Mohamed Rafsanjani questionne l’alternative

Entretien avec Mohamed Rafsandjani, jeune constitutionnaliste, sorti des universités françaises, devenu poil à gratter du régime actuel. Membre du mouvement Ngo’shawo, celui qui préfère la métaphore de l’autobus aux autoflagellations, s’agissant de la constituion comorienne, milite contre un système qui pervertit tout, et le monde.

Les Comores vivent une situation singulière depuis 45 ans. Avec une feuille de route politique, sans cesse remise en question. L’impression d’un brouillon constitutionnel permanent…

Le terme est bien trouvé. Cela donne, en effet, une impression de brouillon. Mais il n’en saurait être autrement, puisque nous n’avons jamais eu de « moment constituant ». Aucune de nos constitutions n’a été un « pacte social », à cause des crises collectives et des ambitions personnelles. Côté crise, les constitutions se succèdent au rythme des coups d’État. On ne prend pas le temps de penser les institutions dans de telles conditions. On ne fait que parer au plus urgent. L’illustration parfaite étant la constitution de 2001. L’idée était, non pas de résoudre la crise séparatiste, mais de donner satisfaction à chacun des acteurs. Bien qu’adoptée par référendum, elle a été écrite à l’insu du peuple. Toutes les autres constitutions sont des produits d’ambitions personnelles, ensuite. Celle de 1996 devait permettre à Taki d’asseoir son autorité, et celle de 2018, à Azali de consolider son pouvoir. Une fois encore, on est loin de ce que devrait être la préoccupation d’une constitution : encadrer le pouvoir, protéger les libertés et asseoir un récit national. Crise et ambition ne génèrent que du brouillon.

Un pays qui se vit dans un état de faits, et non de droit ?

Oui et non. Il n’y a pas très longtemps, le Président, pour se pérenniser au pouvoir ou y accéder, aurait utilisé la force, et uniquement la force. On prend d’assaut la télévision et la radio, et on s’impose manu militari comme chef. C’est cela l’état de fait. Aujourd’hui, c’est différent, non pas dans la fin (qui reste l’accession et la pérennisation au pouvoir), mais dans les moyens utilisés. On n’opère plus par la force, mais par le droit. On imagine des procédures, on détourne les institutions, on fait des révisions constitutionnelles, on s’assure de l’appui des juridictions, de celui des législateurs, et, au final, on s’installe au pouvoir. On est dans l’arbitraire d’un état de fait, mais avec un verni de droit. C’est plus vicieux. L’état de fait s’assume en tant que tel. L’état de fait « juridique » ne s’assume pas. Il emprunte tous les instruments d’un État de droit au profit de la forfaiture. Il est plus dur à combattre parce qu’il se situe sur deux fronts : le fait et le droit. On est là, aujourd’hui, face à une sorte de démocrature, née du fait « juridique ».

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La violence semble être le seul rempart du pouvoir. Les régimes successifs ont dû y recourir à chaque fois pour s’offrir un semblant de stabilité…

Exactement. On remarquera – et c’est important – qu’il ne s’agit pas violence «  tout court », mais de violence d’État. Autrement dit, l’utilisation violente et arbitraire des outils étatiques fournis par le droit, les institutions et le suffrage universel, contre le peuple. D’où ce paradoxe… L’Etat doit rester stable et fort, car ainsi, les gouvernants auront toujours à disposition les outils nécessaires à leur cause. Le tout est enrobé d’un semblant de légalité. Il en résulte un État, sans le peuple, sans les citoyens, sans les administrateurs, sans les juges. Mais le cadre est là : l’élection, l’administration ou la justice. En d’autres termes, le facteur humain est biffé, ne restent que les institutions. Ce qui est très dangereux.

Les élites dirigeantes ont souvent donné l’impression de ne pas saisir la complexité de cette société.

Oui ! Mais je pense qu’elles n’ont jamais cherché à la cerner. Pourquoi ? Peut-être parce que notre histoire se vit en accéléré, crise après crise. On construit, on détruit, on est pris dans une forme de tourbillon, qui ne permet pas de s’approprier un récit, encore moins de le questionner et de le réinventer. C’est, aujourd’hui, un défi, même pour moi, en tant que constitutionnaliste. Il est difficile de bâtir des institutions dans une société que l’on ne comprend pas toujours.

