Tragédies de femme

Emmanuel Genvrin, romancier et dramaturge français, auteur notamment de Rock Sakay, publie Sabena aux éditions Gallimard. Bien que le récit évolue entre les Comores, la Réunion, La France métropolitaine et Madagascar, il s’inspire d’une histoire relativement comorienne. Genvrin confirme dans ce deuxième roman son attachement à l’Histoire de l’Océan indien et à la politique. A travers ses personnages, il nous plonge dans « le grand désordre postcolonial » de la région. Sur l’histoire des Comores, ce roman propose un regard large. Le récit évoluant autour de quatre figures de femmes au destin lié, nous suivrons le parcours de l’une d’entre elles, Faïza.

Trois femmes rongées par un mal remontant au massacre des Comoriens de Magunga[1] : Zaïnab, Faïza, Bibi et Chati_ respectivement la mère, la fille, la petite-fille et l’arrière-petite-fille. D’où ce titre faisant écho aux survivants de l’année 1976, les Sabena. Ainsi sont-ils nommés aux Comores, en référence à la compagnie belge Sabena, mise à contribution lors de leur rapatriement dans l’archipel. A Madagascar, Faïza, adolescente, échappe de justesse aux machettes brandies autour de sa maison. Elle voit Zainab, sa mère, périr : « Aux premiers coups, Faïza se blottit dans sa cachette. Elle perçut un grand fracas : la porte venait de céder. Puis une bousculade. Sa mère lança un cri lugubre puis des râles et des suppliques tandis qu’on la violait ». Tragédie ! La jeune fille voit son sauveur changer de visage : « Il […] arracha la culotte de la fille et regarda Faïza gigoter et se débattre avant de se jeter sur elle ». Une blessure qui va hanter l’existence de Faïza et dont la descendance héritera du traumatisme. Le roman pose la question des « seize mille rapatriés » de cette année 1976, de leur intégration à la société comorienne, avec la volonté manifeste de dépasser cette question, nourrissant son récit avec de grands moments de l’histoire contemporaine des Comores.

Tout commence à Moroni, en 1989, le président Abdallah vient d’être assassiné. Les mercenaires plient bagage. C’est la fin de onze ans de règne. Faïza, la sabena, et Bibi, sa fille, arrivent au Trou du Prophète. Elles y ont rendez-vous avec Bob Denard[2]. La rencontre se tient dans une garçonnière située au bord de l’eau, en face du Galawa Beach, « dont on disait le colonel actionnaire »[3]. L’hôtel était, au passage, l’officine de plusieurs trafics, dont un concernant des armes destinées à l’Afrique du Sud en pleine période d’embargo. Le colonel s’adresse à Faïza : « Il va y avoir un nouveau président. Ici je ne peux plus assurer ta sécurité. Demain tu prendras un avion pour Mayotte avec Bibi. Vous irez à cette adresse ». Il y a surtout dans ce rendez-vous un adieu. Se tournant vers Bibi : « Travaille à l’école, parle français et obéis à ta maman […] Tu es belle comme elle. En grandissant essaie de ne pas avoir le même caractère ». La gamine est sa fille. Le mercenaire avait rencontré sa mère dans une boite de nuit, la « Rose noire »[4]: « Elle était d’une incroyable beauté ». Bibi a été conçue le lendemain dans le viol et l’amour. Cette relation se lit comme une allégorie du lien entre le mercenaire et le peuple comorien. Malgré la violence qu’incarne Denard, il intègre la communauté comorienne au nom de « Mustapha Saïd Mhadjou »[5], Mustapha signifiant « l’élu » et Mhadju le tamarinier symbole de longévité.

Denard (1)

 

L’ombre de Denard plane sur ce roman.

La beauté de Faïza attire les hommes qui la croisent. D’ailleurs, ils veulent tous l’épouser : « Tu es trop belle, je t’offre le mariage ». Et aussitôt la sabena de s’enquérir : « le grand ?» _ le grand-mariage, s’entend[6]. Comme obsédée par cette cérémonie importante pour la communauté de Ngazidja, l’espoir d’être enfin acceptée dans un cercle où, sans famille, elle reste à la marge. Doit-on y voir une considération figée de cette tradition ? Le verrouillage de l’idée d’appartenance à cette communauté ? Rappelons-le, cette dernière est fondée sur des humanités multiples venues d’ailleurs et qui n’avaient en commun que détresse et soif de survivre. Ce qui fait penser à Faïza. Elle est souvent assimilée à une péripatéticienne[7], comme pour justifier son bannissement. Ni vraiment comorienne, ni vraiment malgache. La sabena « couche » avec une liberté qui inquiète, mais jamais pour de l’argent, comme en témoigne ce bref échange entre elle et Denard: « – Je te donne deux cents francs pour coucher ici – Non je ne suis pas soussou ». Une part d’elle-même est brisée, elle est à la recherche de ce qui pourrait la réparer. Une quête permanente…

