Cidey, Casimir, Belletan, Kadji Atta ou encore Kanahazi. Lou Belletan, grand connaisseur de l’archipel des Comores, s’en est allé ce 23 juillet, à plus de 80 ans, dans un hôpital cannois. Ces obsèques auront lieu ce mercredi 30 juillet 2025.
L’homme avait effectivement cette ribambelle de noms, derrière laquelle il avançait, fidèle à lui-même, fidèle à ses obsessions. Il en est qui l’abordaient sous le nom de Guy Cidey, d’autres qui l’appelaient Lou _ Lou Belletan. Lui, s’en amusait, trouvait matière à générer un peu d’humour. Changer de nom pour les Comoriens est une manière de déjouer l’adversité. Ses pseudonymes les plus appréciés furent sans doute fundi[1] Kanahazi ou fundi Kadji Atta : le maître qui n’a point de métier ou le maître qui ne sait rien. Un art consommé digne d’un Pessoa, illustrant aussi cette sagesse comorienne : renge zendrogowo un’rentsi. Oublie ma personne, retiens ce que je dis. Tout est dans le récit, et rien que dans ce récit, qu’il s’évertua à déconstruire depuis les années 1970. Casimir est entré dans l’archipel en 1972, pour être exact.
Il y est venu pour enseigner la langue de Shakespeare, il n’en est plus reparti. « Il y a des souvenirs vagues, mais qui marquent. Mon prof d’anglais en 5ème, Guy Cidet, en fait partie. Le physique frêle, le style, y compris vestimentaire, qui dénotait avec celui de ses collègues » signalaient une singularité, raconte Saindou Kamal’Eddine, ancien journaliste. « Avec lui, on apprenait l’anglais par l’image. Une pédagogie basée sur le visuel. Ainsi, à chaque leçon, il sortait de son sac les objets sur lesquels nous devions faire correspondre les mots du jour. Pour les jeunes élèves que nous étions, cette pédagogie avait quelque chose de drôle. Sans doute voulait-il non pas nous ingurgiter de mots, mais nous donner l’envie d’apprendre cette deuxième langue. Je me rappelle d’un cours sur les vêtements où la classe était pliée en deux, lorsqu’il sortit un caleçon de son sac, qu’il fallait nommer ».

Dans la caverne…
Beaucoup aimaient discourir sur son parcours, erratique aux yeux de certains, atypique pour d’autres, et toujours guidé par une certaine passion de l’archipel. Né en 1938 à Nice, il avait effectué son service militaire en Algérie entre 1959 et 1961, avant d’aller sillonner le monde, du Congo-Brazza à l’Angleterre, en passant par la Tunisie, où il a enseigné en 1962. On le disait autodidacte, il s’en vantait, semble-t-il. Très peu savent en réalité qu’il avait décroché sa licence d’anglais en 1968, son Capes et sa licence de lettres modernes en 1971, sans oublier un DEA d’anthropologie et d’histoire, obtenu en 1996. Dans ce domaine, justement, on remonte ses premières recherches sur les Comores en 1974. Il y traquait les gardiens de l’oralité, relevait des chroniques oubliées sur papier par d’anciennes voix. Ce qui l’amène à fréquenter des fonds d’archives, situés entre la France et l’Océan indien, après un dernier passage dans l’enseignement à Maore et à la Réunion (1985-1998).
À cette époque, d’aucuns s’en souviennent, il sillonnait les villages, pour collecter, converser, échanger avec les Anciens. Il parlait shikomori, un fait inhabituel de la part d’un français, sauf circonstances bien particulières. Un sésame en tous cas pour entrer dans les foyers et emporter la confiance de ceux qui le rencontraient. On connaît sa légende et ses mystères. Il arrive au lycée Saïd Mohamed Cheikh en 1972. La France rompt ses relations deux ans plus tard avec le nouvel État constitué, faisant repartir ses enseignants, mais lui, Casimir, choisit de rester. « Et il ne reste pas pour s’accrocher à une fonction », souligne sur un post facebook l’ancien ministre Dini Nassur. « Il reste par fidélité humaine, intellectuelle et politique. Il reste pour comprendre. Pour chercher. Pour les voix ». Saindou kamal’Eddine se le remet en image : « On le surprenait parcourant les rues et les villages, sans savoir ce qui le motivait dans ces pérégrinations. Dans cette colonie qu’étaient encore les Comores, jeunes militants que nous étions, ce ne pouvait être qu’un « pitsi ». Un espion ? La réalité nous révélera qu’il cherchait plutôt à comprendre l’histoire et la société archipéliques ».
