Asmumo vs Aouladil’Comores

Sous l’influence historique des partis « blanc » et « vert », l’Asmumo et l’Aouladil’Comores – deux associations moroniennes – ont durablement marqué le paysage des Comores, annonçant les clans et les camps rivaux en musique des autres communautés de ville ou de village.

C’est en 1951 que les deux partis historiques des Comores voient le jour. Les « Vert » et les « Blanc ». Un héritage des anciennes formations Convava et Djumuwati El Haïri, respectivement liés aux figures de Said Mohamed Cheikh et de Said Ibrahim[1]. Le « Vert », regroupant Ahmed Abdallah Abdérémane, Mohamed Ahmed, Mohamed Dahalani et Taki Abdoulkarim, entre autres, incarnait le pouvoir. Le « Blanc », rassemblant des personnalités telles que Mouzaoir Abdallah, Ali Mroudjaé, Ali Mirghane, Mohamed Hassan Ali, campait l’opposition. Les deux se positionnaient dans un face à face, se reflétant jusque dans les quartiers et les familles.

Dans la capitale, sous l’influence indirecte de ces deux bannières, vont naître deux grandes associations culturelles, qui vont marquer la ville, à partir des sixties : l’Asmumo et l’Aouladil’Comores. L’Association Musicale de Moroni (Asmumo) est pour ainsi dire sortie des rangs de l’Association Jeunesse des Comores (AJC) pour prendre un caractère musical. Elle était affiliée au parti des « Vert ». Dirigée par des notables de la médina moronienne – Mze Abdallah Hadji, Athoumani Ibrahim, Maabadi Mze, Yousouf Abdoulhalik ou encore Soufiane Mze – elle disposait du foyer Grimaldi, où elle se réunissait pour ses répétitions. L’orchestre jouait du twarab, d’abord sous la forme traditionnelle (oud, violon et msondro), ensuite sous une forme dite « moderne »  (instruments électrifiés).

A ses débuts, l’orchestre compose quelques chansons partisanes, à l’exemple de celle dédiée au raïs Ahmed Abdallah, sans que l’asso ne s’engage réellement dans la politique. On y percevait, néanmoins, une certaine effervescence, issue des rangs du pouvoir. L’ancien journaliste Ben Abdou tente une explication : « La politique est venue perturber la grille de lecture. Il y avait le Blanc, il y avait le Vert. L’Asmumo était associée au parti vert. Mais quand tu regardes bien, l’Asmumo c’est qui ? C’est feu Youssouf Abdoulhalik. Mais Youssouf Abdoulhalik était plutôt membre du MOLINACO, avec les indépendantistes Said Youssouf Alwahti et Abdou Bakari Boina. Comment se l’expliquer ? » Il revient sur le fait que l’Asmumo avait également vocation à éduquer une certaine jeunesse. En effet, beaucoup de jeunes fréquentaient le foyer, où ils pouvaient toucher à de vrais instruments pour la première fois de leur vie.

Youssouf Abdoulhalik, ancien du Molinaco. Foyer Grimaldi, où répétait l’Asmumo. Ahmed Abdallah du parti « Vert ». L’influence du parti vert sur le groupe peut parfois perturber, connaissant le parcours du premier.

Quand certains d’entre eux ont commencé à se constituer en groupe, hors du cercle originel, les notables ont toutefois laissé faire, comme pour assurer une relève à leur suite. Abou Oubeidi se rappelle de l’émerveillement des aînés face au progrès de la plupart de ses camarades : « Un jour les notables nous ont appelé et nous ont dit : « on va abattre un cabri si vous arrivez à interpréter Amal hayati de Oum Koulthum dans le bashrafi[2] ». Alors tu penses, on ne dormait pas. En trois jours, on l’a maitrisé. C’était incroyable. Evidemment, le cabri a été abattu ». Etant la principale asso de la ville, l’Asmumo avait réussi à fédérer autour d’elle une majorité des familles moroniennes. « On nous faisait belles et beaux, on nous habillait tous pareillement et on nous plaçait sur la place Badjanani, bien devant »,se rappelle Faouzia Mohamed (Jacqueline).