Elle noue une amitié avec Léonel,un coopérant créole. L’homme n’est pas insensible à sa beauté, mais, lui, la regarde pour son humanité. Il faut dire qu’il n’ignore pas sa réputation de « fille à problèmes ». Face à une menace, elle devient violente. Les « démons »surgissent. A travers leurs rendez-vous, l’auteur nous parle de lieux comme « l’Alliance Française », le «Sélect » ou le café du « Tennis Club » de Moroni, qui semblent inscrits dans une temporalité récente du pays[8]. «Sous le sceau de la confidence, Léonel lui confia qu’un coup se préparait et que les révolutionnaires du Front Démocratique – le FD – avaient approché des soldats de la garde présidentielle victimes de retard de salaire et de brimades. Peu après on apprit que la révolte avait échoué ». L’auteur, maniant des faits réels, attribue ce coup à l’année « 1987 », un anachronisme, puisque la vraie tentative de coup en question a eu lieu en 1985. L’année 1997, relevant d’une autre affaire…

Lors de son départ pour Mayotte, Léonel accompagne Faïza au début de son voyage. De Chindini à Domoni. La sabena s’attache à lui : « Si tu veux, on se marie ». L’homme lui fait part de son projet d’étudier la psycho à l’université. « Comme ça tu pourras me guérir […] Tu sais bien que je suis folle », lance-t-elle dans un rire. D’une île à l’autre, le voyage se fait en « djapawa » : « les taxis déversaient leur lot de candidats au départ, familles entières de Mohéliens et d’Anjouanais, fonctionnaires, artisants, bazardiers. On chargeait dans les embarcations des régimes de bananes enveloppés dans de la toile de jute, des jerricans d’essence, des canettes de soda, des boites de conserve, des bonites pêchées la nuit et des chèvres vivantes ficelées aux patte ». Une description qui rappelle étrangement les manières de circuler et les échanges insulaires, tels qu’ils se font actuellement. Pour Faïza et sa fille, « la Mayotte de 1989 n’était pas différente des autres îles de l’archipel ». Mais le fossé à venir entre les îles semble annoncé dans la structure même du texte. Nous quittons la république comorienne où Abdallah vient de mourir. Nous arrivons dans une Mayotte où se poursuivent les premières agitations pour le déchirement insulaire.

Portrait-Emmanuel-Genvrin (1)

Emmanuel Genvrin.

A Mayotte, on retrouve le MPM[9] en pleine action, les « chatouilleuses », ces « femmes qui n’aiment pas les clandestins, surtout les Comoriens »[10]. Faïza reste une sabena. On lui recommande d’« aller voir Zéna », une figure politique dont s’empare le narrateur avec des raccourcis évidents : « C’est la chef leader des chatouilleuses, vas-y avec Bibi, la vieille aime les enfants […] Elle est de Madagascar, comme toi, et elle est influente ». Zéna annonce d’emblée à Faïzane pas comprendre le français : « Zahou tsi meheyi ki vazaha »[11]paradoxe, venant d’une femme qui s’est battue pour « Mayotte française »[12]. Elle œuvre comme « maitresse coranique ». Ce qui témoigne d’une volonté de se préserver, malgré le choix qu’elle fait, du rattachement de l’île à la France. Avait-on à l’époque idée de ce que ce choix politique impliquait ? Il était avant tout question de se détacher d’un pouvoir despotique incarné par Abdallah[13]. Il se dégage dans le roman comme une confrontation genrée. D’un côté la femme Zéna, figure importante du combat pour le rattachement, de l’autre l’homme Abdallahpère de l’indépendance comorienne.