Ces élites se laissent souvent déborder par leurs ambitions personnelles, au détriment de l’intérêt général.

C’est assez paradoxal. A priori, on se réclame d’une société, où trône des logiques de groupe. Mais on reste très perméable aux ambitions personnelles. Je ne me l’explique pas. Je demeure néanmoins convaincu – à cause, certainement, de ma formation – que tout passe par les institutions. Là où le bon sens pêche, il faut l’imposer par le droit. Encore faut-il être capable de le faire respecter…

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La remise en question des institutions ramène parfois à une forme d’incompétence de la part des dites élites, voire d’ignorance face aux enjeux réels du pays.

C’est mon sentiment. Je serais même plus sévère. Plus qu’une forme d’incompétence, il y a une forme de suivisme, parfois, dans ce qui ne se fait pas bien.

On peut sans doute parler d’une crise de la représentation. Avec des citoyens, qui, toujours, se sentent oubliés dans les agendas établis.

Je l’ai déjà dit. La Constitution ne joue pas son rôle de pacte social. Elle a été travestie. D’outil d’encadrement des gouvernants, elle est devenue outil de pouvoir du gouvernant. Cela accentue la distance entre citoyens et dirigeants. Ajoutez-y le fait que les citoyens s’intéressent peu à la chose publique et aux textes. Ils sont comme un public au théâtre. Des spectateurs, assistant à un spectacle dont ils ne parlent pas la langue ! Les structures de représentation, sur lesquelles nous nous appuyons, ne sont peut-être pas les plus adaptées à cette société. Sommes-nous sûrs que « l’assemblée » représente la « nation » ?  Sommes-nous sûrs que nos conseils municipaux y parviennent ?  C’est un ensemble de paramètres institutionnels qui explique le gouffre. Il faut repenser nos institutions, pour replacer le citoyen au cœur du débat.

La responsabilité du citoyen n’est-elle pas à questionner ?

Si, évidemment ! J’ai l’habitude de dire que notre peuple est mature pour la dictature ; que tous les despotes de l’histoire auraient rêvé d’avoir un peuple comme le nôtre. Je peux paraître dur, mais c’est un cri du cœur. Si je reprends l’allégorie du théâtre, il s’agit de faire comprendre aux citoyens qu’ils ne sont pas spectateurs, mais acteurs. Ce sont eux qui sont sur les planches ! Eux, les acteurs principaux ! Ils sont aussi les metteurs en scène de ce qui se joue. Les politiciens comoriens restent fidèles à l’image du mfaume, qui reste tout en haut de l’échelle. L’image du patron qui doit nous régenter, nous, pauvre peuple, situé vers le bas. Ils ne comprennent pas que le sens de la pyramide est précisément à inverser. Le peuple en haut, le reste en bas ! C’est le peuple qui est souverain, c’est lui qui décide. Il n’a pas à subir, mais à dicter. Au lieu de ça, il se désintéresse ou se complaît dans sa situation. Mais ce n’est pas peut-être de sa faute, complètement. Il faut être à même de comprendre les institutions, pour avoir conscience de son pouvoir et des enjeux.

photo : Florian Léger
photo : Florian Léger

Est-on en droit d’interroger la légitimité des représentants du peuple ?

Je n’interrogerais pas tant la légitimité, vu que le suffrage universel demeure un outil efficace. Encore faut-il le voir respecté ! Mais peut-être qu’il faut réinventer les cadres même de la représentation. Imaginer des instruments adaptés à notre réalité sociologique. Mieux encore ! Au-delà de leur légitimité, les représentants doivent comprendre leur rôle, saisir le sens de leur mission. La crise que nous vivons le démontre parfaitement. On me trouve sévère, mais c’est la vérité : l’Assemblée a failli ! Les représentants de la nation avaient tous les moyens offerts par la Constitution pour honorer leur fonction. Mais ils se sont plus enfermés dans leur rôle politique, plus représentatif des groupes politiques auxquels ils appartiennent que de la nation. Le problème, c’est qu’il y a rarement concordance entre l’intérêt de la nation et celui des partis.

