Certainement le groupe le plus populaire de la scène musicale moronienne des seventies. Capables de reproduire n’importe quel tube du moment, les Kart’s ont marqué leur époque, en popularisant le live dans les bals et la musique amplifiée de manière générale. Leur nom subsiste encore dans l’imaginaire de la capitale, malgré le peu d’archives les concernant.
Kart’s ramène au volcan Karthala, une idée de Claude Collet, jeune guitariste de la bande. Ce choix suffit pour inscrire le groupe dans la légende qui fonde l’archipel. Ils sont comoriens, malgaches, créoles, français. Ils ont en commun la passion des instruments qu’ils maitrisent mieux que personne. Ils montent sur scène, au milieu des années 1960, avec l’intention de proposer un autre son, différent du twarab. Sans prétendre rivaliser avec le genre, qui, à Ngazidja, n’a jamais souffert d’impopularité.
C’est à la Guinguette plage d’Itsandra, un lieu tenu par Madame Aubert, une française, que le groupe commence à se produire tous les samedis soir. Devant lui, un public majoritairement constitué d’expats blancs, qui retrouvent dans leur répertoire un léger goût du pays lointain. Et si les Kart’s jouent à merveille la variété française, ils s’imposent rapidement comme les maitres du swing, de la biguine, du sega et du reggae, proposant une palette sonore aux influences aussi larges que diverses.
Armand Rajaonarison est l’une des rares mémoires des Kart’s encore accessible à Moroni. Arrivé dans l’archipel en 1966, il travaille comme expert-comptable à la SOCOCOM[1]. Il y croise un certain Jean Pierre, qui, après l’avoir vu jouer de l’orgue à l’église, lui propose de créer un orchestre. Armand, qui vient de quitter une Tananarive en plein ébullition jazz, ne se fait pas longtemps prier : « Comme je travaillais, je pouvais facilement commander les instruments, je l’ai fait chez De Comarmont le fournisseur d’instruments de Madagascar, et ensuite on est arrivé à se constituer ». Ils se mêlent aux locaux – créoles et comoriens – issus des Blue Jean, qui figurent les premiers balbutiements de cette scène comoriennes de musiques actuelles.


Armand Rajaonarison et les membres des Kart’s.
Les choses se mettent en place. Hassan Djaffar (Bodi), Adina, Claude et Georges Collet, Didier Humblot, Guigui, Said Toihiri (Bobo), Ali Affandi, Armand, Jean Pierre, Roger, viennent tous répéter chez Armand, qui offre sa maison en guise de studio et où résonnent une diversité d’instruments : batterie, basse, accordéon, guitare, sax alto, sax ténor, clavier, etc. Une richesse que l’on observe peu aujourd’hui dans le paysage, déplore Armand. « Il n’y a presque plus de musiciens, en dehors du twarab, et on n’écoute que ça », confie-t-il, attribuant une part de responsabilité à Radio Comores. La radio nationale aurait eu, selon lui, un rôle important à jouer dans son offre musicale. Pour maintenir la pluralité…
Avec le succès, la géographie des Kart’s s’étend. Ils prennent leurs quartiers au foyer Grimaldi, résidence de la famille de Claude et Georges Collet à Moroni. Et de la Guinguette, ils écument les hôtels, les bar-restaurants, de Ngazidja, se rendant parfois à Maore. Ils initient au principe du live dans les bals, de telle sorte que plusieurs petits groupes naissent dans leur sillage. Au début des années 1970, la capitale chaloupe au rythme de ces jeunes, qui voient leur public s’élargir, de plus en plus. Ils font danser les expats, une certaine bourgeoisie locale, et même, plus tard, pour les mercenaires de Denard.
Un rendez-vous de virtuoses, aux dires de certains. D’ailleurs on n’hésite pas à orienter vers eux l’étranger qui débarque et qui souhaite faire le bœuf. Les Kart’s auraient même bluffés un orchestre venu de Paris (lié à France Inter ?), venu se produire à Moroni : « Ils étaient étonnés du niveau qu’on avait et surtout on jouait les derniers tubes qui avaient du succès en France, raconte Armand, leur représentation ne pouvait pas suffire pour une soirée entière, c’était de longues soirées dansantes, c’est pour ça qu’on nous a appelé, nous c’était de 21h jusqu’à 6h du matin ». Une énergie qui vient nourrir la légende du groupe.
Ils influencent les jeunes, qui découvrent des possibles, en matière de son à leurs côtés. Abdillah alias Jerry finit par rejoindre le groupe, après l’avoir longtemps observé avec fascination. Abdallah Chihabi, ancien membre des Anges-Noirs[2], qui avaient eux aussi pignon sur rue, explique : « Les Kart’s, c’était le meilleur groupe qu’il y avait, nous étions plus jeunes qu’eux, ils étaient un modèle à suivre, ils avaient la technique, jouaient, mais vraiment hyper bien, il y avait des malgaches qui maitrisaient la musique, ils avaient de bons guitaristes ». Un propos qu’Armand relativise comme par modestie : « Au début, on ne jouait pas si bien que ça, mais comme il n’y avait pas d’orchestre avant nous… et puis c’était un groupe de reprise, on écoutait des disques et on reproduisait ».



Adina, Hassane Jaffar, Armand et les autres.
L’absence d’archives n’aide pas à évaluer aujourd’hui le réel niveau qu’avait ces instrumentistes d’un genre nouveau. Toujours est-il qu’à l’époque, ils sont conviés partout. Lorsque l’administration reçoit des invités de marque, par exemple. Ils décrochent ensuite un contrat à l’hôtel Galawa : « On devait remplacer l’orchestre sud-africain, une fois par semaine, sourie Armand, nous étions très bien payés ». Une économie du live commence à se développer et permet notamment aux musiciens de financer leur matériel.
C’est pendant ces folles nuits d’agitations festives qu’Adina, un des piliers, s’autorise un peu de distance pour expérimenter son modèle d’homme-orchestre au clavier. Celui-là même qu’il poursuit des années plus tard dans les soirées branchées du Select à Moroni. Cette approche au synthétiseur, capable de moduler et d’imiter n’importe quel instrument, va suivre une tendance dans laquelle le génie du groupe ne sera plus indispensable. Un homme, à lui seul, peut se passer de musiciens et promener sa musique avec une orchestration programmée. Hélas, tout l’imaginaire du divers véhiculé par les Kart’s ne survivra pas à cette pratique, qui changera avec le temps, se situant entre playbacks et ambiance karaoke.
Arrive le temps des départs, la fin des années 1970. Les jeunes talents s’envolent pour la France, la Réunion ou Madagascar et le groupe commence à manquer de musiciens. L’idée d’une fusion avec les Anges-Noirs, confronté au même problème, permet de resserrer les rangs. On entend parler des Anges-Kart’s, nom peu inventif, mais qui reflète l’urgence. Mais le groupe se renouvelle et devient le célèbre Ngaya. Celui-ci, bien qu’ayant proposé une folk locale (Boul) et une pop nourrie de diverses influences (Salim Ali Amir), finira par faire du twarab une composante de son ADN. Ce qui confirme l’hégémonie du genre, disposant par ailleurs d’une économie bien installée.
Fouad Ahamada Tadjiri
Image à la Une : les Kart’s en voyage dans les îles
[1] Société commerciale des Comores, appartenant à Favetto, un français d’origine italienne.