Deux ou trois choses à rappeler sur le debaa. On entend souvent dire qu’il s’agit d’un art issu du seul génie des femmes mahoraises. En réalité, il y a eu très peu de travaux menés sur son origine dans l’archipel.
Selon D’Herouville[1], le mot debaa viendrait d’un yéménite, répondant au nom d’Abdu Rahman Ibn Ali Al-Dayba’i. Il désignait « vraisemblablement la cantillation du répertoire des Qasida[2] de l’auteur homonyme », dès son origine. Le même D’Herouville rapporte aussi que ce répertoire serait parti de l’île Madura en Indonésie. Le debaa releverait de l’énonciation des poèmes écrits (qasida) par Al-Dayba’i dans son Maulid ad-Daybai. En revanche, Al-Dayba’i n’en est pas le seul auteur connu. Un autre personnage du nom de Busiri – Abu Abdallah Muhammad Ibn Said Al-Busayri As-Shadhili Al-Sanhagi de son vrai nom – était d’origine égyptienne. Auteur de Qasida Al-Burda, il a vécu, bien avant Al-Dayba’i, entre 1211 et 1294 de l’ère chrétienne, tandis que le yéménite serait venu au monde en 1461, quoi que personne ne connaisse vraiment la fin de sa vie.
Malgré ce fait, Busiri est considéré comme le deuxième auteur de ce type de chant. D’autres auteurs ont également contribué à l’écriture du répertoire de debaa à ses débuts. On peut, par exemple, citer l’auteur Abdallah As-Sakandari (1260 – 1309). Mais l’histoire retient que les principaux auteurs furent ce yéménite, issu de la confrérie ba’alawiyyah, et cet égyptien, issu de la confrérie shadhiliyyah. La plupart des qasida étaient produit par les disciples de ces différentes confréries : shadhiliyyah, sadriyya, rifa’iyyah, ba’alawiyyah… L’une d’entre elles – la rifa’iyyah – s’est toutefois occupée d’introduire le chant chorégraphié – debaa – et son pendant masculin – mulidi –, plus connu à Zanzibar sous le nom de maulidi ya homu.
Son arrivée aux îles Comores
La plupart des érudits soutiennent que la rifa’iyyah a été introduite dans l’archipel par le shaykh Ahmad bin Muhammad al Khamis al Marzuk al Hadhrami[3], mais les disciples commémorent la mort du shaykh ayant initié les premiers enseignements, en la personne de Sayyid Sâlim bin Sayyid Ahmad al Hâmidî, dont la tombe et son zawia se trouvent à Mutsamudu à Ndzuani. Il est né à Itsandra[4] au cours de l’année 1829. Son père était Sayyid Ahmad[5] bin Abû Bakr al Hâmidî. Sa mère s’appelait Bweni Amina[6] binti Sultan Safuwân bin Sayyid ‘Alawi al-Masela dit Sambi la Hariri[7]. Shaykh Sayyid Sâlim a grandi et a étudié auprès de son père. Entre Itsandra-Mdjini, Mutsamudu et Funguju[8]…


Al-Khamis. La tombe de Sayyid Sâlim bin Sayyid Ahmad al Hâmidî.
Pour approfondir ses connaissances, shaykh Sayyid Sâlim fut envoyé à Zanzibar, par son père. Auprès du shaykh Mohammad bin Zayn en 1874. Au cours de cette même année, il reçut l’ijâza, ainsi que la permission de transmettre la rifa’iyyah aux disciples. Il resta aux côtés de son maître deux années durant, avant de rentrer propager la confrérie aux Comores. Il rentra à Mutsamudu en 1876 et débuta son enseignement. A l’instar de Ma’aruf, au sein de la shadhiliyyah, il lutta contre toute forme d’esclavage, en prônant l’égalité pour tous. Son arrière-petit-fils, Nadhir al Hâmidî, dit Doudou, rapporte que « Cheikh Sâlim ben Ahmad Al-Hâmidî était considéré à Mutsamudu comme une nuisance par sa capacité oratoire. Il ne craignait pas de s’exposer, menant directement ses actions ouvertement dans toutes les mosquées où il conduisit la prière. Ainsi, ses critiques à l’encontre du Sultan Abdallah III (Mawana)[9] sur la pratique de l’esclavage, lui ont valu d’être expulsé vers Mayotte en 1879. Finalement, il fait partie des signataires de l’abolition de l’esclavage à Mutsamudu, le 21 avril 1886 ». Son combat pour l’égalité entre les différentes couches de la société lui a valu l’expulsion du sultanat vers la colonie de Mayotte[10].
