Le combat pour Mayotte française [1958-1976] de Mamaye Idriss, publié aux éditions Karthala en mars 2018, entre compromis à l’université française et dénonciation d’une décolonisation ratée ?[1]. Compte-rendu de Mohamed Nabhane.
Cet article n’est pas un travail scientifique, ni historique sur Le combat pour Mayotte française [1958-1976], de Mamaye Idriss, ni même une note de lecture. Il s’agit d’un point de vue d’un lecteur, rendu un peu plus compliqué par l’ambivalence de mon amitié avec l’auteur du livre et l’honnêteté intellectuelle. Point de vue qui n’a pas l’ambition d’être objectif, notion que je trouve très discutable. Je me demande d’ailleurs si ce n’est pas à la recherche de cette « objectivité » que Mamaye Idriss nous explique dans l’introduction que « s’il était nécessaire, pour des questions d’honnêteté scientifique, de présenter mon parcours familial et militant notamment, j’ose espérer que le lecteur ne considérera pas cette étude comme un travail partisan »[2]. Elle explique plus haut le militantisme de son père au sein du Front Démocratique et du Comité Maore, ainsi que le sien auprès de l’association Comores Masiwamane. Dans la conclusion de sa préface, Sophie Blanchy explique que « même si l’origine et l’histoire familiale de tous les auteurs mahorais et comoriens les fera toujours suspecter, localement, de prendre tel ou tel parti, on doit reconnaître à Mamaye Idriss le mérite d’avoir réalisé un vrai travail d’historienne »[3]. D’entrée de jeu, il semble qu’on ne veuille pas prendre parti.
Je suis convaincu pour ma part que l’on ne saurait être neutre sur la question de Mayotte. Est-il possible que Blanchy, par exemple, ne se rende pas compte qu’en usant de termes comme « auteurs mahorais et comoriens », elle prend déjà parti pour le discours sur « Mayotte française » ? Est-il possible d’employer l’expression « peuple mahorais »[4] sans penchant, là où d’autres parleraient plus volontiers de population maoraise ? Des idées disséminées ça et là dans cette courte préface positionnent de facto son propos : « les formations politiques anciennes, très structurées dans les deux « grandes » îles, beaucoup moins à Mohéli et à Mayotte, reflètent les différences des sociétés insulaires »[5]. Parler des différences entre Mayotte et les autres îles sans jamais dire un traître mot de leurs similitudes, sur le plan linguistique, religieux, culturel ou encore des liens de sang est discutable. Il est question dans cette préface de « sociétés que contribua à unifier la période coloniale »[6] : une idée répandue chez les partisans de « Mayotte française » – comme si un seul autre pays africain, dans ses frontières d’aujourd’hui, avait connu une unité politique au début de la période coloniale. Bref, on n’échappe pas à cette question du parti pris, quoi que l’on fasse…
Dès la première de couverture se posent deux problèmes. Le titre Le combat pour Mayotte française [1958-1976] est censé exprimer le point de vue de l’auteure. Or, on sait combien le terme « combat » peut être appréciatif, notamment dans son sens littéraire et figuré : « combattre, soutenir le bon combat : lutter pour la bonne cause »[7]. Si le titre du mémoire de master – Le Mouvement populaire mahorais. Le Combat pour Mayotte française (1958-1976) – à l’origine de l’ouvragepouvait encore laisser planer le doute, grâce à cet intitulé en deux temps (le mouvement/ le combat), ici, point de neutralité. Il aurait peut-être fallu préciser : Le Mouvement Populaire Mahorais [et son] combat pour Mayotte française. On retrouve ce terme – « combat » -dans l’introduction, employé par l’auteure[8]. Difficile de ne pas y voir un parti pris.
En haut, un ancien combattant de Mayotte, photographié par Pujo de l’Action française, avec le slogan Nous voulons rester français… sur le mur. En deuxième, Zena Mdere. En trosième, les Chatoulleuses sur le pied de guerre.
