Les révélations du Journal « Le Monde » dans sa livraison du 16 septembre, mettant en cause la police française aux frontières, au sujet des collisions mortelles contre les kwasa, à l’entrée de Maore, soulèvent au moins deux questions. Jusqu’où la puissance française occupante va impunément défier les règles internationales et dans ce cas précis, le droit en matière d’intervention en mer et d’assistance à personnes en danger ? La partie comorienne – dirigeants et organisations comprises – est-elle à ce point aliénée pour autant s’interdire le droit d’exiger des comptes à l’auteur des crimes constatés à l’encontre de ses propres ressortissants ?
À la frontière administrative forcée du lendemain de l’indépendance s’est ajoutée la frontière policière du Visa Balladur en 1994[1], poursuivant le même but politique de démantèlement de l’archipel. « La lutte contre l’immigration », devenant ainsi l’empreinte d’une obsession, visant à masquer les vrais enjeux poursuivis par la puissance occupante dans cet espace archipélique.
La violence symbolique, issue de la transgression de la circulation dans cet espace, traduit, au-delà de de la séparation qu’elle annonçait, la négation de la culture même du peuple archipélique. Progressivement, les moyens utilisés – radars, vedettes d’intervention, hélicoptères de surveillance – sont devenus ceux d’une guerre de l’ombre, que livre la France dans l’impunité la plus totale, et en dehors de tous les regards. Une guerre dans le silence des flots, des vagues et des courants marins, dont les victimes, sans noms, ni sépultures, bien qu’estimées à des dizaines de milliers, n’ont plus d’existence, ni de réalité, puisque non réclamées, ni par l’État comorien, ni par leurs familles.
Une des vidéos publiées de Lighthouse Report sur Arte.
Une violence accrue par la militarisation du bras de mer reliant Ndzuani à Maore, depuis l’opération Uwambushu lancée en 2023, et légitimée par le président Macron, lorsqu’il annonce, au cours d’une visite à Maore[2], le déploiement d’un rideau de fer (« uhura wa shaba ») à l’entrée de l’île occupée. Ce qui, alors, relevait de la fiction, préfigurait ce que publie l’enquête conduite par le Journal « Le Monde » et ses partenaires du collectif d’investigation Lighthouse Reports – journalistes français, britannique et allemand -, relayée en images par la chaine ARTE, Der Spiegel et The Times : une hécatombe. Résultat d’une année d’investigations sur ce terrain, l’enquête pointe la brutalité des modes d’intervention de la PAF française, provoquant volontairement des collisions en pleine océan contre de fragiles embarcations, mettant ainsi en danger la vie des personnes à bord.
Ces médias « ont recueilli une vingtaine de témoignages similaires et eu accès à diverses enquêtes judiciaires et administratives à même de documenter la récurrence d’interventions dangereuses au large de Mayotte » lit-on. Sur terre, la même violence. Des centaines de policiers et de gendarmes déployés sur le terrain. Gilets-pare-balles sur le torse et armes de poing à la ceinture, ils livrent une même guerre. « Même les enfants sortant de l’école n’échappent pas aux interpellations », explique un passant dans les environs de Kaweni. Des check-point sur les principaux axes routiers filtrent les véhicules et procèdent aux contrôles réguliers des taxis, à la traque des sans-papiers français. Personne ne vous précise que la plupart viennent des île sœurs. À proximité d’un établissement scolaire près de Labattoir, un agent de la Police municipale, affiche un air désabusé : « on attend les GAO[3] pour partir à la chasse ».
