À l’heure où l’on incrimine les uns et les autres sur l’incapacité manifeste du Comorien à se dire, à tisser son récit, à transmettre son legs, à défendre le patrimoine dans son essence, il semble important de réfléchir aux moyens auxquels n’accède pas le pays dans son désir de renaître de ses cendres, tel le phénix. Cette réflexion a été avancée dans le numéro 18 du journal Uropve, paru…
Patrimoine ! Le mot magique, mais qui ne fonctionne que lorsque la culture reste un domaine partagé. Parler de patrimoine aux Comores, c’est se hasarder sur des chemins peu balisés. La culture est tellement inexistante dans la gestion publique qu’aucun acteur investi sur ce terrain ne peut prétendre interpeller l’opinion. Entre le matériel et l’immatériel, s’orchestrent le déni et l’oubli. Mais qui irait dire le contraire dans un pays, où le citoyen se vit dans le présent de la survie, loin de toute interrogation du legs ?
Les Comores et ses héritages multiples s’enfoncent dans le délitement, éclatant les principes fondateurs de la fratrie, noyant l’utopie du cercle. Entre le contrat social, qui est érodé, et le principe de solidarité, qui a implosé, la défiance est permanente entre citoyens, lésés de tous côtés. Un fait notoire : l’habitant de ces îles connaît mal son histoire. Probablement, parce qu’on a préféré lui mentir à la place ou encore parce qu’on ne trouve pas les mots pour lui dire ce qui est ou parce qu’on a tout effacé pour se pencher sur le présent immédiat. Quelques voix tentent, malgré tout, d’inverser la tendance, chaque année. Mais l’indifférence manifeste des autorités, quelles qu’elles soient, d’ailleurs, vient remettre en cause chacune de leurs actions, donnant l’impression qu’ils s’adonnent à une reprise de Don Quichotte, se ruant sur des moulinets, dans le vide.
« Ne lis pas leurs livres/ Ecoute plutôt la voix de la montagne en érection » écrit le poète Saindoune Ben Ali. Dans un contexte où l’histoire n’est tout simplement pas enseignée _ ce qui est loin d’être le plus simple – la culture, mesure du temps qui passe, est dès lors ramenée à sa plus simple expression. Folklore et singerie. Divertissements et arts de cour. Des dynamiques au sein desquelles « survivre » revient à « plier » devant un maître assis dans l’ombre. Une mentalité qui n’a plus rien à voir avec la notion de création ou de résistance, dont le pays a besoin pour prolonger son processus de résilience. A l’heure du « soft power » et des trafics d’influence de toutes sortes, il faut surtout se rendre compte que les relais de transmission du legs ne fonctionnent pas ou se demander s’ils ont déjà fonctionné par le passé.

Une porte ancienne à Domoni.
Au-delà de ces interrogations liées à l’époque présente, l’habitant de ces îles a tendance, pour masquer sa méconnaissance évidente de ce qui le fonde, à se réclamer d’une geste figée dans le passé, afin de se raccrocher à une possible histoire. Il en est qui ressortent leurs vieilles histoires de sultanat, d’autres qui ambitionnent de reparler de la mémoire populaire, d’autres encore qui crachent sur ce passé pour mieux se sentir vivre au présent. Dans cet élan fait de confusions et d’approximations, personne n’explique où commence et où s’arrête la notion de patrimoine. Or, c’est de là que sourd l’ultime souci, à savoir qu’un peuple qui ne se connaît pas, n’a point d’avenir.
Posée autrement, la question suppose que ceux qui avancent le terme de « patrimoine »se refusent, aujourd’hui, au réel qui le génère, et qui, par ailleurs, en appelle à sa propre déconstruction. D’où l’autre question, légitime : peut-on défendre le patrimoine d’un pays, sans les hommes et les femmes qui le portent en eux ? Ces hommes et ces femmes sont obligés de consommer une réalité qui n’est pas la leur, formatée, empaquetée et importée depuis l’extérieur. Précarisés, dans leur identité, dans leur vision du monde, dans leur être intime, ils regardent le monde avancer autour d’eux, sans savoir comment y prendre part, pendant que leur pays éclate dans tous les sens. On parlait du legs. Personne n’a l’air à priori de savoir comment s’y agripper.
