Les Anges Noirs imposent leur nom dans le Moroni des seventies. Ces ados font bouger la capitale aux rythmes de l’époque, entre reprises et inédits. Le groupe se veut au carrefour d’une nouvelle ère dans le pays, celle du son électrique.
Ils s’initient à la musique, en s’appropriant un répertoire dit « moderne », allant des Beatles aux Moody Blues, reprennent les tubes des sixties, passant par les Beach Boys, dont ils étaient de grands fans. Moroni les surnomme les Poussins _ rapport à leur jeune âge. En effet, Abou Oubeidi, Abdallah Chihabidine, Mohamed Ali Mohamed, Aboubacar Cheikh, et Saïf – les premiers dans l’aventure – sont à peine entrés dans l’adolescence, quand ils montent sur scène pour la première fois en 1969. Leur combo sonne étrange pour l’époque, l’image d’une bande de gamins aux instruments électriques peu démocratisés. Leur blaze – les Poussins – rappelle également leur filiation à une grande famille musicale : l’Asmumo[1]. Pour quiconque veut entrer en musique, l’Asmumo se positionne comme une école avec son parc instrumental dernier cri à disposition.
Pour les Poussins, l’expérience de la musique a d’abord été vécue ailleurs. Abdallah Chihabidine ramène les premiers souvenirs à son père et à son grand-frère : « De temps en temps, mon père jouait à l’harmonica ou à l’accordéon [puis] mon frère Abou Chihabi et son groupe venaient répéter à la maison. Ça s’appelait les Dragons. Il jouait avec Hassan Oubeidi, Gilbert Alphonse, Said Hassan Dini. Lorsqu’ils se levaient, j’attrapai la guitare pour gratter, et ça créait un conflit à chaque fois que mon frère me surprenait. » Son ami Abou Oubeidi cherche à remonter plus loin dans les influences premières : « Avant même la création des Poussins, il y avait des groupes qui jouaient ici. A l’époque, le groupe qui allait devenir les Kart’s répétait au foyer Grimaldi, à côté du petit marché [de Moroni], on était des admirateurs de ces gens-là, on voulait les imiter ». Abou Oubeidi évoque, lui aussi, l’influence du frangin : « J’ai eu la chance d’avoir mon grand-frère, Hassan Oubeidi[2], qui m’a appris la guitare et a appris à Mohamed Ali Mohamed ».
A l’écoute de ces années 1960, qui font vibrer Moroni autour des « musiques modernes »[3], la bande de potes cherche à marquer son temps. « On regardait, on écoutait les disques, on voyait les photos des stars, on adorait les instruments », se souvient Abdallah Chihabidine. Avec sa bande, ils veulent imiter les Beatles – entre autres – dont la révolution musicale est parvenue jusqu’aux rives de l’archipel[4]. Ils s’orientent vers le foyer Grimaldi, fief de l’orchestre Asmumo. Davantage attirés par les instruments de l’orchestre que par son genre de prédilection : le twarab. Pourront-ils s’en écarter ? « On était branché James Brown, on était branché Johnny Halliday, on était branché Jimmy Hendrix qu’on jouait, on était branché Beatles, mais nous… On est nés dans le twarab », souligne Abou Oubeidi. L’Asmumo les intègre naturellement, comme une mère ouvre la porte à ses enfants : « J’ai intégré l’Asmumo comme batteur de l’orchestre. J’accompagnais les anciens instruments avec une batterie moderne. Avant il y avait le ud, le msondro, etc., mais il n’y avait pas de batterie. Par la suite, Abdallah Chihabi est venu ». La bande a voulu arracher un nouveau son aux guitares.


Au temps des Poussins… (DR/ Archives privées)
C’est là qu’est né le groupe, qui assure la première partie d’une soirée à l’Al-Camar. « Notre première scène ! », martèle Abdallah Chihabidine, avant de poursuivre : « C’était en février 1969, on jouait des reprises. Les Shadows, les Eagles, James Brown. On était même habillés comme les Beatles ». Des influences qui leur parviennent des disques vinyles écoutés et de l’ORTF. « Les disques, parce que les gens à Moroni avaient l’électrophone… Les petits quarante-cinq tours de Johnny, des Shadows. On empruntait ça pour pouvoir comprendre les accords. Et arrivé à un certain moment, à force de relever des chansons, ça nous a forgé », poursuit Chihabidine. Il n’y eut pas que l’écoute et l’imitation. Au sein de l’Asmumo, un homme assure la transmission : Daroueche Kassim. Un ancien commissaire de police, multi instrumentiste : « Il était un musicien hors pair, avance Abou Oubeidi. Il jouait à l’accordéon, à la guitare. Il avait même une guitare hawaïenne, chez lui. Il nous a pris sous sa protection et c’est lui qui nous a appris à jouer les tango, les paso doble, etc. »
Ensuite, une envie de liberté saisit cette jeunesse, la pousse à se détacher de l’association-mère, minée par un certain conformisme. Certains reprochent aux notables de la ville, à la tête de l’Asmumo, de vouloir faire la pluie et le beau temps en musique. Il y avait aussi un besoin de grandir, de voler de ses propres ailes. Selon Abou Oubeidi : « Il y avait ce vent de révolte un peu partout. C’était plus commode d’avoir notre propre indépendance, ne pas toujours dépendre de l’Asmumo, aller chercher les clés du foyer, parfois ils disaient non, etc. Mais en étant indépendant c’était mieux de répéter du matin au soir, et puis on voulait plaire aux filles ». Le groupe tourne le dos à l’Asmumo et ajoute de nouveaux membres tels que Boul et Pigeon. Il change de nom, se débarrasse du petit nom des « Poussins » au profit d’un autre plus rock’n’roll : les Anges Noirs[5].
