Entretien avec Nassuf Djailani, auteur et co-fondateur de Project’iles, une des rares revues littéraires existant dans cet espace géographique insulaire. Paru aux éditions Komedit à ses débuts en 2010, la revue, qui en est à son troisième numéro, aujourd’hui, s’auto-édite[1].
Nassuf Djailani : L’idée de monter cette revue est née d’un sentiment de manque. Il n’existait à notre connaissance aucun espace qui donnait à lire ce qui se fait dans les différentes zones de l’océan indien. Pour voir, lire ce qu’écrit un malgache, un réunionnais, un mauricien ou un mozambicain, il faut aller à Paris, faire son propre marché, tomber sur des libraires qui ont une préoccupation de nos lieux, de nos problématiques. Pour espérer trouver des choses. L’autre idée, c’est de dire aux uns et aux autres qu’effectivement dans la littérature malgache, contemporaine, il y a un tel qui fait un travail intéressant, voilà son œuvre, voilà son esthétique, nous vous le donnons en partage.
Il est des revues malgaches, françaises, américaines. Il est des revues qui se choisissent d’autres appartenances…
Si vous me demandez l’identité de la revue, la question de son origine géographique, par exemple, je pense que oui, il est plus que nécessaire pour nous d’affirmer, oui, de préciser que nous nous exprimons depuis un lieu imaginaire, fragmenté, qui s’appelle les Comores, et qu’à partir de ce lieu aux réalité parfois complexes, nous disons notre soif du monde, nous proposons aux autres notre désir d’entrer en relation, et pour ce faire, nous proposons un archipel littéraire, pour mettre en germe quelque chose de fondamental pour nous, à savoir une volonté de vivre-ensemble, de partager des points de vue, de rendre l’horizon ultime de la mort à peu près affrontable.
Le souci des auteurs comoriens réside en partie dans leur incapacité à générer des dynamiques communes. Ils ne se lisent pas, n’échangent guère entre eux, dialoguent peu avec leur public immédiat, et la critique de leurs écrits ne semble pas toujours favorisée par la proximité.
Vous avez raison sur cette incapacité d’abord chez les écrivains comoriens à « générer des dynamiques collectives ». Ce n’est pas faute d’avoir essayé. Le désintérêt des Comoriens pour ce qu’écrivent ou produisent leurs frères ou compatriotes relève d’une forme de maladie que nous avons laissé se développer, et qui est notre incapacité à permettre à la beauté d’entrer en nous. Nous aimons nous installer dans une figuration rassurante de nous-mêmes, nous n’aimons pas nous déshabituer de nous-mêmes. Mai il faut faire la part des choses. Car l’écrivain, l’artiste, sous nos latitudes est sommé d’endosser tous les rôles, artistes qui racontent le monde avec leur sensibilité, et « agitateur citoyen », parce que la situation sociale, politique, économique, culturelle exige qu’ils prennent position. Et nous souffrons trop de ne pas supporter que l’autre pense différemment de nous. C’est l’apprentissage de la démocratie, ça prend du temps. Toujours est-il que le pari que tente de relever la revue Project-îles, c’est de faire ce travail de pédagogie, comme une initiation à l’appréciation de la beauté. Faire la démonstration que dans nos productions artistiques, il y a parfois de la grandeur, de la beauté, du rêve, du rire, du sourire, du tragique, des pleurs, de la laideur aussi. Des sentiments humains que nous pouvons éprouver aussi au contact des œuvres qui ont pour racine ou cadre, nos villes, nos pays, nos archipels. Après se pose une question fondamentale qui est celle de savoir que fait l’éducation nationale de nos pays respectifs pour favoriser la mise en circulation de ces œuvres. Ce qui est une autre paire de manche.

Nassuf Djailani.
Vous tentez une approche critique de ce paysage littéraire, en essayant d’élargir la perspective sur le monde alentour. Un enjeu complexe dans ce contexte où le lectorat se montre très fuyant. Ils sont rares ceux qui fréquentent la poésie ou la fonction publiée de langue française dans le pays. Vous ne trouvez pas étrange de devoir écrire sur des livres que personne ne lit, en vous adressant à des personnes qui ne connaissent bien souvent du livre que son image. C’est presque un acte poétique en soi ?