Parler de patrimoine devient un exercice délicat, jusque dans les principes de l’indivis, reliant les familles entre elles. Les Comoriens disent bien que mndru kana hahe nge hadjo tsaha yamane hau yamanie. Ils disent aussi mndru kana hao nge hakana hahe. Mais ces mots restent des béquilles qu’il faut apprivoiser. Dire que ceci est un patrimoine à préserver pour telle ou telle autre raison devient une abstraction, à partir du moment où aucune autorité ne songe à le préserver. Il ne suffit pas de dire aux gens qu’ils ont un potentiel dans la patrimonialisation de leurs rêves, fantasmes ou rapports au monde. Encore faut-il leur apprendre à le revendiquer : l’idée du socle commun est à revisiter.

Saindoune Ben Ali, poète national.
Or, le « nous », pris dans un fabuleux mouvement de dérives communautaires, a fini par disparaître du paysage. Seul demeure sa caricature. Dans un pays déconstruit, désossé, dépossédé de lui-même. Le pays n’est plus qu’un ensemble d’intérêts réduit aux individus. Ce n’est pas une fatalité, et sans doute qu’il existe des manières d’exorciser le fait. Mais pour l’instant, le groupe a cessé d’être dans le partage de l’Être en commun. Le patrimoine à son tour a l’air réduit ou démantibulé. Comment le dire autrement ? Il n’y a plus cette conscience d’un héritage, rendant compte de la relation du Comorien au monde. La poétique au sens glissantien du terme. La question du rapport à l’autre et à soi-même.
Là-dessus, vous pouvez convier qui vous voulez, pour parler des sultanats à l’Unesco, de sites à protéger ou même de dignité retrouvée, la rue n’y comprend que dalle. À moins de retenir les mots de Saindoune Ben Ali : « Ceux qui ont la sensibilité et possèdent les tracés – les fragments qui restent – doivent justement se doter d’une force ». Celle notamment de réanimer et de réactualiser pour accéder au nouvel imaginaire. Parmi ces tracés, il est une histoire dont on ne parle pas ou plus. Celle du professeur Felix A. Chami, qui, au travers de ses fouilles, est parvenue à poser une équation sur la table de l’histoire commune. Et si le récit ne correspondait pas du tout à ce qui a été raconté sur l’origine du peuplement de cet archipel ? À l’entendre, il y a de quoi remonter à 3.000 ans avant JC. Ses conclusions invitent à douter des recherches jusque-là consacrées sur la question.
Cela met à l’amende un certain nombre de données, avancées par les « pionniers » de la recherche comorienne, des figures étrangères, qui, elles, n’ont même pas la légitimité du cousinage. Chami vient de l’Afrique de l’Est, pendant que ces autres chercheurs ressortent d’un terreau beaucoup plus lointain. Faut-il oui ou non écouter son discours, qui risquerait volontiers de nous entraîner sur d’autres tracés que celles défendues par les Occidentaux ayant thésaurisé autour des Comores ? Son équipe, assistée du Centre National de Documentation et de Recherche Scientifique, a trouvé dans le village de Male des dents, des colliers et d’autres outils, indiquant une présence humaine, faisant remonter l’histoire de ce pays à l’âge de pierre, pendant que ces « autres-là » continuent à parler de composantes asiatiques et arabo-perses, plus récentes. Mais quelle autorité s’est posée la question de savoir si ces objets trouvés, analysés au Carbone 14, dans un laboratoire suédois, méritaient d’être versés au récit ? C’est aussi cela le problème. Quand les natifs du pays, par peur de choquer le partenaire de toujours, ont à peine le droit de dire non à ce qui se raconte sur eux. C’était il y a plus de dix ans…
Soeuf Elbadawi