Les Anges Noirs rencontrent vite un succès, localement. Nous sommes au début des années 1970. Ils écument les guinguettes, les hôtels et garantissent l’ambiance dans les soirées. « C’était les bals qui nous permettaient de financer nos instruments, de payer tout ce qui faisait que nous avions un orchestre », raconte Abdallah Chihabidine. « Djesa », un commerçant indien à Moroni, disposait d’un catalogue d’instruments où l’on pouvait aisément choisir son objet de passion. « C’était le seul qui vendait des instruments de musique. Spontanément, on est partis le voir avec nos petits kiloti (short), sourit Abou Oubeidi, disant voilà, on voudrait commander des instruments, on te remboursera avec nos recettes, au fur et à mesure que l’on se produira ». Djesa se prend à leur jeu, se fiant peut-être à l’environnement économique dans lequel ils évoluent. Il comprend en tous cas leur nécessité de faire bouger leur monde.
Le groupe renouvelle son répertoire, s’ouvrant plus au continent africain et au monde francophone : « On est passé sous l’influence des haïtiens à l’époque du kompa, on était des malades de kompa », se souvient Abou Oubeidi, nostalgique. Mêlant reprises et compositions, les Anges-Noirs surprennent encore, lorsqu’ils se démarquent de l’autre groupe, qui a pignon sur rue à Moroni : les Kart’s. Y avait-il une compétition entre eux qui ne disait pas son nom ? « On ne peut pas dire qu’il y avait une concurrence entre nous. Les Kart’s avaient un niveau plus élevé. Nous, on voulait grandir. Après, il est arrivé à un certain moment où les Anges Noirs dans les bals ont eu beaucoup plus de succès. Parce que nous faisions de la musique antillaise et de la musique africaine. Les Kart’s étaient toujours tournés vers la musique occidentale », explique Abdallah Chihabidine. Les repères bougent, la notion de « moderne » ne rime pas toujours avec « occident ».


Abdallah Chihabidine et Abou Oubeidi (Ph. Fouad ahamada Tadjri).
Les années 1970 correspondent à l’arrivée des instruments électriques dans les combos villageois de la Grande-Comore. A l’image de l’Asmumo et de l’Aouladil’Comores[6]. Une grande nouveauté pour les néo-instrumentistes, qui demandent à être initiés. Les Anges-Noirs, qui s’amusaient, déjà au lycée, à partager leur passion, s’improvisent formateur à grande échelle. Ils vont à Mohoro, Mdé, Mitsamihouli, Ntsudjini, etc. On se rappelle encore de leur passage dans l’arrière-pays : « La bande à Abdallah Chihabi venait donner des cours de guitare à nos aînés à Ntsudjini, et les cours avaient lieu chez moi », témoigne le musicien Laher. Autre témoignage, celui Zidini Dojo : « à Mohoro, lorsque l’orchestre Nour Swabah a acheté ses instruments électriques, ce sont les Anges-Noirs qui venaient nous apprendre à jouer. Les Abou, Abdallah, Boul, etc. ils étaient en avance ». Une longueur d’avance que Chihabidine attribue à leur passage dans l’Asmumo : « Se procurer une guitare à l’époque n’était pas donné. J’ai joué de la guitare parce que je faisais partie de l’Asmumo qui avait pu en financer l’achat ».
Les Anges Noirs ont participé à l’essor des premiers instrumentistes électriques et ont transmis leur amour de la musique. Leur passage dans les localités de l’île a suscité bien des vocations. Mais la plupart des musiciens nés à ce moment-là se sont étonnamment tournés vers le twarab. Aucun des genres « modernes » importés par le groupe de la capitale n‘a connu d’écho, localement. Il n’en subsiste que quelques traces, laissées ici ou là. Le twarab était si ancré dans le paysage qu’on ne pouvait imaginer autre chose. Les Anges-Noirs, eux-mêmes vont s’en éloigner un temps, mais le destin se chargera de les ramener à ce genre qui les a vu naître (« Nous sommes nés dans le twarab »). Tout un pan de leur mémoire…
A la fin des années 1970, les Anges Noirs manquent de musiciens. Abou Oubeidi, Abdallah Chihabidine, Aboubacar Cheikh, Mohamed Ali Mohamed décrochent leur bac et s’envolent pour des études à l’étranger. Pour pallier au manque, le groupe en recrute de nouveaux. Au clavier se tient un jeune et brillant musicien, du nom de Salim Ali Amir. Qui pouvait imaginer ce qu’il deviendrait par la suite ? S’ensuit – toujours dans l’optique de tenir – une fusion entre les Anges-Noirs et les Kart’s, confrontés eux-aussi au même problème des départs. C’est de cette nouvelle fusion qu’est issu le célèbre orchestre de la capitale, Ngaya, avec Boul des îles à sa tête. Un nouveau chapitre s’ouvrait alors pour les musiques actuelles dans la capitale…
Fouad Ahamada Tadjiri
[1] Association musicale de Moroni.
[2] Membre des Moody Blues, un autre groupe de la capitale.
[3] La notion de moderne se définit en rapport à la musique occidentale très en vogue et à l’avènement des instruments électriques.
[4] Depuis Liverpool, en Angleterre, les Beatles ont été à l’origine d’une révolution musicale de portée internationale.
[5] On imagine que ce nom fait écho au célèbre groupe Bruxellois né dans les années 1950.
[6] Les deux grandes associations musicales de Moroni. Voir l’article « Asmumo vs Aouladil’Comores », paru sur le site Muzdalifahouse.com