Ali Soilihi semble être le seul chef d’État à avoir engrangé un récit sur le peuple en devenir. Dans un pays donnant souvent l’image de succursale d’une grande multinationale, portée par une puissance étrangère…

Je n’ai pas assez de connaissance de la pensée soilihiste pour une analyse. Il est en tout cas le seul qui féconde un imaginaire politique cohérent dans la tête des Comoriens. Il est l’homme de tous les possibles, aujourd’hui. Mais c’est sans doute, parce qu’il avait un projet. Il savait où il voulait aller et comment. Peut-être avait-il simplement posé un postulat sur l’existence de ce peuple. Mais lui avait une pensée. Aujourd’hui, les politiques, la société civile, les citoyens, les fonctionnaires, les institutions… semblent ne pas en avoir. Livré aux ambitions personnelles, prenant le pas sur la collectivité, avec des constitutions qui ne sont pas des pactes sociaux, on s’expose forcément à la puissance d’autrui.

Le péché originel des politiques ne remonte-t-il pas au fait que toutes les projections constitutionnelles expérimentées au nom de l’État comorien ont été subies ou imposées de l’extérieur ?

Certes, parfois, même de l’intérieur. En réalité, j’entends bien la critique sous-jacente. Au fond, on essaie de dire qu’on n’a pas de constitutions adaptées à la spécificité comorienne. Je n’ai jamais été convaincu par cette critique. Je lui préfère la métaphore de l’autobus. La Constitution d’un pays, c’est comme un autobus. Pour qu’il fonctionne et amène tout le monde à bon port, il vous faut un volant, un frein, un accélérateur et un moteur. Ceux-ci n’ont pas de nationalité, ni de marqueur identitaire. Que l’on soit comorien, afghan ou suisse, un volant sert à donner une direction, un frein à freiner, un accélérateur à avancer et un moteur à pousser le tout. Une fois que l’on dispose de tout cela, on peut choisir la couleur des sièges, leur nombre, la carrosserie, le nombre de vitesses … On peut même comorianiser le reste. En d’autres termes, certains éléments d’une constitution sont presque universels. Il faut identifier ceux qui ne le sont pas pour en construire des spécifiques, et ne pas prendre le risque d’en importer, qui ne seront pas adaptés à notre réalité. Cela demande encore une fois de penser le droit constitutionnel comorien, et ne pas simplement faire de l’ingénierie constitutionnelle. Pour cela, il nous faut du temps, beaucoup de temps, et surtout de la sérénité. Tant qu’on s’occupera de faire des constitutions pour résorber des crises…

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L’État moderne aurait pu tirer des leçons des expériences politiques passées ?

Je suis d’accord. Je ne dis pas que notre histoire se résume à 45 ans d’indépendance. Mais 45 ans, ce n’est pas rien. C’est beaucoup pour les hommes, bien qu’on n’ait pas encore assez de recul historique pour s’en servir, constitutionnellement. En même temps, nous avons déjà tout essayé en 45 ans sur ce plan. Le problème étant qu’effectivement, nous n’avons jamais pris la peine d’analyser ces expériences. Ce ne sont pas véritablement des échecs, puisque… pour échouer et conclure à l’inefficacité, il faut avoir appliqué les textes. Ce qui n’est pas le cas. On fait toujours des constitutions pour au final agir à côté.

Du régime présidentiel au régime parlementaire, de l’État unitaire à l’État fédéral, tout a été expérimenté. Changer sept fois de constitution aurait du nous donner la bonne combinaison, au moins une fois. Mais il y a une chose que l’on n’a pas faite : changer les hommes et les femmes du jeu politique. Mieux ! Il faut qu’on change le système qui les fait prospérer. Avec ce système, même si on trouvait des vertueux, ils seraient pervertis. Nous en sommes à l’histoire de la poule et de l’œuf. Est-ce les hommes qui ont fondé ce système ou est-ce le système qui les produit ?

Quel rôle pour ceux qui se prétendent de la société civile ?

Je n’ai aucune prétention, mais on devrait être capable de produire une alternative. C’est l’alternative qui nous manque.

Propos recueillis par Soeuf Elbadawi

De Rafsandjani Mohamed, La constitution des Comores, éditions Coelecanthe.