La diffusion de la tarîqat Rifa’iyyah au sein des îles Comores
Bien avant son expulsion vers Maore, shaykh Sayyid Sâlim faisait des allers-retours entre les deux villes : Mutsamudu et Pamandze. Les enseignements qu’il avait commencés à Ndzuani à son arrivée, il les dispensa aussi à ses adeptes de Pamandze. Il fit construire une mosquée – mkiri wa Ndzuani[11] – dans le quartier Shandrani[12] à Pamandze. C’est dans cette mosquée qu’il tenait ses prêches. Il y enseignait l’art du mulidi et du debaa, enseignait le maulid ad-Daybai et le sharaf al ‘anam. Petit à petit, il eut du succès, notamment auprès de Shandrani, Nyumakuni, Muhogoni. L’année où il fut expulsé de Ndzuani, les soldats du sultan Mawana l’ont escorté jusqu’à Pamandze. Les habitants ayant appris le fait l’ont accueilli comme il se doit. C’est ainsi que la tarîqat rifa’iyyah fut diffusée avec ferveur sur Petite-Terre à Maore.
Dans les autres îles, notamment, à la Grande Comore, la tarîqat rifa’iyyat n’est pas aussi présente que la shadhiliyyah. Cependant, elle y a été répandue par Shaykh Sâlim lui-même, qui s’y déplaçait, la plupart du temps, à Itsandra et à Mitsamihuli. Au sein de ces deux localités, il se maria et eut des enfants, dont le plus connu fut l’un des grands cadis de la Grande Comore : le cadi al-Sayyid Dahlane de Mitsamihuli (1892 – 1951). Ces déplacements laisse à penser qu’il y a transmis sa vision de la confrérie, même si la diffusion de celle-ci n’a pas eu autant d’ampleur que la shadhiliyyah, en dépit de ce qu’en a dit Elarif Msaïdié[13] : « Cette voie ne fut introduite à Ngazidja qu’après le décès du Cheikh Ahmed Foundi[14] ».


Une vue du mkiri wa Ndzuani. Un extrait du sharaf al’Anam.
Un des derniers shaykh consacrés de la confrérie était shaykh Yûsuf Mashishio[15]. Selon Mohamed Djalim Ali[16], seulement 10% de la population de Ngazidja est concernée par la rifa’iyyah, alors qu’ils sont 20% à Mwali à s’y consacrer. Ce qui souligne quand même l’importance de cette tarîqat sur les deux îles[17][18]. La propagation de la rifa’iyyat par le shaykh Sayyid Sâlim ne se limita pas aux Comores. Sâlim introduisit également cette confrérie au nord-ouest de Madagascar, grâce à son activité de commerçant. La rifa’iyyat, a permis aux femmes, grâce au debaa, de s’approprier une pratique soufie, longtemps réservée aux hommes.
L’ancrage du debaa à Mayotte
Shaykh Sâlim a rencontré sa femme « mahoraise » en Petite-Terre. Elle portait le nom de Bweni Binti ‘Ali al Ahdal. Avec elle, il a eu deux enfants : Abû Bakr[19] et Mohamed[20]. Bweni Binti avait deux sœurs : Bweni Hariri et Bweni Sukari ‘Ali al Ahdal. Mkiri wa Ndzuani, bâtie par shaykh Sâlim et ses compagnons, se trouvaient sur les terres de Bweni Hariri. Cette dernière reçut l’ijâza de la part de son beau-frère. À partir de cet instant, elle enseigna le debaa à ses jeunes élèves et continua de le faire, après la mort de shaykh Sâlim, survenue le 29 novembre 1909. La plupart des enfants, appartenant à des lignées sharifiennes ou pas, sont passés par cette école, qui la seule école coranique de Petite-Terre d’ailleurs, selon feu Bounou ‘Adinani[21], qui l’a fréquenté enfant. C’est de là qu’il connut sa femme, Bweni Nourou Attoumani, de Sada[22]. C’est aussi dans cette école que le couple Fundi Chamassi[23]et Fundi Mariame[24] wa Shehu Saïd s’est formé. Leur fundi, Bweni Hariri, leur apprit les percussions, la chorégraphie du debaa, le sharaf al ‘Anam, etc.
