Pas facile de se mettre à l’écriture quand dans sa famille, on ne sait pas lire, quand dans le village, on préfère conter des histoires d’oraliture. Pourtant, les auteurs de talent sont nombreux dans l’archipel. Comment perçoivent-ils leur rôle ? Le cas Toihiri. Un article paru dans le numéro 24 du journal Kashkazi.
Premier comorien à avoir publié un roman il y a 40 ans, Mohamed Toihiri fait figure de leader et aussi de modèle en littérature aux Comores. Pas facile à porter… D’où lui est venue cette idée d’écrire ? Cette idée saugrenue pourrait-on ajouter dans un archipel d’oraliture. C’est une question difficile à laquelle les auteurs ont souvent du mal à répondre. Alors, on cherche dans sa mémoire.
« L’écriture est venue en moi depuis tout jeune », se souvient Mohamed Toihiri. Des portraits de ses camarades – dont celui du Petit Voleur- à l’école, un journal de bord à l’adolescence… Mais la « révélation » date de ses premières années de fac, à Bordeaux, dans les années 1970 ; de ses lectures de Césaire, Senghor, Hugues, « ces auteurs succulents » négro-africains qu’il n’avait pu lire dans son île. « Ce qu’ils écrivaient, c’est ce que je vivais aux Comores. Je me suis dit que nous vivions les mêmes choses, que moi aussi, je pourrais le raconter. Il y avait quelque chose d’orgueilleux dans cela. Je n’en avais pas conscience, mais je me disais : « Il n’y a pas d’écrivains chez nous, alors que ce que dit Camara Laye[1], j’aurais pu l’écrire ! »
Désir de se comparer, montrer que « nous, les Comoriens », on est capable de… Ainsi, celui qu’on ne qualifiera pas de père de la littérature comorienne car il n’aime pas cette expression – « un père en Afrique, c’est souvent un infanticide » dit-il. « Regardez aux Comores, le père de la révolution (Soilihi, ndlr), le père de la démocratie (Djohar, ndlr), le père de l’Indépendance (Abdallah, ndlr) … Qu’a apporté ce dernier sinon les mercenaires ? » – ouvrait le bal des écrivains. Père, premier, précurseur… Il s’en fout un peu de ces termes, même si l’image n’est pas infondée, tant sa plume semble inspirer celle de ses « enfants ». Provocateur lui va mieux. Rebelle, comme tant d’auteurs comoriens ? « Je ne me perçois pas comme un rebelle. Mais je peux être marginal. Pour écrire, il faut vouloir être heureux dans le sens du bonheur personnel, mais pas social. » Passer outre le conformisme. Voilà une définition qui correspond bien à cet homme chaleureux mais acerbe dans sa prose. Une définition qui colle bien à pas mal d’auteurs d’ailleurs.


Toihiri reçu au Muzdalifa House à Moroni autour de son oeuvre. Le premier roman…
« Quand je vois certains auteurs comoriens, je me dis qu’ils sont tout sauf rebelles. Mais quand je lis Nassur Attoumani ou Saindoune Ben Ali, là je me dis qu’il faut être un peu rebelle pour écrire. Mais on l’est sans le savoir. C’est juste une position, qui consiste à savoir dire non, alors que les Comoriens disent tout le temps oui », analyse-t-il. Avant d’ajouter : « Il faut accepter que les gens disent qu’on n’est pas comme les autres. » Ce qui n’est pas aisé dans cette société « si conformiste », si « hypocrite », cette « société permissive » sur laquelle on a délicatement passé un coup de vernis musulman, pense-t-il. Mais s’il écrit, ce n’est pas pour remplir une mission d’agitateur de la société, assure-t-il. « Le rôle de l’auteur dans la société vient après. C’est après mon premier ouvrage que je me suis aperçu qu’on n’écrit pas impunément. On joue un rôle social malgré soi. A l’époque de « La République des imberbes », il y avait eu des réactions très tranchées. » Comment en serait-il autrement ?
Pour le Comorien, l’auteur et le narrateur sont la même personne. Une erreur de jugement, qui a causé bien des soucis à Toihiri. « C’est une difficulté qu’on a. Les gens ne font pas la différence entre fiction et réalité. Je me souviens, quand Le Kaffir du Karthala était sorti, un couple avait failli se séparer car la femme croyait que je racontais la vie de leur couple. Donc un rôle, oui, nous en avons un, mais on le joue malgré nous. Et quand on écrit, on n’y pense pas. » Ou à peine. Ainsi, Mohamed Toihiri avoue ne jamais s’autocensurer, sauf sur un thème aussi sensible que la religion. Car l’auteur est plus qu’un auteur aux Comores. « On nous confère un prestige bien supérieur qu’en Occident. Du coup, les gens, la famille surtout, croient qu’on a de l’argent », soupire-t-il. Dans l’archipel, les lecteurs ne sont pas nombreux, mais ils sont vigilants. Dans l’esprit des gens, la réalité n’arrive pas à céder la place à la fiction. Et c’est là toute la difficulté des auteurs.
