Création de Je suis blanc et je vous merde de Soeuf Elbadawi (Cie BillKiss* I O Mcezo*) aux Zébrures d’Automne (Limousin). L’intrigue – un blanc arrêté pour espionnage à Moroni, à quelques heures d’un putsch – revisite l’histoire comorienne des cinquante dernières années. Une pièce intelligente, drôle et exigeante.
L’histoire évoque une embrouille. Une embrouille, comme seule savent la fabriquer les puissances dominantes en territoire conquis. Je suis blanc et je vous merde n’est pas un exercice de colorisme. La pièce déconstruit des schèmes, afin de faire ressortir les enjeux d’une relation politique mouvementée. L’expérience coloniale dans l’archipel des Comores induit une perspective, ô combien malaisante, au sein de laquelle il est question de manipulation à ciel ouvert d’une nation plus grande sur une plus petite. L’État français vs l’Union des Comores, avec Mayotte au centre.


Dédé Duguet dans le rôle de l’inspecteur Odra, Philippe Richard dans celui de Gaucel le blanc et Fargass Assandé dans celui du commissaire Tshapa.
Deux cent ans d’histoire digérés en une heure trente de spectacle, cinquante années de soubresauts Nord-Sud compulsés à huis clos, un récit plus que captivant d’une colonie singulière, qui arrive à point nommé, à l’heure où certains États d’Afrique se lancent dans le questionnement de leur souveraineté, induisant un autre rapport au monde. Aux Comores, le process de décolonisation s’est laissé noyer, dès le départ, par un travail de dislocation archipélique[1], dans lequel il paraît difficile à certains de revenir sur le passé, alors même que s’y trouvent regroupées les raisons de la situation actuelle. Les institutions au pouvoir, toutes issues des rapports incestueux que la France entretient dans cette zone oubliée, y cultivent sciemment les embrouilles.
Je suis blanc et je vous merde part d’un postulat simple. Un français, « blanc » se fait serrer dans un commissariat à Moroni. On le suspecte d’espionnite. Un scénario maintes fois arrivé depuis l’indépendance. La pièce figure la réalité d’un pays où le citoyen est pris en étau dans une relation anxiogène avec l’ancienne puissance coloniale. « À force, on ne voit plus que du blanc, partout, dans ces îles » s’exclame un personnage. « Mais combien savent-ils que cette blancheur reste la couleur de nos deuils ? » dit-il encore. « La logique voudrait qu’il demeure un projet, tout au long de notre existence ». De fait, le texte s’attaque à un narratif établi. Où comment l’histoire parvient à transformer le noir américain en blanc dans l’archipel…



Gaucel en cellule. Dédé Duguet et Fargass Assandé. Yaya-Mbilé Bitang dans le rôle de Djamila Disco.
Historiquement, les Comores se situent au croisement de peuples, de cultures et d’imaginaires, tous nés du Divers. On peut donc y admettre que za munu munu, tsiza mula mula. Que ce qui est d’ici ne peut être de là-bas, d’autant que les six personnages de Je suis blanc… se trimballent chacun avec un blanc dans la tête, qui ne colle pas avec celui du voisin. Leur lecture du monde est perturbée, à l’image de Nkaro, qui tente désespérément de retrouver le sens du rituel, en replaçant son tapis de prière, avant d’avouer ses limites en religion, qu’il déduit de son annônnement du Coran, et non de sa bonne connaissance de l’arabe : « les mots ne disent pas toujours ce que l’on entend ». Les Comores sont un pays musulman, mais la toge n’y fait pas l’imam. Et pareil ! il est normal d’y avoir autant de visions du « blanc » que de personnages dépareillés ou abîmés . Ce qui n’empêche pas l’auteur de tisser une toile, qui, elle, rend compte de la manipulation en cours.