À force de répéter les mêmes gestes à longueur de journée, les interpellations des « clandestins » prennent les allures d’un jeu cynique sur un terrain qu’aucune règle légale ne semble réguler. Les seules limites sont celles que fixent des smartphones anonymes, surprenant ces outrances policières sur la terre ferme et témoignant de leurs excès. En mer, l’on ne peut qu’imaginer la même « chasse » se déroulant hors des regards. La Police française aux frontières, ne s’interdisant rien. « Ils sont arrivés par l’arrière. Notre pilote a cru qu’il pouvait encore s’enfuir car nous n’étions pas loin de la plage. C’est à ce moment-là qu’ils nous sont rentrés dedans. S’ils nous avaient laissés [accoster], ils auraient pu nous interpeller sans tuer des gens », rapporte le journal Le Monde, citant le témoignage de Ahamada,un homme de 24 ans voyageant avec son neveu et sa nièce. « Il affirme avoir vu le petit garçon de 4 ans, dont il avait la responsabilité, tomber dans l’eau à la suite du choc puis couler sans qu’il ait pu lui porter assistance. »


Farid Dassadji, l’homme à qui la PAF française a coupé le jambes et sur lequel Lighthouse Report a enquêté, ainsi que la carte récemment publié par le journal Le Monde sur cette tragédie.
Ces révélations confirment des pratiques criminelles dénoncées depuis des années par des journalistes et des associations de défense des droits de l’homme. Des faits avérés qui questionnent la responsabilité politique des autorités françaises sur ces crimes commis par sa police aux frontières. Mais qui détient aux Comores la légitimité d’exiger des comptes à cette responsabilité française sur une tragédie, qui a fait du bras de mer entre Ndzuani et Maore, le plus grand cimetière marin ? S’exprimant à la tribune des Nations Unies, lors de la 80ème session de l’Assemble générale, le président comorien s’est contenté de relever « les manœuvres délibérées de la police opérant à Mayotte conduisant aux naufrages d’embarcations provoquant la mort de plusieurs ressortissants comoriens », demandant à la France, auteur dudit crime, de « faire cesser ces opérations » et de « diligenter les enquêtes appropriées », afin de « sanctionner les auteurs de cette barbarie pour que justice soit faite et pour que pour que la dignité des vies humaines soit respectée ».
L’opposition, qui n’a de cesse de reprocher le manque de fermeté de la diplomatie comorienne sur les agissements de la puissance occupante à Maore, a brillé par son silence sur cet épisode. Aucune déclaration, ni communiqué. Le Comité Maore, dont on espérait qu’il élève fortement la voix de la riposte, est restée curieusement muet. Depuis qu’il a ses entrées dans les couloirs du pouvoir, l’association semble se satisfaire du discours gouvernemental qui « aurait évolué sur la question de Mayotte ». La diplomatie comorienne n’a pourtant posé aucun acte significatif, à part un communiqué demandant à l’État français « d’arrêter les faits incriminés ». À moins que le fait de qualifier l’État français de « puissance occupante », formule reprise par ailleurs par le président Azali à l’ONU, suffise à signifier la nouvelle tonalité de la position comorienne. Notons que c’est à titre personnel que Mohamed Monjoin, président du Comité Maore, a préféré réagir à la sollicitation du site Muzdalifa House.
« Il est heureux que ce type d’article existe pour confirmer les 30.000 morts du visa Balladur que nous ne cessons de dénoncer depuis 30 ans. Je ne peux que me féliciter qu’il y ait encore des journalistes qui font leur travail en montrant le vrai visage criminel des forces occupantes », a-t-il déclaré. Tout se passe comme si face à l’adversité, les défenseurs de la souveraineté archipélique s’interdisaient de franchir une ligne rouge qu’ils se sont tracées pour eux-mêmes. Contrôler la sémantique pour ne rien dire ou faire qui puisse fâcher la France. Il est déplacé d’être mal perçu par le partenaire de la rue de Strasbourg à Moroni, important de se distinguer par son mutisme. La loi se veut pourtant du côté des victimes. L’avocat comorien Moudjahid Abdoulbastoi, dénonce des pratiques qui « violent à la fois le droit de la mer, le droit européen des droits de l’homme, et la jurisprudence internationale ». Citant une condamnation de la Cour européenne des droits de l’homme contre l’Italie pour des faits similaires d’interpellation en mer, de refoulement collectif, d’absence d’examen individuel, l’avocat parle d’un acte délibéré. « La police française sait qu’en ciblant des embarcations précaires, souvent surchargées, naviguant de nuit, elle expose les passagers à des risques graves pour leur vie ».