Abdamed, membre de la société civile, s’en rappelle aussi dans sa jeunesse. « Je l’ai côtoyé dans mon village, où il a passé du temps à essayer de comprendre la vie locale. C’était, je crois, les années 1976-1977. Il faisait des photos et nous amusait. Pour les gens, c’était un Mzungu de plus qui s’intéressait au folklore. Je l’ai côtoyé ensuite, quand il est devenu âgé, physiquement, et à travers son œuvre sur les Comores. Un travail intellectuel qui, à mon sens, n’a pas d’équivalent par un Comorien. Il mérite une décoration (à titre posthume) ». Abdamed salue la mémoire du militant, dont il dit avoir compris l’engagement. Isabelle Mohamed, libraire (la Bouquinerie à Passamainty et à Habomo Mutsamudu), salue l’homme qui se situait toujours aux antipodes « de ce qu’il était, est et restera ». « Une légende dans l’esprit de tous ceux qui s’intéressent aux Comores. L’un des premiers, sinon le premier, à s’être intéressé aux chroniques familiales et plus largement à la société comorienne, ce grand intellectuel nous laisse le trésor de ses recherches et analyses. Présent au moment de l’indépendance et au-delà, il produit une réflexion historique, originale et politique ».

En plein travail.
Isabelle Mohamed cite des œuvres : La guerre de la salive, « le premier ouvrage qui traite de la partition de l’Archipel sous un angle documenté et critique », Histoire des îles, « présentation de la chronique d’Omar Aboubacar assortie de notes d’une grande richesse est un incontournable », L’Imposture féodalo bourgeoise[2], « qui retrace le parcours et la réflexion d’Ali Soilihi est une mine d’informations et de réflexions pour qui souhaite approcher cette figure révolutionnaire comorienne désormais historique ». Elle pense à quatorze titres au total : « un corpus riche et original ». Elle reconnaît en lui l’esprit indépendant et malicieux, le travailleur infatigable, jamais à court de projets : « Casimir était aussi un ami attachant et nous sommes fiers d’avoir initié avec lui en 2012 la première rencontre d’auteur à La Bouquinerie de Passamainty. Il a vécu pour les Comores et leur Histoire, ses écrits et lui-même nous ont accompagnés dans notre réflexion sur cet Archipel et nous lui devons beaucoup. Que sa pensée continue à enrichir notre regard sur ce pays et que la diffusion de ses écrits se poursuive envers et contre tout, c’est le meilleur hommage que nous puissions lui rendre ».
Mohamed Nabhane, agrégé d’arabe, aujourd’hui à la retraite, entretenait une relation épistolaire avec lui. Il le voyait comme l’égal « d’un Jean-Paul Sartre ou des porteurs de valises pour la cause algérienne. Celui qui se faisait appeler tantôt Fundi Kanahazi ou encore Lou Belletan a tout simplement sacrifié toute sa vie à Komori, comme il aimait à appeler nos îles ». Il retient, lui aussi, le caractère exceptionnel de ses ouvrages, de son engagement. « Son ambition, dit-il, était telle qu’il me demanda un jour (en tant qu’arabisant) de reprendre la traduction de L’incohérence de l’incohérence d’Averroes. Rien que ça. Rien ne lui faisait peur. Moi, si. Je me suis platement excusé ». Les deux n’étaient pas toujours raccords dans le débat. « Nous n’étions pas d’accord sur tout. Il acceptait difficilement l’orthographe du shiKomori (non seulement officiel aux Comores, mais utilisé dans de nombreux pays de langue bantoue). Ce n’était qu’un détail ». Mohamed Nabhani considère que « les Comores viennent de perdre un de ses dignes fils. Il mérite de recevoir un vibrant hommage de tous les patriotes de ce pays ».