Le pays n’en est pas à sa première tentative de coup d’État. Mais on en rigolerait presque, en écoutant Djamila Disco (excellente Yaya Mbilé-Bitang) comparer le motif répété du putsch au coup porté à son fourbe de commissaire – un protecteur supposé – avec l’avènement du blanc (Gaucel) dans le paysage. Ce dernier, campé par Philippe Richard, fait écho au propos de Disco, sa maîtresse. « Vous n’aimez pas la France, dit-il à l’inspecteur, mais vous la laissez faire ce qu’elle veut ! Votre président, vos ministres, vos directeurs, qui décide pour eux ? Ils attendent tous un appel de Paris pour vomir leurs promesses en public. Mayotte… Ici… je ne vois pas tellement la différence. Vous êtes pareils ! Le même maître, partout ! Vous n’avez juste pas le bon passeport ». Le texte est truffé de punchlines, promène le spectateur dans des dialogues qui, sans cesse, se répondent, avant que la première conseillère – une femme noire ( ?) au service de la République – ne vienne siffler la fin de la partie. Il y a de quoi boire la tasse pour le spectateur, d’autant qu’on reparle de la « piscine » _ le petit nom donné aux services secrets situés géographiquement à Paris.



Philippe Richard dans le rôle de Gaucel, Soeuf Elbadawi dans celui de Nkaro et Diariétou Keita dans celui de Marie-Madeleine, le première conseillère d’ambassade.
Dans Je suis blanc et je vous merde, le spectateur peine à s’endormir. Comme on dit aux Comores, ya pvenya halatsa. Qui cligne de l’œil ne f’ra que s’étrangler dirait l’adage ! Une pièce intelligente, drôle, exigeante, d’un point de vue historique. Chaque détail appelant l’autre, il appartient au spectateur de relier les éléments entre eux. Qui ne sait rien de la relation entre la France et les Comores peut néanmoins se laisser embarquer par le récit inextricable du putsch, dont on ne sait s’il a eu lieu ou pas, mais qui donne des billes pour saisir l’amertume d’une expérience coloniale, telle que vécue dans ces îles, encore aujourd’hui. Un détail intéressant : la manière avec laquelle le texte s’amuse à mélanger les temporalités. On est entre les années 1970 et 2020. Un Comorien dans la salle a eu l’impression que l’histoire racontée partait d’un coup d’État commis il y a quatre ans à Moroni, alors même qu’une information ramène le spectateur à l’agression récente du président Azali Assoumani. Un de ses voisins de rangée, anciennement expatrié à Moroni, a semblé y retrouver l’affaire du Maki. Vincent Naves, un arrière-petit-fils du président français Vincent Auriol, s’était fait assassiner dans ce restau, dans les années 1990. Un troisième spectateur, ayant vécu à Mayotte, s’est interrogé sur cette histoire de kwasa, ramenant un blanc à Moroni, sachant qu’il y a encore sept ans, le président Macron avait choqué l’opinion avec sa blague maladroite sur ces petites barques : « le kwasa-kwasa pêche peu, il amène du Comorien » à Mayotte. Il en est même qui se sont souvenus que le premier réseau de kwasa entre Mayotte et le reste des îles avait été établi entre Mohéli, la petite île, et Mayotte par un français, issu des réseaux françafricains.
