Diplomatie d’influence à Moroni mdji wayezi

La réalité du soft power à la française négocie un tournant dans son histoire à Moroni et interpelle de fait l’opinion comorienne. L’inauguration du nouveau studio de Watwaniya Prod a généré une polémique, sans doute parce que Cheikh Mc, son patron, est une figure dont tout le monde pensait connaître le point de vue. Sauf que là il est question d’une vision personnelle de la culture, qui s’éloigne des considérations patriotiques. Avoir ou non le droit de s’allier le partenaire français pour construire son économie est un faux procès que tout le monde lui fait sur les réseaux, comme si on ne pouvait pas argumenter sur le sujet.

Tout le monde le sait bien sûr ! Qu’il n’y a plus de cinéma à Moroni. Le cinéphile ne pourra pas voir A soundtrack to a coup d’État de Grimonprez à Al-Camar, un film dans lequel se raconte la coalition occidentale, mobilisée dans les années 1960, pour faire disparaître Patrice Lumumba. Les Comoriens ne sauront donc rien de la manière dont le jazz et ses goats, dont Armstrong himself, ont été instrumentalisés par le soft power américain dans la préparation de cet assassinat. De voir ce film aurait pourtant pu renseigner les artistes du pays sur la manière avec laquelle la diplomatie d’influence à la française intervient actuellement à Moroni. Entrisme et manipulation dans l’ombre ! Les artistes peuvent toujours dire qu’ils n’en savaient rien, plus tard. C’est ce qui est arrivé à Armstrong, qui a menacé de renier sa nationalité pour se réfugier au Ghana, au moment où l’opinion mobilisée a fini de comprendre les tenants et les aboutissants de ce crime colonial. En voyant ce film, l’État comorien se serait probablement inquiété de la manière dont il néglige sa scène culturelle. Ce qui pousse les artistes locaux à se faire avaler par la pieuvre. En tous cas, on ne pourra pas ignorer le fait longtemps.

En octobre donc, Cheikh Mc, le goat de la scène rap comorienne, surprenait tout le monde avec son projet. La mise au centre, comme on parlerait d’une balle de match, de Watwaniya, son studio, sur la scène des musiques urbaines aux Comores. À l’inauguration, Étienne Chapon, le nouvel ambassadeur de France s’est distingué, en prenant la parole. Ce qui paraît tout à fait normal, étant donné que le financement est venu de son côté. Aucun officiel comorien, en matière de culture, n’a été invité à s’exprimer. Ce qui est également normal, ce régime, comme les précédents, ne portant aucune attention à cette jeunesse, qui, si elle n’est pas la Gen Z, n’en pense pas moins sur ce que doit ruminer un « pays défait » face à ses enfants. La seule question que l’on n’évite de poser reste édifiante : la coopération française accepterait-elle de financer une telle entreprise, si elle n’avait pas de relation à entretenir avec un État qu’elle continue à contrôler ? Ne le crions pas sur tous les toits, mais la France à Moroni est actuellement sur tous les fronts. Dans la culture comme à la Banque centrale, en passant par les cuisines du pays. L’ambassadeur s’en vanterait presque. Ce qui est là aussi normal, vu les enjeux.

Les images de l’inauguration du nouveau studio de Watwaniya Production. Sur la première photo, on aperçoit des personnalités publiques, dont un ancien diplomate. Sur la seconde : AST, Cheikh Mc, l’ambassadeur de France. Sur la troisième, on aperçoit Abdallah Chihabiddine, ancien directeur de la culture. Sur la dernière, des créateurs de contenu issus de la jeune génération.

Youssouf Moussa, leader politique, arrivé de Maore pour les dernières commémorations du 12 novembre, s’est dit surpris de voir que cette France-là était bien plus présente dans cette partie de l’Archipel que sur l’île occupée. Comme quoi tout est possible ! À l’heure du cinquantenaire pour la souveraineté nationale, on se rend compte que la jeunesse comorienne ne rêve que d’être labellisée « Ambassade de France » sur tous ses fronts culturels. Où l’on se rend compte que l’indépendance a été proclamé, mais que le pays ne l’a jamais eu. On peut reprocher ce que l’on veut à cette jeunesse, on ne pourra néanmoins pas lui imputer l’échec de ses aînés, qui ont échoué à faire émerger une volonté politique, susceptible de rendre les Comoriens responsables de leur destinée. « Vous avez remarqué la mainmise sur la culture ? Vous sentez ce soft power s’installer ? Avant, ils avaient un monopole à travers les Alliances Franco-Comorienne qui n’ont rien de comorien. Aujourd’hui, ils ont investi l’autre côté. Les maisons de production, les studios… Cinéast et Watwaniya Productions sont les premiers à en bénéficier. Espérons qu’ils ne deviendront pas des outils de propagande de notre plus grand ami, qui nous aime tant. Et notre gouvernement organise des grandes messes, hari culturelles : Une Nation, Mille danses. Mais aucune ligne pour financer ne serait-ce qu’une salle de spectacle digne d’accueillir ces événements » note Khaled Simba, sur son profil facebook.

