Nathacha Appanah publie Tropique de la violence[1], roman vertigineux sur Mayotte tricolore. La mauricienne dresse un portrait virulent du « clandestin » à Mayotte. Son discours participe au modelage d’une identité prétendument « mahoraise », faite de stéréotypes notamment issus de la fabrique coloniale.
Roman polyphonique, histoire d’un couple. Marie et Cham s’installent à Mayotte, après s’être rencontrés en « Métropole ». Ils sont infirmiers, au CHR de Mamoudzou, à l’hôpital de Dzaoudzi. Elle n’arrive pas à avoir d’enfant, le couple se brise, et Cham se marie religieusement à une « Comorienne ». L’occasion pour l’écrivaine d’aligner une série de clichés sur les « comoriens » à Mayotte. Des miséreux ! Ont-ils seulement une histoire ? Ils arrivent par-delà la mer en kwasa-Kwasa. C’est d’ailleurs par ces barques de fortune qu’arrive Moïse [sauvé des eaux], avec sa misère et son œil vert, qui lui vaudront son adoption par Marie.
L’enfant est rejeté par sa mère biologique. Appanah avance le prétexte d’une hétérochromie indexée par les croyances locales pour rendre le moment du rejet crédible. Marie trouve les moyens, ensuite, de construire une vie à Moïse. Celui-ci « va à l’école privée de Pamandzi là où il n’y a que des métropolitains ou des enfants de Mahorais ayant vécu longtemps en France »[2]. Mais le cocon de l’enfant Moïse préservé du pire ne dure pas. Au deuxième fragment du texte, on retrouve le petit garçon en cellule, n’ayant pu échapper au destin que lui trace l’écrivaine, dès le départ. Il sombre, en effet, dans un tourbillon de violences à « Gaza », avec ses semblables, les gamins des rues, enfants, comme lui, de « clandestins ».
Le roman situe « l’immigration clandestine » au cœur des difficultés du département français. Un thème vendeur pour un lecteur occidental, en permanence, sollicité sur la question des migrants _ Sauf que Mayotte a la particularité de transformer des « comoriens » en étrangers dans leur propre espace de vie. Il y a quelque chose là de l’ordre du storytelling, d’après une histoire méconnue. Le titre promet « du sang, du sexe et de l’exotisme » comme l’écrit Dénètem Touam Bona, qui enseigne la philosophie à Mayotte. Le texte parle de « kwassa-kwassa », de femmes « venues accoucher sur cette île française pour des papiers »[3] et rajoute « Gaza »[4] à la liste des camps de réfugiés : « un immense camp de clandestins à ciel ouvert », « un no man’s land violent où les bandes de gamins shootés au chimique font la loi. Gaza c’est Cape Town, c’est Calcutta, c’est Rio. Gaza c’est Mayotte, Gaza c’est la France »[5]. Image apocalyptique véhiculée par les autorités mahoraises du livre sur le bidonville.
« Il n’y a pas que des gosses cramés au chimique » explique Touam Bona. Il y a surtout « plein de jeunes et d’habitants stigmatisés, qui se battent pour rester debout, qui nouent des solidarités, qui expérimentent, qui initient des microentreprises, qui recyclent, qui slament, qui continuent à aller à l’école, malgré tout ». Le philosophe poursuit, en notant que l’auteure « reprend telle quelle les analyses policières [à Mayotte] sans jamais les questionner : pression migratoire, clandestins, etc. Aucune analyse critique sur l’action des institutions et de l’Etat français, aucune remise en cause du mode d’exercice de la souveraineté française et quasiment rien sur la violence d’Etat». Pour Nathacha Appanah, Mayotte, c’est la France, en fait. Il n’y aucune ambiguïtés sur le sujet. Le terme « pays » qu’elle utilise, parlant de l’île, met un point final à une question qui dépasse même l’ONU[6]. Pourtant, Mayotte appartient à l’ensemble de l’archipel, avec qui elle partage langue, culture et religion. Elle porte les stigmates d’un pays violemment balkanisé, et dont la fratrie éclate sous les coups de la relation post coloniale. C’est dans ce contexte que prend racine la complexité du « clandestin », que l’auteure représente comme un simple migrant économique.