Fundi Chamassi et Fundi Mari se sont distingués des autres compagnons, du fait qu’ils héritèrent de la même passion pour la transmission aux générations suivantes. Bweni Hariri était marié à Ahmed Ali[25]. Pour ancrer le debaa à Mayotte et connaissant shaykh Ahmad Fundi grâce à sa femme, celui-ci partit à Ndzuani, afin de lui demander de leur envoyer un savant en religion. Shaykh Ahmad Fundi envoya son disciple, qui reçut, lui aussi, l’ijâza. Le disciple s’appelait Abdourrahaman Houmadi, connu sous le nom de shaykh Subira[26]. À son arrivée à Maore, Subira ne s’est pas retrouvé à Shandrani, comme les élèves du fundi Bweni Hariri ou les mourides de Shaykh Sâlim. Il s’est installé à Bandrahari. Son arrivée se situe entre 1920 et 1930, selon D’Herouville. Comme Fundi Chamassi et Fundi Mari transmettaient, eux aussi, les enseignements de la rifa’iyyah, des femmes, issus de tous les coins de Maore, apprirent la manière de jouer les percussions du debaa. On les retrouve aux côtés de shaykh Subira dans la localité de Mtsapere. En outre, ces femmes pratiquaient le debaa, grâce notamment aux enseignements de fundi Bweni Hariri, de Fundi Chamassi et de Fundi Mari, avant l’arrivée de shaykh Subira.

L’ouvrage de shaykh Ahmad Fundi.
L’ancrage du Debaa fut aussi consolidé par le travail du fils de shaykh Sâlim, le shaykh Mohamed. Il parcourut les villages de Mtsapere, de Sada, de Mzuwazi et de Chingoni, pour propager la rifa’iyyah. Il le fit en compagnie des disciples de son père et de ceux du shaykh Ahmad Fundi. Son ancrage définitif dans le paysage mahorais fut consacré, lorsqu’il fut utilisé comme médiateur politique, à l’occasion du débat pour Mayotte française[27]. Bien que sollicité par le monde politique, il sut défendre son audience religieuse jusqu’au bout, citant toujours son appartenance à la rifa’iyyah. Cela l’a été ainsi jusque dans les années 2000. A partir de 2009, le debaa a perdu un peu de son aspect religieux, se confondant avec le profane, le cérémonial, le festif : « Le debaa connaît une renommée grandissante depuis quelques années : en 2009 la tradition a été saluée par un prix France Musique des musiques du monde[28] ».
L’implantation du debaa résulte de la volonté de différentes personnalités. Elle débute avec le shaykh Sâlim, puis se poursuit avec son disciple, Bweni Hariri, qui le transmit à d’autres personnes, dont fundi Mari et fundi Chamassi. Ensuite, shaykh Ahmad Fundi envoya, après l’intervention du gouverneur Ahmed Ali, ses disciples, avec à leur tête le grand shaykh Subira, pour renforcer son ancrage à Mstapere, qui devint le village-relais de la propagation du debaa vers les autres localités de Maore. Cette île que le shaykh Mohamed bin Shaykh Sâlim al Hâmidî sillonna, dans le but de maintenir la tarîqat en vie. Le debaa, ce chant chorégraphié, fut mis en avant lors du débat pour Mayotte française par les femmes[29]. Et comme rien n’est figé dans ce monde, le debaa a évolué vers une danse sous influence de plus en plus profane. Pour finir, il est faux de dire que ce sont les femmes mahoraises qui ont créé le debaa. Il est plus juste de dire qu’elles l’ont appris de leurs mères, qui l’ont eu de fundi Bweni Hariri al Ahdal, disciple du shaykh Sâlim al Hâmidî, l’introducteur de la rifa’iyyah aux Comores. Comprendre la genèse du debaa à Maore, c’est retrouver la complexité d’une réalité archipélique, aujourd’hui niée par tous. Au fil du temps, le debaa est passé du religieux au profane, en passant des hommes aux femmes. Cependant, on dit que la pratique du debaa masculin se retrouve dans les autres danses religieuses : le mulidi, le kanza et le dinahu. Une chose reste à faire, cependant : la traduction du livre de shaykh Ahmad Fundi. Pour essayer de retracer la chaîne manquante dans la généalogie spirituelle[30] de la rifa’iyyah, que les chercheurs disent avoir perdue, lors des émeutes de Zanzibar en 1964[31].
Rabouba Jr Al Shahashahani
L’image du début a été prise lors d’un spectacle aux Bancs Publics de Soeuf Elbadawi (Pica la manga kalina udowo) à Marseille.
[1] Pierre D’Herouville, Maulidi Ya Homu, dit « Mulidi » : une goutte dans un océan, 2015.
[2] Le mot qasida désigne le poème en arabe
[3] Il est connu sous le pseudonyme de Shaykh Ahmad Fundi et/ou Shaykh Ahmad Affande. Il était le fils de Muhammad al Khamis al Marzuk et de Bweni Zayya bint ‘Abdallah Nadhir al Ahdal. Cette dernière était de Moya, Ndzuani.
[4] Une ville du centre-ouest de Ngazidja.
[5] Sayyid Ahmad était un grand shaykh. Mais nous ne savons pas s’il avait adhéré et pratiqué une des tarîqat ou il était, simple, un maître coranique.
[6] Bweni Amina avait la même mère que le shaykh ‘Abdallah bin Darwesh, l’introducteur de la shadhiliyyah aux Comores.