La PAF français vs Kwasa figurée par un dessin du plasticien Chacri. Affichage public dans l’Union des Comores. Performance de la Cie BillKiss* I O Mcezo* de Soeuf Elbadawi sur la plage d’Itsandra…
Même avis pour son collègue Ben Ali Ahmed, avocat au barreau de Saint-Pierre de la Réunion et de Moroni. « Il ne fait aucun doute que plusieurs manquements délibérés ont été commis sur des passagers en provenance d’Anjouan. Les règles fondamentales du droit maritime international ont été ignorées. Il n’y avait aucune empathie pour les passagers en détresse en mer et encore moins l’intention de les secourir ». Me Ben Ali Ahmed, qui dit avoir visionné le vidéo de ARTE, est formel. « Le droit français interne n’a pas été respecté. Pourtant, il y avait des preuves évidentes de demandes d’aide en mer. En tous les cas, l’utilisation excessive de la force pour intercepter les embarcations en question ne pouvait être assimilée à des sommations (…). Si le Préfet de police de Mayotte a partagé une vidéo incriminante pour la formation de son unité de police nautique, on peut légitimement s’interroger sur la brutalité des interventions qui ont entraîné la mort de plusieurs dizaines de personnes ». Un point commun à ses réactions : les habitants de cet espace sont réduits à observer cette tragédie, sans s’y opposer. Comme dépossédés de leur réalité, y compris face au crime le plus abject. Car où sont les défenseurs de la cause comorienne ici ? Ni devant un tribunal, ni devant la communauté internationale.
Comme si le soft power avait tellement porté dans les consciences que plus personne ne souhaitait s’exprimer sur des faits pourtant avérés. Même quand l’évidence se raccroche à une enquête de journalistes européens, l’opinion se plie. Si ura mzungu ba hata mohatru chantait un jour Salim Ali Amir. Il n’a pas tort. Il y a un quart de siècle, on entendait hurler ici ou là sur cette tragédie. Des militants de la société civile (Comité Maore, Ngoshawo, Comité des Sages) replaçaient cette réalité à la table des politiques. On se souvient des vers du poète Saindoune Ben Ali ou du slameur Mohamed Absoir, des installations du plasticien Chacri ou des spectacles de Soeuf Elbadawi. Aujourd’hui, les morts n’ont plus droit ni aux hitima, ni à un quelconque hommage orchestré en leurs noms. Les Comoriens préfèrent oublier. On s’attendrait à une riposte de la part d’une fondation telle que Beshelea na Ntsi, fondation se réclamant de la mémoire archipélique, que l’on a sollicité, en vain. Elle a, à l’instar du club Soirhane de Mirontsy, érigé une stèle en l’honneur des victimes du visa Balladur dans le Nyumakele. Mais le silence a comme plus de poids dans l’air, plus personne ne donnant l’impression de s’indigner. À commencer par les acteurs de cette scène culturelle partout estampillée « Ambassade de France », parce que financée grâce au soft power…
Saindou Kamal’Eddine
[1] 1994, est l’année de l’annonce par le Premier Ministre Edouard Balladur en campagne présidentielle, de l’instauration d’un visa préalable d’entrée à Maore pour les ressortissants des autres îles comoriennes. Ce visa est entré en vigueur n’est attestée, à notre connaissance, par aucun texte officiel.
[2] En visite à Mayotte à la suite du passage du cyclone Chido, le président français Emmanuel Macron a rappelé l’intention de la France de dresser « un mur de fer » en mer pour freiner l’entrée à Maore des kwasa en provenant des autres îles de l’archipel.
[3] Groupes d’Appui Opérationnel (GAO) de la Police aux Frontières. Des unités basées à Mayotte spécialisées dans le contrôle de l’immigration clandestine en mer et sur terre