Rémi Carayol
De Salim Hatubou sur Toihiri. « Le message de Kashkazi était clair : faire le portrait de l’écrivain comorien Mohamed Toihiri en 3.000 signes. Heureux, me voilà devant mon ordinateur : je raconte le destin d’un minot comorien qui, dans les années 80, traîne son rêve de devenir écrivain sur le béton marseillais. Un matin, il achète un roman intitulé La République des Imberbes, écrit par un certain Mohamed Toihiri qui est… Comorien. Excité, il brandit fièrement le livre devant ses camarades, ses professeurs, le facteur, le boucher… Il écrit à l’auteur qui répond par « Je t’encourage pour ta vocation littéraire ! » Comme j’étais heureux, parce que j’étais ce petit garçon-là ! Franchement, je suis hors sujet. J’efface tout. À recommencer. Peut-être qu’à mon café habituel, l’inspiration me viendra. Je m’attable et commence à prendre quelques notes : Mohamed Toihiri est incontestablement un excellent écrivain de la race des Sembène Ousmane, Kourouma, Césaire… Il a su créer un univers littéraire avec des personnages qui vous font pleurer, rire et rêver. Rapporter l’anecdote du jour où, lisant La Nationalité en marchant, je me suis pris un lampadaire en pleine poire. Faire le lien avec le fait qu’un écrivain réussit son oeuvre quand il arrive à vous faire oublier le monde qui vous entoure, le temps de la lecture. Et quand on lit du Mohamed Toihiri, on plonge corps et âme dans l’histoire… C’est nul ça ! Je rature. Perdu dans mes pensées, j’entends le serveur me lancer : « Alors, Salim, tu écris le prochain ? » Je lui explique que je dois faire le portrait du père de la littérature comorienne d’expression française, un docteur qui a enseigné le français aux Français et aux Américains, oui monsieur, un conférencier qui a le secret de capter ses auditeurs durant des heures et… Je me perds dans mes explications et le serveur s’en va. Je reprends l’écriture de mes notes : caser quelque part le délicieux café de Toihiri. Je peux en parler parce que j’ai eu le privilège de le boire souvent dans sa maison de Mitsoudjé, entouré par des centaines et des centaines de livres. Dire combien l’homme est chaleureux, attentif, intéressé, intéressant et respectueux… Non, ce n’est pas un papier pour un magazine people mais pour le sérieux Kashkazi. Ratures. Je vais écrire sur l’écrivain engagé que j’ai vu triste et blessé parce que « des kafirs du Karthala, diplômés uniquement à l’école de bangano, ont fait des Comores une République d’imberbes et crachent sur leur propre nationalité ». Je rature. Je ne vais pas lui créer d’autres ennuis avec les pouvoirs. Ses personnages le font si bien. Et puis, il va se rappeler qu’en juillet 2005, je lui avais promis de rédiger une lettre ouverte destinée à interpeller nos gouvernants sur l’absence d’une politique culturelle aux Comores et qui serait signée par quelques écrivains. J’ai tellement de choses… J’abandonne. J’enverrai un mail à Kashkazi avec ce proverbe camerounais : « On ne construit une maison qu’en suivant un tracé. » Je préciserai que la littérature comorienne continuera d’être belle et profonde parce qu’un matin de l’an 85, Mohamed Toihiri en a fait le tracé ».
Extrait de La république des imberbe de Mohamed Toihiri. « Ainsi Lulé reconnaissait les faits d’un air goguenard. Un sourire sardonique ne quittait pas ses lippes durant tout l’interrogatoire. Les miliciens se dirent qu’ils n’avaient jamais vu coupable si étrange. Puisqu’il n’y mettait pas l’ébauche de la moindre petite volonté, mais qu’il plaidait narquoisement coupable, le travail des juges allait être grandement facilité. Mais à toutes fins utiles on téléphona à Guigoz pour savoir son avis sur la décision à prendre car dans les hautes sphères on n’ignorait pas les relations ambigües unissant Lulé et Guigoz. Machiavélique, Guigoz répondit qu’il n’était ni juge ni procureur. Les juges étaients seuls juges. Mais s’il lui était permis de donner son humble avis en tant que simple citoyen, il dirait que cette affaire était extrêmement grave. Elle a légitimement suscité la colère populaire. Il fallait calmer celle-ci. Il ne voyait aucun moyen d’apaiser les esprits qu’en donnant un châtiment exemplaire. – Mais encore Grand Frère ! demanda le président. Tu sais bien que nos prisons sont pleines de milliers de gens condamnés à perpétuité. C’est la plus haute peine que nous ayons eu à appliquer jusqu’ici, dit le jeune président. – Et bien cherchez une peine supérieure à celle-là ! suggéra Guigoz. – Tu veux dire la peine capitale ! – Je t’ai déjà dit que je ne suis pas juge. Mais je suis convaincu que le peuple entier approuvera votre décision, surtout si elle va dans le sens de tempérer l’indignation populaire. La justice populaire doit rester inébranlable, impartiale et exemplaire. Cette dernière phrase de Guigoz confirma la confiance que le juge avait pour le Grand Frère. Ainsi ce dernier malgré son amitié pour Lulé, n’hésitait pas à encourager l’appareil judiciaire à faire son travail, même au détriment de la vie de son ami ? Ainsi ceux qui accusaient le Grand Frère d’être un pseudo-révolutionnaire, un fasciste, n’étaient que de mauvaises langues, de rebuts constipés de la bourgeoisie ? »
[1] L’enfant noir de Camara Laye.