« Kadjafa sha hende ». Salim Hadji Himidi a tiré sa révérence ce 28 mars 2020. Acteur majeur de l’histoire contemporaine, Salim avait 27 ans en 1972, quand il devint secrétaire général du PASOCO[1], le premier parti indépendantiste, né sur le sol comorien.
Un homme de culture. Excellant au shinduwantsi, avec ce petit accent de « kumredi » qui ne l’a jamais quitté, Salim était polyglotte, s’exprimant aussi bien dans la langue de Molière que dans celle de Shakespeare, sans oublier ses deux langues maternelles, le shiKomori et le kiSwahili. Erudit, il pouvait disserter autant sur l’Occident et l’Orient que sur les autres civilisations, africaines ou asiatiques. Fin politique, il avait rencontré les grands de ce monde et savait raison garder. Mao, Mandela, Giscard, Senghor, Nyerere, Salim Ahmed Salim, Arafat, Castro ou encore Clinton. Dirigeant du PASOCO avant l’indépendance des Comores, il a été un des acteurs majeurs de la révolution (1975-1978). D’aucuns pensent qu’il était le vrai idéologue du « soilihisme », concepteur du projet de décentralisation (mudiria), même si vers la fin du régime, les deux leaders semblaient s’opposer.
Un personnage complexe. Salim a été de toutes les générations en politique. Leplus surprenant reste son dévouement pour Mohamed Taki Abdoulkarim, qu’il avait farouchement combattu, par le passé. L’équation Himidi – symbole de la révolution – sous les ordres de Taki – parangon de la féodalité – ne paraissait pas logique à certains, qui voulaient y voir une connivence villageoise. Salim trouvait pourtant que ce n’était ni surprenant, ni paradoxal. Car si la personne était importante en politique à ses yeux, les idées défendues à l’instant « T » l’étaient encore davantage. Pour lui, l’action et l’objectif visés méritaient plus de considération que l’acteur. Taki lui aurait par ailleurs fait comprendre qu’ils marchaient tous deux sur des sables mouvants, tout en lui assurant de son soutien, lui laissant toute latitude pour agir. Ngodjodo rema nami nepvoleza, lui aurait-il dit.
Salim le rhéteur.
Il faut peut-être y voir une occasion pour lui de parachever le travail abattu, plusieurs années auparavant. Salim est de ceux qui ont fait l’histoire des Comores indépendantes. Il a œuvré pour que « la nécessité de respecter l’unité et l’intégrité territoriale de l’archipel des Comores, composées des îles d’Anjouan, de la Grande-Comore, de Mayotte et de Mohéli » soit réaffirmée dans la résolution du 12 novembre 1975. Lui qui a été un des artisans de la résolution N° 31/4 du 21 octobre 1976 qui « condamne énergiquement la présence de la France à Mayotte, qui constitue une violation de l’unité nationale, de l’intégrité territoriale et de la souveraineté de la République indépendante des Comores ». Une résolution condamnant également les référendums organisés par la France à Mayotte, les considérant « comme nuls et non avenus », rejetant « toute forme de référendums ou consultations qui pourraient être organisés ultérieurement en territoire comorien de Mayotte par la France »et « toute législation étrangère tendant à légaliser une quelconque présence coloniale française en territoire comorien de Mayotte ».
En relisant des documents confidentiels déclassifiés, je me suis rendu compte que Salim était suivi en permanence, ses faits et gestes épiés, quand il était secrétaire général du PASOCO. Des fiches de renseignements étaient régulièrement établies par le « chef du Bureau d’Etudes et de Renseignements » au Haut-Commissariat de la République à Moroni, à destination de « Monsieur le Lieutenant-Colonel, Chef de la section Etudes et Renseignements, 27 rue Oudinot Paris ». Telle, par exemple, cette note confidentielle datée du 21 juillet 1972, évoquant une réunion publique organisée à Foumbouni, le 15 juillet de 20h30 à 23h, regroupant 400 personnes et présidée par Salim. Salim y fustigeait l’entente UDC/RDPC qui n’osait parler d’indépendance, tout en se déclarant prêt à se défendre au coupe-coupe, si on s’en prenait à lui. Autre exemple, cette lettre du Ministre des DOM-TOM, adressée au Haut-Commissaire de la République, où il est question d’un « militant fanatique du PASOCO, farouche partisande l’indépendance, anti-français notoire ». Le ministre, qui avait reçu un rapport de son collègue de l’Intérieur, demandait à connaître les mesures envisagées en vue d’obtenir l’éviction de Salim de la société Air-Comores, en raison du danger représenté. Manifestement, Le Bret, à la tête de la compagnie, refusait de le limoger.
Dans une manifestation contre le projet de départementalisation de Mayotte, dans le cadre de la semaine anticoloniale, à Paris en février 2009.