Guy Cidey élargissait les horizons de l’historiographie commune, retendait le fil à moitié rompu avec le monde bantou, réinterrogeait la relation du pays avec le Continent, dont les Comoriens, disait-il, représentaient les « swahili du large ». Il en a déduit, selon Saindou Kamal’Eddine, « un mode d’organisation sociale et un fonctionnement politique basé sur l’horizontalité, mettant en évidence une dichotomie avec la verticalité du système occidental. Il éclaire ainsi une des formes subtiles de la domination coloniale, dont le mimétisme semble avoir condamné le pays à l’impuissance. A la lecture de La Guerre de la Salive, j’ai appris au moins une chose : la réalité historique de notre archipel est encore à découvrir, en questionnant le récit tel qu’il nous a été présenté par les dominants ». Side, Kari Adjali, Kanazidjuwao ou encore Lou Belletan. Des noms signifiant son engagement, et surtout sa passion pour la révolution soilihiste, devenue au fil du temps un axe de réflexion. « Il étudie ses discours, les traduit, les analyse, les contextualise, en discute avec les acteurs de cette époque intense et brève. Il en extrait la pensée, la critique, les contradictions, les espoirs ». Un travail de titan, qu’il a continué à explorer après la mort du Mongozi. « Ses écrits sont autant de miroirs tendus à la société comorienne. Il y a mis du temps, de l’amour et du courage » note Dini Nassur, qui classe L’imposture féodalo bourgeoise parmi les monuments de l’histoire comorienne : « Une bibliothèque à lui seul. Une archive vivante ».

Kanahazi.
Il ya longtemps que Casimir avait rejoint sa France natale, où il y avait créé sa propre maison d’édition : Djahazi _ le boutre. Il communiquait régulièrement avec la diaspora comorienne, notamment avec Elarif Saïd, lui-même éditeur (Quatre Etoiles), qui soutenait la diffusion de ses ouvrages. Casimir était également en lien avec l’archipel, où il s’est rendu plus d’une fois depuis son départ, à la poursuite de ses propres fantômes. Aujourd’hui, « le djahazi est désorienté. Il vogue sans direction, mais les graines semées feront germer de nouveaux pilotes insh Allah » estime sur un post Nabah-Eddine Djalim, membre de la société civile, jamais avare d’un bon mot. Là où « le loup ne bêlera plus », Nabah espère que « les générations futures s’approprieront et magnifieront le travail engagé par cet éveilleur de conscience ». Nabah-Djalim, qui rêvait d’un « grand hommage de son vivant », l’imaginait en « fin connaisseur de Komoro et d’Ali Soilihi avec une vision systémique, mettant en relation le cas de Komoro avec le Tout-Monde ». Jack L’Atout, rappeur reconverti dans le soilihisime 2.0, revient un coup sur l’humilité du défunt : « Tout un symbole ». Il insiste sur cette dernière image : « son corps était usé, affaibli par la maladie, mais son esprit restait jeune, vif, en pleine floraison. Cloué au lit, il rêvait pourtant encore d’un retour aux Comores en 2026, pour un nouveau chantier intellectuel ». Pour lui, Side « est mort sur le sentier de la vérité, sans jamais s’être reposé », sans doute à la manière d’un Pessoa dont on ressassera longtemps encore l’étrangéité et ses avatars.