[7] Sambi la Hariri était le frère du sultan ‘Abdallah 1er al-Masila de Ndzuani, ayant régné, une première fois, entre 1782 et 1788 et, une deuxième fois, entre 1792 et 1804. Il est celui qui a déplacé la capitale du sultanat d’anjouan, de Domoni à Mutsamudu.
[8] La petite colline où se trouve l’entreprise du Service des Transports Maritimes (STM) mahorais.
[9] La grand-mère paternelle du sultan ‘Abdallah III al Maduwa était l’une des filles du sultan ‘Abdallah 1er al Masîla, connue sous le nom de Mwana Wetru. Ce qui fait que le sultan ‘Abdallah III et le Shaykh Sayyid Sâlim étaient des cousins de troisième degré.
[10] Le roi des français, Louis Philippe 1er, a décrété l’île de Mayotte colonie français. Le 13 juin 1843, le Commandant Pierre Passot prit possession de l’île.
[11] La mosquée de Ndzuani.
[12] Le quartier Shandrani n’existe plus du fait que les habitants ont été priés de se déplacer vers les actuels quartiers Bandrahari et Trotro ndjeu (décazés) pour l’augmentation de la piste d’atterrissage des avions.
[13] Elarif Msaïdié, Les confréries religieuses aux Comores à partir d’un rapport de 1950, in Tarehi, n°10, 2004.
[14] Ahmad Fundi est né en 1882, mort en 1945.
[15] Celui-ci a reçu l’ijâza de la part de shaykh Abdulhad bin Shaykh Ahmad Fundi. Avant qu’il ne soit dans la confrérie rifa’iyyah il était affilié à la shadhiliyyah.
[16] Mohamed Djalim Ali, Place et rôles des Confréries Islamiques aux Comores, in Islam en Afrique, 9ème livre, 2006.
[17] Dans Océan Indien, Mayotte, Patrimoine immatériel, Musique de Mayotte 2018, on y apprend que Taambati Harouna Moussa, considérée comme la « gardienne » des traditions mahoraises, a appris le debaa depuis son enfance à Ngazidja.
[18] À Mwali, il avait des membres de sa famille, appartenant à la lignée al Hâmidî. À chaque voyage vers Ngazidja, il passait les voir afin de passer du temps avec eux et de leur enseignant les principes de la tarîqat.
[19] Abû Bakr bin Shaykh Sâlim traversa la visière des Badamiers pour rejoindre Funguju. La pirogue a chaviré et meurt noyé à ses 12 ans. Il est enterré au sommet de la colline de Funguju. Qu’Allah lui fasse miséricorde.
[20] Il est né vers 1883.
[21] Feu Bounou ‘Adinani était l’aîné de feu Zoubert ‘Adinani, l’une des figures majeures du débat sur Mayotte française.
[22] Bweni Nourou Attoumani était la première du gouverneur de Ndzuani, Nadhir bin Shaykh Muhammad bin Shaykh Sâlim al Hâmidî, connu sous le surnom de papa Nadhir, avant d’être mariée à Bounou ‘Adinani.
[23] Fundi Chamassi était originaire de Ngazidja. Il avait suivi son maître, Shaykh Sâlim, à Pamandzi, pour en apprendre d’avantage sur la tarîqat.
[24] Cette dernière était originaire de Mstapere. Elle est plus connue sous le nom de Fundi Mari.
[25] Ahmed Ali était gouverneur de Mayotte. Avec Bweni Hariri ils n’ont pas eu d’enfants.
[26] Le nom de Subira fut donné à Shaykh Abdourraham Houmadi par son maître, le shaykh Ahmad Fundi. Ce dernier informa ses disciples de son départ à la Mecque pour el pèlerinage, en présence de ses femmes. À son retour, il leur demanda lequel de ses disciples s’est préoccupé de leur quotidien durant son absence. Celles-ci lui répondirent que c’était Abdourrahaman. Et shaykh Ahmad Fundi le surnomma Subira pour son attention…
[27] Les femmes le pratiquaient assidûment en public comme les hommes durant cette époque.
[28] Journal Mayotte Hebdo, n°893, p.19, 2019.
[29] Avant cela, les femmes ne pratiquaient le debaa que dans la cour de leurs écoles coraniques.
[30] La silsila de la tarîqat rifa’iyyah de notre archipel remonte au Shaykh Sâlim al Hâmidî, qui le tient du Shaykh Mohammad bin Zayn de Zanzibar.
[31] Chiaki Fuji, Rethinking Tariqa: What Makes Something Tariqa? Tariqas without Silsilas: The Case of Zanzibar, in Kyoto Bulletin of Islamic Area Studies, 2-1, 2008, pp.23-24.