Salim a passé les dernières années de sa vie à Paris, « dans le ventre du diable », comme il aimait à le dire. Il a continué à y militer. Ni l’âge, ni la maladie n’ont pu le contraindre à renoncer à ses idéaux. Il ne manquait jamais de répondre présent aux rendez-vous panafricains, lorsqu’on le sollicitait. Homme de culture, il ne regardait pas la télé, qu’il trouvait abrutissant, mais son petit poste radio et les grands quotidiens nationaux qu’il lisait tous les jours le tenaient informé des événements de ce monde. Je ne peux dire à combien de leçons inaugurales il a assisté au Collège de France, ni à combien de débats philosophiques il a participé au Café des Phares (Café-Philo), place de la Bastille. UGC les Halles était son cinéma préféré. Il lui arrivait souvent d’avoir une ou deux places de théâtre en trop, qu’il proposait généreusement aux amis.
Septième d’une fratrie de dix, Salim est né le 19 avril 1945 à M’béni, au Nord-Est de Ngazidja. Sans la déclaration de la deuxième guerre mondiale, il serait sans doute né en Tanzanie. Exerçant les fonctions de chef de secteur agricole à Zanzibar du temps du sultanat, son père, El-Hadji Himidi Mohamed Bwanatosha (1883-1958), grand notable et agriculteur de son état, partit en famille aux Comores en 1939 pour ses congés. Leur bateau fut le dernier à faire la liaison entre les deux pays, avant le début des hostilités. Leur famille se retrouva bloquée au pays durant toute la période du conflit, faute de trouver un autre moyen de transport. Elle ne revint à Zanzibar qu’en 1947. Zanzibar, où Salim fit ses études primaires et secondaires (1951-1964), couronnées par l’obtention du « General Certificat of Education », équivalent anglais du baccalauréat français.
Trois mois après la révolution Okello[2], Salim, encore adolescent, part à l’aventure vers l’Europe, seul et de son plein gré. Deux mois et demi de traversée, par voie terrestre, fluviale et maritime. De Mombasa, il ira à Nairobi. Ensuite, il ralliera l’Ouganda, le Soudan, l’Egypte, la Grèce et l’Italie, avant de débarquer à Marseille, un 6 juillet 1964. Direction : le 14 rue du Bon Pasteur. Rendez-vous consacré des primo arrivants comoriens dans les Bouches du Rhône. Son séjour français durera quatre ans, qu’il mettra à profit pour préparer une licence d’histoire-géographie à la Faculté des Lettres et des Sciences humaines d’Aix-en-Provence, après avoir fréquenté l’Institut de Professorat du Français à l’étranger et la Faculté des Lettres et des Sciences humaines de Besançon. C’est à l’Institut qu’il a assimilé l’essentiel de ce qu’il connaissait de la littérature française.
Salim Hadji Himidi, homme de culture.
A son arrivée, Salim ignore pratiquement tout des Comores. Il sait juste qu’il en est issu. Ses premières vraies rencontres, il les fait à Paris, notamment lors du lancement de l’ASEOCF[3] en 1966. A cette occasion, il rencontre les fils Said Ibrahim, Said Bacar Tourqui, Mtara Maécha ou encore Alloui Sagaf. A Zanzibar, le jeune Salim entendait parler du docteur Said Mohamed Cheikh et du prince Said Ibrahim. Mais c’est Si Mohamed Naçr-Eddine qui lui révèle l’existence d’Ali Soilihi. Directeur technique de la SODEC[4], cet ingénieur de travaux agricoles était le seul à pouvoir se distinguer sur cette scène politique, selon Naçr-Eddine. Salim était loin d’imaginer qu’ils allaient révolutionner l’institution politique ensemble, sept ans plus tard. La première rencontre entre Salim Himidi et Ali Soilihi s’est faite à l’initiative de ce dernier. Il convia Salim à déjeuner dans un restaurant de Saint-Germain-des-Prés le 15 février 1968, jour de son retour aux Comores. Ils ne parlèrent pas « politique ». La deuxième entrevue eut lieu au mois de juillet suivant. C’est là qu’Ali Soilihi opéra un rapprochement entre les événements de janvier 1968[5] aux Comores et ceux de mai 68 en France.
Salim y aurait vu l’opportunité de créer un parti progressiste d’avant-garde, dont le programme minimum concernerait l’indépendance nationale, l’intégrité territoriale et le respect des libertés démocratiques. Prudent, Ali lui aurait avancé trois raisons, rendant le projet irréalisable. Une telle tentative serait considérée comme une atteinte à la sûreté de l’État français et conduirait ses promoteurs en prison, la mentalité de la population comorienne était trop gangrénée par le régionalisme et les clivages sociaux des communautés villageoises, la majorité des Comoriens n’avaient aucune confiance dans leur élite bureaucratique, sans la protection des instances françaises. Trois raisons qui ne les empêcheront pas de surprendre leurs compatriotes en 1975, en posant les bases de la seule révolution que connut le pays dans son histoire.
Abdou Ahmed