un quartier de la médina, avec ses zalbiya, a laissé une empreinte : « Ce parfum de cardamome… Je repense aussi à l’odeur du shira. Ce sirop de sucre dans lequel on imbibe la zalbiya. Le ârqi, l’eau de rose, le nkarafu, la girofle. Ces odeurs me ramènent à l’enfance ». Mariée, Sania Tourqui a pris plaisir à cuisiner pour son homme. À son premier congé parental, elle en a profité pour se perfectionner, mais uniquement pour ravir sa famille. Puis lui est venue l’envie de partager son savoir-faire sur les réseaux, encouragée par ses propres enfants.

« Cela m’a beaucoup apporté, beaucoup de gens se sont inspirés de ma cuisine, certains se sont lancés dans le commerce depuis, à force ». Mais son humilité demeure toujours plus grande. Les réseaux sont des moments intenses de générosité, confie-t-elle. « J’apprenais moi aussi. Mi mnashioni pvangu[2]. J’apprenais aux autres à savoir faire, tout en apprenant à mon tour ». Un donné pour un rendu, son monde est ainsi fait de don et de contre-don. Sur les réseaux, elle se souvient d’avoir commencé par un partage de recettes sur skyblog. Au départ, il n’y avait pas foule. « C’est ma petite sœur Koko Echat qui m’a conseillé d’utiliser YouTube. Plus tard, j’ai lancé la page facebook, créé le groupe la cuisine comorienne et d’ailleurs, ouvert à tout le monde en 2013, qui est vite devenue une référence ». À la Réunion où elle réside un temps, elle se retrouve sur un plateau télé, à l’occasion d’un concours culinaire. « J’étais stressée, je me souviens, on était deux cents, je n’y croyais pas. Les Comoriens m’ont soutenu ». Elle s’était présentée, sans le moindre a priori, juste pour voir. Étapes, jury, puis finale. On retient son nom : « Je leur ai demandé, vous êtes sûr ? »

Les cours de cuisine qu’elle donne sur le net.

Sania Tourqui est alors sortie du bocal (télévisé), avec de nombreuses sollicitations, de part et d’autre. Des compatriotes, ravis de retrouver un goût-pays, venaient frapper à sa porte. Des créoles, qui avaient besoin de découvrir les saveurs des îles d’à côté la sollicitaient. Roho, madaba ou encore ndrovi ya nazi. Une petite clientèle s’est constituée autour de ses petits plats. Puis est arrivé le chapitre du retour dans l’Hexagone. Direction le grand Est en 2023. À Strasbourg, dans le Bas-Rhin, où les Comoriens ne sont pas si nombreux. On l’invite parfois à donner un coup de main, lors des fêtes communautaires. Des personnes qui veulent surtout apprendre. Et Dieu sait qu’elle transmet son savoir-faire sans compter. Mais ce n’est plus aussi fun qu’avant. Elle continue cependant à échanger sur les réseaux. Youtube toujours, snap, tik tok ! « Je ne sais pas m’asseoir les bras croisés. Une addiction. Comme une droguée, j’ai besoin de cuisiner ». Pour le plaisir de ses convives, pourrait-elle ajouter. Mais elle se rattrape au travail. À Strasbourg, elle a repris son poste d’AESH, accompagnante d’élève en situation d’handicap. Un métier qui l’amène à s’occuper de l’enfance : « Mais je finis tard, à 18h, pas trop le temps de cuisiner ».

À la Réunion, elle avait failli passer un cap. Elle caressait l’idée de monter une entreprise de restauration.  « Ici, j’ai la peur du risque ». Elle a quand même entamé des démarches. Elle a même testé des plats pour voir ce qui tient sur la durée. Elle fait toujours de la cuisine à côté pour elle et ses amis, répond à quelques commandes, depuis Paris, parfois. Plus tard, peut-être, elle s’y remettra, sérieusement. Histoire de respecter sa devise en cuisine : « Il faut aimer ce qu’on fait. Si tu n’aimes pas les choses, elles ne se font pas ». On ne peut guère faire semblant quand il s’agit de marmites, l’amour du savoir-faire exige du temps et de la liberté dans le geste.

Soeuf Elbadawi


[1] Cuisine des îles Comores de Mariama Mahmoud Ali (Publishroom Factory).

[2] Litt. « Je suis aussi un disciple », en cuisine, sous-entendu.