C’est un acte poétique en soi, une forme d’utopie, vous avez raison. Une performance, sans doute. Mais cela relève de la foi. Je crois en ce lecteur potentiel qui lit dans son coin, sans se soucier des lieux, des formes de consommation à l’occidentale, où l’on a l’habitude de trouver des lecteurs gourmands et enthousiastes dans les bibliothèques bien achalandées. J’ai la prétention d’affirmer qu’il existe, ce lecteur. J’en ai croisé quelques-uns durant les interventions en milieu scolaire, dans les collèges et lycées, et plus récemment, dans l’embryon d’université, qui vient de s’ouvrir dans la partie française des Comores, dans les rues comoriennes. Je crois qu’il faut tabler sur le temps long, car c’est une littérature en gestation, qui doit encore s’affirmer, trouver des diffuseurs plus résolus, plus fous peut-être. Cela passe par des éditions, peut-être avec des tarifs qui soient revus à la baisse. Qu’il y ait, une fois n’est pas coutume, un engagement politique, qui consiste à dire, on met un point d’honneur à ce que la littérature née de ce pays soit et de manière presque militante inscrite au programme. Et cela passe par une révision générale des manuels mises à disposition des scolaires. Cela passe aussi par un apprentissage de la lecture. Car lire, ce n’est pas seulement ânonner. Lire, c’est comprendre, c’est raturer, c’est s’opposer, c’est s’ouvrir l’esprit à d’autres sonorités, à d’autres univers que ce que l’on a l’habitude de lire. Paradoxalement, lire les auteurs comoriens, c’est aussi lire les auteurs du monde, parce que les écrivains, les artistes comoriens, sont, je l’espère, des lecteurs acharnés de littérature au sens large. L’idée n’est pas de lire pour lire, mais de voir comment un créateur avec sa sensibilité aborde les thèmes comme l’identité, les inégalités sociales générées par un système politique qui rend les gens chèvres, et les fait fuir leur village pour la ville, pour l’étranger. Lire aussi pour se rendre compte que le bonheur n’est pas forcément ailleurs, que l’herbe n’est pas toujours verte chez le voisin.
Komedit, le principal éditeur comorien, vient d’annonce que son lectorat est principalement comorien. Qui vous lit ? Qui achète votre revue ?
La revue est beaucoup lue par un public d’universitaires, des étudiants ou des chercheurs comoriens, réunionnais, mauriciens, malgaches, zanzibarites ou français qui sont de plus en plus intéressés par cette région du monde. Et puis, il y a ces lecteurs fétichistes qui viennent chercher une première entrée en matière dans l’œuvre d’auteurs qu’ils connaissent de noms, de qui ils ont acheté un ou deux livres, qu’ils n’ont pas encore lus, mais qui se promettent de lire un jour. Donc, en attendant d’en lire quelques pages, ils parcourent la revue avec un friand espoir d’y trouver des clés, des codes, une appétence. Sans tomber dans le simplisme, nous essayons d’offrir une revue accessible, agréable, qui donne envie d’avoir envie de lire. Mais encore une fois, nous envisageons le temps long. Parti de deux numéros par an, nous pensons qu’il est plus raisonnable de n’en publier qu’un par an. Et nous avons remarqué avec la création d’un blog consacré à la revue sur internet, qu’un autre type le lectorat commence à venir petit à petit vers Project-îles. Des jeunes lecteurs qui sont aussi auteurs en herbe, qui cherchent à publier, mais qui n’ont pas encore franchi la porte des éditeurs. Et nous réservons d’ailleurs des pages à ces chantiers qui sont appelés à évoluer. Nous estimons que la revue doit permettre la circulation de ces petites voix depuis la périphérie.
Propos recueillis par Soeuf Elbadawi
[1] Entretien initialement publié dans le spécial Al-Watwan Magazine de décembre 2013.