Dont acte ! Sauf que Cinéast et Watwaniya Production ne sont pas les premiers à être soutenus. Faux ! La France s’intéresse à tous les projets émergents (Waliya, Reliance, Médina Wiratha). Son réseau culturel a même dépêché des professionnels sur place pour façonner les jeunes recrues. Du cinéma à la littérature, en passant par le spectacle vivant, ils ratissent aussi large que possible. On connaît même les cahiers de charge, où l’on demande notamment à certains producteurs de contenu d’abandonner leur langue pour servir la soupe. Il arrive qu’on leur impose des entretiens où on leur exige de dire « merci à la France, à l’AFD, à l’ambassade, de nous soutenir ». La course est à celui qui en profitera le mieux ! Donc nous éviterons les mauvais procès, d’autant qu’une « grande majorité des festivals, qui se tiennent au pays, survivent grâce aux subventions de la France », comme l’écrit Hashim H-ym. Ambassade, AFD, Expertise France et autres Perseïden font tourner la boule à facettes. D’où la question posée par Abdoul Anziz : « Pourquoi celui que l’on refuse de voir, le colon, demeure-t-il celui qui finance presque tout aux Comores ? » Un os à avaler, loin des cris de la Gen Z : « La jeunesse marocaine a manifesté plusieurs semaines pour réclamer « moins de stades, plus d’hôpitaux et plus d’écoles ». Chez nous, la jeunesse a pour priorité « plus de studios musicaux ». Nos jeunes ont été en ébullition parce qu’un rappeur a été détenu pendant quelques jours et ont envahi le Palais de justice pour le soutenir alors qu’ils ont été indifférents (y compris les étudiants) à la mise au cachot pendant de longs mois d’un jeune docteur en chimie, ancien doyen de la faculté des sciences de l’université des Comores » note un certain Abderemane Cheikh Ali, toujours sur FB.

La messe est ici dite ! La jeunesse comorienne n’a pas lu Césaire, ni Cheikh Anta Diop. Elle ne connait pas les écrits de Fanon, ni de Kateb Yacine. Elle ne retient de la lutte des Africains-Américains que le son et les attitudes, et pas le discours. La faute à qui ? Aux aînés, forcément, qui n’ont pas su transmettre. Il est intéressant de voir quelles figures apparaissent à l’image aux côtés de l’ambassadeur de France, au moment du lancement de la nouvelle unité de production de Watwaniya, qui, elle, existe depuis près de vingt ans déjà _ faut-il le rappeler ?  On y voit des aînés, dont un ancien diplomate dont on connaît le propos sans concession sur la quête de souveraineté des Comores. Un membre influent du Comite Maore. Comment expliquer ensuite à un jeune comorien, qui s’apprête à questionner la relation du pays à la France, le sens caché de telles images ? Cheikh Mc a probablement voulu s’entourer de ses proches, au moment de prendre ces photos, comme pour se protéger du pire.  Mais ce fait n’éloigne pas de la confusion. Les histoires comoriennes sont ainsi, compliquées à analyser, parce qu’arrive toujours le moment où l’on rame à l’explication de certains non-dits. Le formaliser publiquement entraîne par ailleurs dans des polémiques inutiles, qui finissent par noyer le poisson. Cinéast, Watwaniya et tous les autres sont des prises de guerre pour cette chancellerie. Ce sont des voix porteuses au niveau de la jeunesse, à qui l’on transmet un discours sur la réussite personnelle, au détriment des communs. Un contre-récit, en opposition avec ce qui fonde l’identité d’un peuple, est ainsi en train de se mettre en place. « C’est quoi ce pays qui refuse d’appuyer sa jeunesse dans ses rêves ? Doit-on abandonner ses projets pour défendre une soi-disante patrie, qui nous a abandonné depuis le début de son histoire ? » lit-on encore sur les réseaux, sous la signature agacée d’Abdoulwafa. Qui peut répondre à une telle question, sans se mettre la réalité à dos ?

L’ambassadeur Etienne Chapon visitant les cuisines dans une cité de Ngazidja. 2èe photo : Mahamoud Bachirou, un jeune auteur, remerciant le SCAC de l’ambassade de France pour son soutien. 3ème photo : la pose en 2014 de la première pierre pour une stèle en hommage aux victimes du Visa Balladur sur la Place de France. En dernier : une prière tenue en 2009, sur la même place, en hommage aux victimes du Visa Balladur.