Comme en réaction à l’Asmumo, une autre asso évolue dans la ville : l’Aouladil’Comores. Qui dispose, elle aussi, de son orchestre et, plus tardivement, de son foyer au quartier Magoudjou. Le discours ambiant associe l’Aouladil’Comores au parti blanc. « Le nom même d’Aouladil’Comores a été choisi pour donner plus de force et mieux jouer au jeu de l’opposition », explique Cyborg, à Magoudjou. Parmi ses pères fondateurs on retrouve des noms tels que « Ibrahim Halifa, Abdourahmani Mfandrabo, Ibrahim Moustakim, Mahamoud Soidiki, Ahmed Yahaya, Mze Mmadi Wa Hadji ou Ali Amani »,énumère Cyborg. L’orchestre, tout aussi dynamique, était constitué de « Mze Mbaba Mabrouk, Said Hamadi Said Bacar, Nassor Saleh, Ahmed Barwan, Ben Bella, Omar Awadi, etc. »

Les leaders de chaque camp disposaient d’un point de ralliement. Ceux de l’Asmumo se réunissaient à la place dite Msiridjuu wa Hassani à Badjanani. Et ceux de l’Aouladil’Comores, sur celle du Bangwenià Mtsangani. Les deux assos avaient délimité leur géographie. Par la suite, l’Asmumo a adopté un discours conservateur. Les jeunes étaient de moins en moins à l’aise avec l’autorité oppressante des pères. « Les notables voulaient toujours dominer les autres. Donc les gens commençaient à en avoir marre », martèle Abou Oubeidi.Vouloir avoir plus d’accès au foyer et interpréter autre chose que le twarab animait les plus jeunes. Et ça n’était pas toujours possible. Là où en face l’Aouladil’Comores renvoyait une certaine image de liberté et d’ouverture.

Aouladil’Comores.

Les jeunes de l’Asmumo ne surent pas longtemps calmer leurs envies. « Quand les Comoriens de Zanzibar sont revenus, il y avait de très bons chanteurs parmi eux. Ils ont intégré l’Aouladil’ComoresComme Nassor Saleh. C’était un phénomène, il savait chanter, danser. Il a attiré les jeunes vers l’Aouladil’Comores », relate Abou Oubeidi. Et de poursuivre : « l’association a commencé à briller dans la ville. Puis un jour, ils ont eu l’idée d’organiser un carnaval, et c’est ça qui a fait basculer tout le monde vers l’Aouladil’Comores ». La rivalité entre l’Asmumo et l’Aouladil’Comores a par ailleurs débordé la capitale, nourrissant un fonctionnement similaire avec d’autres groupes dans les localités alentour. A Mdé, avec les étiquettes politiques en moins, deux assos se livraient bataille autour de la musique : Association Jeunes Blues (AJB) et Asmine Dahalani.

Pour plus de liberté, l’artiste Soulaimane Mze Cheikh avait quitté la première pour rejoindre la deuxième formation. Entre rire et nostalgie, il se souvient : « on voulait jouer tout le temps et ça n’était pas possible à AJB, où les petits pouvoirs nous en empêchaient. On a rejoint Asmine Dahalani où il y avait plus de liberté ».  Soulaimane Mze Cheikh n’a pas oublié ce jour où il a commis l’ultime péché : « C’était compliqué. D’autant que ma mère était la présidente des Jeunes Blues. On lui a mis tellement de pression qu’elle était très en colère contre moi. Elle voulait que j’arrête de faire de la musique. Cela lui semblait plus simple que de me savoir dans le camp rival. A l’époque c’était comme ça. Un peu à l’image d’Asmumo et Aouladil’Comores, à Mdé chaque asso voulait avoir son foyer et ses instruments ».

Ici, la concurrence entre les assos était tellement poussée que les bonjours s’échangeaient avec rudesse et avarice entre les membres des dits camps rivaux. A Ntsoudjini, le musicien Laher tente, à son tour, de rassembler quelques souvenirs d’enfance : « il y avait le parti Vert et le Mranda, lui aussi de l’opposition comme le Blanc (?), il me semble. Tout comme il y avait deux Ali. Ali Bazi et Ali Soilihi. Deux orchestres étaient associés à ces deux personnalités. Nadjah Elwatwan, donc c’est Ali Bazi, les notables de Ntsudjini, donc le parti Vert. Ouns El Mahboub, c’est Ali Soilihi, c’est les jeunes et donc plutôt l’opposition, Mranda. Et lorsque Nadjah Elwatwan organisait un événement, Asmumo se joignait à nous. Oui, je dis « nous » parce ma famille adhérait au « Vert ». Et lorsque Ouns avait des festivités, c’est Aouladil’Comores qui venait. Et ce qui se passe chez nous, se passe ailleurs. Le monde était comme ça. Asmumo vs Aouladil’Comores… Et tout ça nous arrivait de Moroni ».

Fouad Ahamada Tadjiri


[1] Ahmed Ouledi, ASEC / Rêves et illusions d’une génération, Komedit, 2012. P. 27.  

[2] Composition instrumentale jouée par les orchestres au début des twarab. 

L’image à la Une du texte figure la jeunesse de Moroni au début d l’histoire des deux formations.