Au-delà de l’origine du « clandestin », l’auteure embrasse systématiquement les clichés concoctés par l’occupant à Mayotte. Elle repeint le réel, d’après une réalité dichotomique, mettant « Mayotte » et « Comores » face à face : « eldorado » / « mirage », « paradis » / « Lampedusa ». Mais s’il est vrai que des « Comoriens » arrivent à Mayotte en kwasa, une étude de l’INSERM[7] montre que seulement 2% des personnes qui s’y rendent, le font pour l’avenir de leurs enfants. Pierre Caminade rejetait déjà la fiction médiatique d’une « ruée de femmes enceintes qui iraient à Mayotte pour y accoucher et ainsi obtenir la nationalité française pour leur enfant »[8] Alors qu’Appanah, laisse sourdre le contraire de son texte : « Mais tu le veux vraiment cet enfant ce bébé ou tu veux juste venir à Mayotte et avoir des papiers ? »[9] On imagine assez mal dans un contexte d’hostilité et de traque[10] que des parturientes « clandestines » puissent se rendre aisément à la maternité pour y accoucher. La même étude précise que 27% des comoriens qui se rendent à Mayotte, le font pour des raisons familiales. Ce qui démontre par ailleurs que les comoriens ne sont pas de simples « migrants » sur cette île occupée, comme le suppose la mauricienne.
De la fabrique coloniale ou post coloniale, émane l’imaginaire du « Comorien » dont se réclame Tropique de la violence. Ce qui ramène aux mots du poète Anssoufouddine Mohamed : « au XIXe siècle, les colons français montent les « mahorais » contre leurs compatriotes des autres îles. Là où l’on parle aujourd’hui de clandestins, de migrants, d’« Anjouanais », de « gueux », à l’époque l’on parlait de voleurs, de maraudeurs, de pyromanes, de paresseux »[11]. La perpétuation de ces clichés dans la collection Blanche de Gallimard est d’autant plus dangereuse, s’agissant d’une auteure, dont la renommée ne laisse pas de doute. Comme le dit Dénètem Touam Bona : « j’ai lu le livre […] peut être que si je n’avais pas vécu à Mayotte, j’aurais pu y croire ». Grande histoire [la vie tourmentée d’un archipel encore sous tutelle], ou petite [le roman d’Appanah], le comorien continue à être dépossédé de sa terre. Nous revient à l’esprit cette question d’un personnage de Soeuf Elbadawi, se demandant si l’on peut « être étranger ou clandestin sur la terre de ses aïeux »[12].
Sélectionné dans les prix de la rentrée littéraire 2016 en France, Goncourt compris, Tropique de la violence participe d’un imaginaire du mépris envers le « Comorien ». Un imaginaire fondé sur le déni et le mensonge. Le même qui dresse les mahorais contre leurs frères depuis des années, sauf qu’ici la réécriture de l’histoire émane d’une île voisine, Maurice…
Fouad Ahamada Tadjiri
[1] Appanah, Nathacha, Tropique de la violence, Gallimard, 2016.
[2] Ibid.p26.
[3] Ibid.p16.
[4] « Gaza » et le surnom donné au bidonville de Kaweni où vivent des « clandestins ».
[5] Appanah, Nathacha, Tropique de la violence, Gallimard, 2016, p51.
[6] La France a été condamné par l’ONU à travers une vingtaine de résolutions pour occupation illégale de l’île Comorienne de Mayotte. Aux yeux du droit international Mayotte fait partie de l’archipel des Comores.
[7] « Santé et migration à Mayotte ». Rapport publié en avril 2008.
[8] Appanah, Nathacha, Tropique de la violence, Gallimard, 2016, p95.
[9] P. 16.
[10] Les Comoriens se font traquer par la PAF française depuis la mer, avant même de mettre le pied sur le sol mahorais. On parle actuellement de 30.000 morts comoriens, noyés dans les eaux de leur propre pays.
[11] Mohamed, Anssoufouddine, « Violence et déshumanisation », article paru dans le journal comorien Uropve.
[12] Un dhikri pour nos morts/ la rage entre les dents, aux éditions Vent d’ailleurs.