Ich bin ein Komoren

Portrait express de Saïd Ibrahima, poète et militant communiste, à l’occasion de la parution de son dernier livre, Mayotte, un autre mur de la honte, aux éditions Pinky Blues en France.

Les apparences sont trompeuses. Il vous est peut-être arrivé de croiser Saïd Ibrahima derrière le comptoir d’une piscine où il officie, chaque semaine, sans imaginer le moins du monde que sa réalité vous déborde. Le combattant en lui ne se devine pas aussi facilement qu’on le voudrait. Un combattant acharné contre toutes les formes d’injustice. Son arme ? Le verbe, qu’il manie avec une certaine aisance. Il n’a pourtant pas fait d’études longues : «  Aux Comores, j’étais en seconde. En France, où je suis arrivé en février 1983, on m’a rétrogradé en quatrième ». Frustrations palpables, encore aujourd’hui, d’autant qu’il se souvient encore de la promiscuité dans laquelle il vivait à l’époque. « J’étais chez un oncle, dont la femme allait bientôt avoir un enfant. On n’avait qu’une seule pièce, avec un rideau en guise de cloison, pour l’intimité. Cela, rajouté au froid, a fait que j’ai eu du mal à m’adapter au pays et au système scolaire ».

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Curieux de nature, il se passionne pour l’écrit, s’adonne à la poésie et compose, trois ans après son arrivée en France, un recueil, qui intéresse les éditions du Cherche-Midi, avant d’être publié aux éditions de Saint-Germain. C’est l’époque où il s’implique dans l’associatif, pour défendre notamment les sans-abris. L’instinct militant semble s’être développé chez lui très jeune : « Bien qu’étant au collège, je manifestais contre les mercenaires aux Comores. C’est pour m’éviter une fin tragique que ma mère m’envoya en France. Car les mercenaires pouvaient tuer les opposants ». A Paris, Saïd délaisse les bancs d’école, mais pas l’instruction. Sa soif de connaissance est grande. Il lit les grands auteurs, adhère au parti communiste français, se forge une culture dans les luttes. Fanon et Césaire deviennent ses modèles. C’est sans doute en repartant sur leurs traces qu’il se découvre une passion contre l’ultra libéralisme et les dérives de la finance.

24 février II

Il y a encore peu, la France découvrait son visage dans une campagne menée conjointement par le PCF et le Front de gauche contre l’austérité des temps de crise. Une tendance en hausse des voyous en cols blancs. Saïd aime à fustiger, non sans humour, le mépris de ces élites prétendues : «Il semble que pour intimider ou jouer les intéressants, certains, au pays, brandissent titres et diplômes, pour asseoir une domination. Si c’était l’école qui faisait les intelligents(es), les compétents(es), les bancs, les chaises et les murs des écoles seraient en haut de l’échelle de la hiérarchie bourgeoise des métiers ». Parmi « ses » batailles de toujours, celle menée contre le colonialisme. Normal pour quelqu’un qui vient d’un pays encore sous tutelle. Les Comores, archipel quatre fois plus petit que la Corse, est le théâtre d’un massacre par noyade que l’opinion internationale feint d’ignorer ! La France a trouvé le moyen de les balkaniser pour en occuper le quart, soit une île (Mayotte) sur quatre. Mais cela n’est que la partie visible de l’iceberg…

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Il est une autre colonisation, en effet, celle des esprits, des consciences, qui rend le citoyen malléable. Et voilà pourquoi cet auteur celui qui se dit « autodidacte », préconise avant tout une libération mentale, prélude nécessaire à la libération du territoire : « Je lance un appel à la décolonisation des esprits. Je veux dire qu’il faut avoir confiance en nous. Décoloniser les esprits, c’est remonter la pente d’une infériorité dans laquelle on nous a trop longtemps enfoncés. » Sur la question de la libération de l’île comorienne de Mayotte, la résignation a fini par prendre. Mais qu’importe la conduite des responsables politiques, corrompus jusqu’à la moelle, et pour qui rien ne compte à part leur compte en banque, « Jusqu’à la fin des temps et aussi longtemps que durera l’occupation de l’île de Mayotte par la France, des voix s’élèveront, s’opposeront à cette situation infâme et honteuse », écrit Said le poète.

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« La société civile peut faire changer les choses. On ne peut pas compter sur les responsables politiques comoriens. Ils sont incompétents. En nous organisant, nous, les citoyens, on peut faire avancer les choses », dit-il. Une nouvelle génération de militants tente ainsi de se faire entendre par tous les moyens nécessaires. Presse classique, réseaux sociaux, musique, théâtre ou encore ouvrages en librairie. Au passage, on en ressasse un certain nombre. C’est d’ailleurs par le biais d’un livre que Saïd Ibrahima a décidé de traiter cette question, récemment. Il vient de publier Mayotte, un autre mur de la honte, aux éditions Pincky Blue. L’auteur y opère un parallèle entre le mur de Berlin et celui d’Edouard Balladur aux Comores.

Souvenons-nous ! Dans la nuit du 12 au 13 août 1961, les autorités de la République Démocratique Allemande (RDA) érigent un mur de 3,60 m de hauteur et 155 km de longueur, qu’elles qualifient de « mur de protection antifasciste » en plein Berlin. Dans la réalité, il servait à stopper l’exode des habitants de l’Allemagne de l’Est vers l’Allemagne de l’Ouest. Aussitôt le monde (occidental) s’émeut, s’indigne, s’horripile. Ce mur est considéré comme une sorte de crachat projeté sur la face de la liberté. Médias et hommes politiques le surnomment aussitôt mur de la honte. Le 26 juin 1963, John Kennedy fait même le déplacement en Allemagne, où il prononce un discours dans lequel il se veut solidaire des Berlinois, en lançant un « ich bin ein Berliner »[1].

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L’Histoire se répète aux Comores, avec le tristement célèbre « Mur Balladur » (en référence au ministre qui l’a institué) : « Si on l’appelle Mur de Berlin, ce n’est pas par esprit de publicité ; non, c’est parce que les conséquences, les gênes, les similitudes sont les mêmes. Même s’il ne suscite pas le même écho, le même émoi. Ce sont des familles déchirées, séparées les unes des autres. » Et puisque nous sommes dans les comparaisons, et non dans une quelconque compétition victimaire, en voici une qui fait froid dans le dos. Le mur de Berlin, c’est 136 victimes en 28 années d’existence. Celui érigé par la France à Mayotte en 1995 a déjà fait plus de 15.000 morts. Et cela n’est qu’une estimation, donnée par les parlementaires français eux-mêmes. Un chiffre qui augmente chaque année que les kwasa continuent de périr en mer…

Kari Kweli

[1] « Je suis un Berlinois ».
La photo en noir et blanc est de Kari Kweli.