Parler de kwasa aux Comores est parfois synonyme de tragédie. En trente ans, il y a eu beaucoup de morts à signaler entre une rive et l’autre de l’archipel, autant qu’en Méditerranée, à cause de la PAF française, devenue légendaire. La pièce de Soeuf Elbadawi paraît documentée, bourrée d’éléments, qui nécessitent parfois de maîtriser le pourquoi du comment de cette histoire de domination sous les tropiques. L’auteur : « Je ne suis pas chercheur. Loin de moi l’idée de dispenser un cours de géopolitique. Je laisse le spectateur libre de trouver une explication à ce qui lui manque. Mais il y a à boire et à manger sur le net pour ceux qui le souhaitent. Je ne fais que mettre des fragments, les uns à côté des autres, pour qu’on n’oublie pas de nuancer le propos, s’agissant de l’expérience comorienne, souvent caricaturée dans les récits établis. Rappeler les faits avec une relative précision permet par ailleurs de les rendre plus universels, même si je pense que certains vont résister au récit, parce qu’il ne reprend pas la trame déjà connue. Mes personnages se ratent tous à l’atterrissage. Ils ont l’air désespérés et ont besoin de compassion ». Et il y a autant de « français » qui se promènent dans la langue de l’auteur que de risques d’incompréhensions entre les protagonistes de la dite intrigue. Un verbe servi par une diversité de comédiens remarquables, exprimant la « colonialité » qui la traverse dans sa chair _ ils sont tous issus de la France et de la diaspora noire.



Philippe Richard, Fargass Assandé, Diariétou Keita et le reste de l’équipe au plateau, lors de la première à Uzerche (Corrèze) dans le cadre de la programmation des Zébrures d’Automne.
Le personnage de Djamila Disco parle dans un français qui détonne, en rapport avec ses origines continentales. La langue du commissaire Tshapa paraît soignée, à l’instar des anciens subalternes de la puissance impériale. Celle de l’inspecteur Odra (Dédé Duguet) est aussi empesée que l’histoire de son père disparu dans la guerre d’Algérie. Nkaro parle un français troublé, qui se négocie dans le shinduwantsi, cette poétique comorienne née du silence, alors que Marie-Madeleine, campée par Diariétou Keita, déjà aperçue chez Dieudonné Niangouna, se veut cinglante et très peu diplomatique. Et dans le geste et dans les mots ! Leurs imaginaires à chacun sont eux-mêmes très emmêlés. Toujours à la croisée des mondes : on est aux Comores ou on ne l’est pas ! Y compris jusqu’à cet usage de la parole de Dieu, emprunté, sans mode d’emploi, à une culture se réclamant de l’islam. Une spectatrice, s’adressant à l’auteur, lors d’un « bord plateau » : « Je viens des Comores et vous avez raison de dire que votre pièce n’y serait pas bien accueillie. Vous tapez sur tout le monde ! Ce que vous racontez de la religion, par exemple, ne peut que déranger là-bas, sans parler de la manière dont vous brocardez le pouvoir ou les Comoriens eux-mêmes ».
À l’origine, il y a un maître d’œuvre dans le game, qui embarque son monde. Mais l’histoire est volontiers emmêlée selon Soeuf Elbadawi (qui joue Nkaro), à la fois auteur et metteur en scène : « Ainsi se nourrissent les embrouilles coloniales chez moi. Nous avons passé le cap de la victime qui chouine. Je joue dans cette pièce sur une forme d’opacité, car tant de choses qui n’ont pas été dites, ne peuvent se donner à voir, sans effort. Alors, oui, je risque de perdre certains spectateurs, rapport au narratif déjà établi. Mais c’est pour ça que le récit se doit de rester vif pour que les spectateurs comprennent à la fin que le seul risque pris est de se noyer dans la fameuse piscine, qu’évoque Gaucel. Car pour nager, il faut avoir appris à le faire. Pour comprendre cette histoire, pareil, il faut avoir potassé les fondamentaux, et ça ne fait pas toujours plaisir de se l’entendre dire, surtout lorsqu’on est soi-même pris dans le temps béni des colonies. Je reconnais qu’il y a beaucoup d’ellipses dans mon histoire. Mais je ne doute pas que le spectateur a le moyen de remettre les bons éléments au bon endroit, avec un peu d’efforts ».
Nour El-Habib
Les représentations aux Zébrures ont eu lieu le premier octobre à Uzerche (Corrèze), où le spectacle a été créé, puis les 3 et 5 octobre 2024 à Limoges. Le dossier de presse du spectacle.
[1] Lire Mayotte Département colonie de Rémi Carayol, aux éditions La Fabrique, 2024.