Ismael Mohamed, journaliste, militant, a eu « une pensée affectueuse pour ce géant, qui nous a pris la main à nous autres qui l’avons rencontré sur le chemin de la vie et de l’apprentissage. Comment ne pas lui dire merci pour la lumière qu’il nous a apporté ? Je ne me sens pas à la hauteur pour rédiger un hommage. En termes de légitimité, je ne sais même pas si je peux m’autoriser à le faire. Car j’aurais dû être beaucoup plus proche que je ne l’ai été de cet immense penseur. C’est un homme pour qui j’ai toujours eu beaucoup d’estime, et pour lui, et pour son immense travail de recherches. Un homme modeste, un homme de terrain, qui se mettait à la hauteur de celles et ceux qu’il rencontrait et avec qui il échangeait. Humble, honnête, clairvoyant, pédagogue, discipliné, déterminé et capable de parcourir des centaines de kilomètres pour mettre les choses au clair, cet intellectuel à l’écriture limpide et précise demeure un monument pour la recherche comorienne. De ceux qu’il faut chérir car son œuvre est immense et n’a pas fini de nous livrer ses secrets. Les ouvrages de ce grand historien sont un véritable trésor, un riche héritage pour les Comoriens. Puissions-nous en prendre soin et surtout le fructifier et aller chercher par nous qui nous sommes. Karingama – autre nom revendiqué[3] – était un de mes fundi. De ces étoiles qui ne cessent de luire et nous indiquer la bonne direction ». Un dernier mot : « Enfant de Komor, tu étais. Enfant des Komor tu demeureras ». Ainsi se clôt le chapitre d’une vie, à moins que…
Soeuf Elbadawi
Les images nous ont été prêtées par Elarif Saïd des éditions Quatre Etoiles (archives personnelles).
[1] Comme on parlerait d’un maître à disciples.
[2] Publiés aux éditions Djahazi, comme tous ses autres ouvrages. Reste à savoir qui va reprendre le flambeau, pour que son œuvre perdure.
[3] Litt. Celui qui ne craint pas le trou.
RÉACTION D’ALAIN GILI À LA RÉUNION (LE PORT), SUITE AU DÉCÈS DE CIDEY. « Très ému par ce décès, et par ce bel article. Guy Cidey fut pour moi l’autre révélation des Comores _ la première étant ce peuple et ce pays, vus depuis l’avion en mars 1975 et pendant l’été austral 1976, sous le vol tragique des avions Sabena ! Là je le rencontrai, auprès d’Ali Haribou et de Hervé Chagnoux du « Que sais-je? » sur les Comores. J’ai revu récemment à La Réunion l’extraordinaire Abou Chihabi et mes articles dans Le Quotidien au tout début de 1977 furent parmi les seuls à témoigner de l’étonnante expérience (UNIQUE) d’Ali Soilih et d’un peuple conquis par une modernité de la pensée (…) Je me permets de suggérer cette façon de dire ce qui se passa alors. Et je tentais de la comprendre mieux, cette expérience, bien que la soutenant à fond, déjà, et publiquement, à La Réunion, qui fut par ailleurs terre de… mercenaires ! Ou l’est encore ? Qui sait. Guy Cidey : il faut aider son aimable veuve et leurs enfants à rééditer ces livres que j’ai fait connaître à des amis mahorais lors d’actions Cinéma à Mayotte dès 1993. Notre dernier contact après les temps incroyables du COVID fut chez lui, un très court film, qu’il voulait mettre, monté autrement, sur YouTube, pour promouvoir ses livres. Je me suis trouvé hélas sans moyens pour réaliser cela, bien malgré moi, mais on le fera, on y arrivera. Merci à la fidèle amie du FIFAI, Hachimiya Ahamada, grande cinéaste franco-comorienne, qui, depuis, fit un beau film sur le massacre de Majunga, avec un acteur impressionnant (Soeuf Elbadawi). Hachimiya, qui accepta de venir avec moi filmer chez lui Guy CIDEY, juste après la COVID, et il faisait déjà trop chaud, près de Grasse, là où, avec la Médiathèque, CIDEY m’a dit qu’il créait un FONDS UNIQUE DE TOUTES SES OEUVRES. L’âge ? Oh, c’est vrai : je n’y pense pas, mais il est là : né en 46, je me dis que je dois finir vite ce que j’ai commencé, et surtout tenir parole auprès de grandes personnalités uniques comme Guy CIDEY, et de pays uniques comme les « 4 îles Swahili » : les Comores, dont une est devenue à mon avis assez « dingue ». Il faut lire et faire lire l’article très complet de Soeuf, et les oeuvres de Cidey. Viva… le travail extraordinaire de Guy Cidey, et « VIVA COMORO » ! (Abou Chihabi et son orchestre, 1976). Village Titan, association du Port, créée par Alain Séraphine, en 1985, fut la première m’a dit Abou Chihabi, l’autre jour, à l’éditer, en cassette audio, sous le titre : VIVA COMORO ».