La rencontre avec Zéna est bénéfique pour Faïza : « Pour le travail, va à la mairie de Mamoudzou, dit Zéna, et demande à voir le chef du personnel. Tu as de l’instruction, tu parles français et les langues de la région. Et tu es belle, dit-elle caressant délicatement le visage de la Sabena. J’ai lu dans ton âme, les hommes t’ont fait du mal et tu es en colère ». Elle sait reconnaitre la détresse : « la rumeur dit qu’[elle] avait eu une existence difficile. Elle n’avait pas eu d’enfants et avait épousé des hommes vites décédés. Elle avait été […] sans doute soussou ». Faïza lui sert son reflet. Zéna a aussi été chassée de Madagascar, du temps du président Philibert Tsiranana. Elle se charge d’enseigner le Coran à la petite Bibi, non pas sans questionner Faïza sur le père : « Un mercenaire ? Saïd Mustapha Mhadjou ? […] Va, ce n’est pas grave, tu as été obligée ». Qui de mieux que Zéna pour donner une leçon sur le sacrifice ?

Faïza s’installe à Mayotte. Et rien ne semble pouvoir guérir sa blessure. Elle est toujours habitée par les démons du passé. En « 1995 », elle entend à la radio : « le colonel Bob Denard, soixante-six ans, en liberté conditionnelle […] était rentré aux Comores. A la tête d’une trentaine de mercenaires et avec le soutien de militaires locaux, il avait destitué l’impopulaire président Djohar ». La fameuse année du visa Balladur[14] par le gouvernement français. Faïza boucle à nouveau sa valise pour rejoindre le mercenaire, abandonnant sa fille chez Abouar, son beau-père. Ce dernier s’entiche de la petite – l’histoire se répète-t-elle ? La fiction se poursuit ainsi avec la fille, prenant le pas sur sa mère. Métisse, belle, fougueuse, Bibi était sans doute trop petite pour écouter l’ultime conseil de son père mercenaire. Comme sa mère, elle ne « sait pas sourire, ni faire semblant ». Les mêmes démons l’habitent.

Fouad Ahamada Tadjiri

[1] Ville de la côte Ouest de Madagascar
[2] Mercenaire françaisà la tête d’une garde prétorienne aux Comores de 1978 à 1990, aussi connu sous le nom de « Colonel Mustwafa Mhadjou ».
[3] Genvrin, Emmanuel, Sabena, Op. Cit., P27.
[4] Nom d’uneboîte de nuit de Moroni, présentée comme un ancien repaire des mercenaires dans le roman. Pas sûr qu’elle ait existé sous la façon dont on la présente à l’époque.
[5] Cela rappelle ces vers du poète Saindoune Ben Ali : « Notre innocence n’en est pas une/ Du fond de notre sommeil/ les arcs sanguinaires/ sont ceux-mêmes qui ont tué… ». Testaments de transhumance, Komedit, 2015. P 43.
[6] A la Grande-Comore, le grand-mariageaccorde une place particulière à celui qui le fait au sein de la « notabilité ».
[7] Une réalité que l’on retrouve aussi dans la République des Imberbes (L’Harmattan),lorsque Mohamed Toihiri brosse le portrait de femmes dont la beauté (le métissage) attire les hommes, mais que personne ne compte épouser :« Le soir, on les voit, telles des princesses mandingues, se promener mollement, caressées par la brise de ce printemps éternel. Les mauvais garçons, les pères de famille lubriques ou rêvant d’autre chair que le fade plat conjugal, des députés et des ministres titillés par une forte envie d’acoquinement, quelques Blancs nostalgique de Pigalle, déambulaient l’air détaché mais la conscience coupable dans le quartier « Ambassadeur » et dans le boulevard de la Grillade », la République des Imberbes, P. 103.
[8] Le « Select », utilisé comme « marqueur » dans le récit, ne devait pas exister durant les années Denard, si l’on se réfère à la réalité non fictionnelle. Comme une envie chez Genvrin d’entremêler des réalités passées et récentes, afin de sonner plus vrai. D’autres éléments du récit ne correspondent pas aux années Denard, mais s’y trouvent rattachés. Ce qui, ramené au réel, peut paraître parfois incongru. Le voyage de Chindini à Mayotte fait partie de ces moments, qui peuvent perturber le lecteur averti, sans doute parce qu’ils n’arrivent pas à se plier totalement au jeu de la fiction.
[9] Mouvement Populaire Mahorais, séparatiste.
[10] La notion de « clandestinité » ici est à considérer avec prudence, le droit international considérant encore que les Comores ont chez eux à Mayotte.
[11] « Je ne comprends pas le français ».
[12] Seulement 5% des « mahorais » parlait français à l’époque.
[13] Raccourci politique.
[14] Instauré par le gouvernement français.