Dans une prise de bec sur le net au sujet de Maore comorienne ou française, Saïd Bacar Mwinyi M’kou, activiste sur le net, interpelle Seush, chorégraphe consacré, longtemps soutenu par les autorités culturelles françaises à Moroni. En parcourant les échanges, on mesure le fossé dans lequel se morfond la jeunesse comorienne, aujourd’hui. Entre Saïd Bacar qui interroge d’un côté (« Pourquoi tu ne prends pas parti pour le droit international qui dit que Mayotte est comorienne ? Tes arguments sont bizarres ! »), Seush qui affirme de l’autre (« Chacun doit être libre de choisir ce qu’il veut être. Je suis sur tout le monde veut être là où il va se sentir bien. C’est à nous de travailler pour rendre le territoire prospère pour que tout le monde se retrouve. Encore nous devrions travailler notre conscience collective »), difficile de trancher, surtout s’il vous manque la culture nécessaire, pour y répondre. Ce qui est le cas de beaucoup de jeunes. On note cependant les remarques de Boinafoumou Djimba Amido Sofa-Aly à l’encontre de Seush : « défendre Mayotte en tant qu’entité indistincte des Comores n’est pas un débat, mais une condition pour se dire comorien. Dans un pays normal, de tels écrits auraient conduit à un boycott, surtout venant d’un artiste. Mais sous les cocotiers, il n’y a pas âme qui vive, si ce n’est deux ou trois personnes ». Le même poursuit : « Vous êtes de facto une personnalité publique comorienne. Être personnalité publique ne se limite pas à être Azali ou Sambi, et vous osez remettre en cause l’unité nationale. Et vous avez le toupet de trouver des excuses ! Je ne m’étonnerais jamais de ce pays. Savez-vous au moins que, juridiquement, en adhérant publiquement à la réalité actuelle, vous donnez un poids argumentaire si demain l’État comorien devait se présenter devant la CIJ ? Comprenez-vous au moins cela ? Hula hatru mba haya kayimenye mwanaɗamu ! » Autrement dit, le soft power à la française s’est offert un chemin à travers cette jeunesse. Les parrains actuels de la scène culturelle le soutiennent, malgré eux. Mais qui en paiera le prix au final ?

La veille du 12 novembre (Journée Maore), l’ambassade de France célébrait l’armistice sur la Place de France – la Place des banques, où se trouve l’ancienne bâtisse du gouverneur colonial – au nom des tirailleurs comoriens ayant bataillé en 14-18. « Nous saluons la mémoire de ces hommes qui ont versé leur sang loin de leur terre, dans des guerres qui n’étaient pas les leurs. Leur courage force le respect. Mais, au-delà des cérémonies, une question profonde demeure : jusqu’à quand la reconnaissance des Comoriens se limitera-t-elle aux tombeaux ? La dignité d’un peuple ne se mesure pas à la beauté des couronnes déposées sur les sépultures, mais à la manière dont il est traité de son vivant. Aujourd’hui, le peuple comorien réclame plus que des hommages : il exige le respect de sa souveraineté et la fin de toute forme de domination coloniale déguisée » lisait-on dans une tribune sur les réseaux, signée Umani wumani. Sur cette même place, un artiste, Soeuf Elbadawi, a voulu, un jour, ériger une stèle, en hommage aux morts du Visa Balladur, qui, eux aussi, meurent dans une guerre qui est loin d’être la leur. Djouhoud, le préfet du centre, et la gendarmerie étaient venus l’arraisonner. « Les morts du Visa Balladur sont interdits de stèle sur une place comorienne. Qui aurait pu l’imaginer ? » avait-il écrit, à l’époque. On n’a bien sûr entendu aucune voie officielle – ni artistique, ni politique – s’indigner face à une telle décision. Si la France veut réellement bâtir une relation sincère avec les Comores, conclut Umani wumani, elle doit le faire directement avec l’État comorien, et non à travers des instruments politiques tels que l’AFD, Expertise France, ou d’autres structures qui perpétuent des rapports de dépendance (…) Nous voulons la paix, la justice et la dignité. Nous voulons des relations équilibrées, et non des chaînes maquillées en coopération. Le temps est venu que la France regarde les Comores non plus comme une ancienne colonie, mais comme une nation souveraine, partenaire à part entière ».

Houss B.

L’inauguration du nouveau studio avec Cheikh Mc et l’ambassadeur Etienne Chapon. Les images de Watwaniya ont été empruntées au mur facebook du label. Les images de Mahamoud Bachirou et d’Etienne Chapon dans les cuisines, prises également sur le net. Les deux dernières viennent du fonds W.I.