Ensuite, il y a l’image de la couverture avec ces femmes militantes devant une banderole : « Nous voulons rester français pour être libres ». Cet oxymore, mis en valeur ici, est complètement à contre-courant de la notion de liberté durant ces années 1970. La quête de liberté est en théorie du côté des colonisés. La Déclaration de 1960 sur l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux des Nations unies parle du « désir passionné de liberté de tous les peuples dépendants », des « conflits croissants qu’entraîne le fait de refuser la liberté à ces peuples ou d’y faire obstacle, qui constituent une grave menace à la paix mondiale », des « tendances toujours plus fortes vers la liberté qui se manifestent dans les territoires qui n’ont pas encore accédé à l’indépendance », etc. Rattacher cette notion de liberté à la France, puissance alors coloniale, quelles que soient les justifications avancées pour ce slogan, est de nature à rendre perplexe ! Cette phrase en couverture[9] sonne comme une provocation[10].
Dans son introduction, Mamaye Idriss retombe sur ces mots, expressions, idées, qui mènent foncièrement au parti pris. « Tandis que l’ensemble de l’archipel embrassait le statut d’État indépendant le 6 juillet 1975, Mayotte restait sous administration française »[11] lit-on. Que veut dire « l’ensemble de l’archipel » opposé à« Mayotte » ? Pour le droit international, le 6 juillet commémore l’indépendance des quatre îles, reconnues, un 12 novembre 1975, par les Nations unies. Sauf erreur de ma part, nulle part n’apparaît cette reconnaissance de la communauté internationale dans l’introduction. Un oubli qui en dit long sur la démarche entreprise. Ailleurs : « Notre étude,(…) s’étend des origines de la formation du mouvement en 1958, jusqu’à la consultation du 8 janvier 1976, qui entérina le maintien sous administration française »[12]. Une consultation considérée comme nulle et non avenue, selon les termes usités par l’ONU[13] auxquels on ne fait nullement mention ici.
Mamaye Idriss semble même reprendre le discours dominant des partisans de « Mayotte française » sans la moindre critique : « Pour défendre son pouvoir et son île des visées anjouanaises (…) Andriantsoly, alors Sultan de Mayotte, cède l’île à la France par le traité du 25 avril 1841 ». Sans souffler mot du refus exprimé par le sultan d’Anjouan, Saïd Hassan dit Salim (pourtant cité par Jean Martin)[14], qui ira jusqu’à adresser une lettre de protestation au roi Philippe. Nulle mention non plus sur l’intérêt manifeste de l’amiral De Hell et du commandant Passot pour Mayotte, censée compenser la perte de Port-Louis (l’actuelle île Maurice), encore moins sur les travaux du type Histoire des îles (Oumar Aboubakari), il est vrai, peu distingués par l’université française.
Histoire des îles est paru aux éditions Djahazi. Andrianantsoly l’usurpateur.
La suite du texte justifie-t-elle la crainte du travail partisan ? Pour y répondre on peut examiner trois questions fondamentales : les femmes, la violence et les Créoles. On sait que le transfert du chef-lieu des Comores de Dzaoudzi à Moroni[15] a été à l’origine de la création et du développement du mouvement des femmes à Mayotte. Idriss en montre clairement les répercussions sur ces femmes de Petite-Terre, perdant à la fois leurs petits commerces et leurs maris, obligés d’aller travailler à Moroni et risquant, polygamie aidant, d’épouser d’autres femmes. Elle tord le cou à une idée reçue selon laquelle Zena M’Déré, Zaïna Méresse et d’autres leaders du mouvement seraient à l’origine du mouvement. Ce qui n’est pas pour plaire aux partisans de « Mayotte française ».
Idriss démontre que c’est bien plus tard – à la suite du passage de Saïd Mohamed Cheikh à Mayotte – qu’elles rejoindront le mouvement sur la départementalisation. Elle apporte la preuve ici que le mouvement est encouragé par les membres du Congrès de Mayotte. Le Haut-Commissaire Colombani va même plus loin, en leur attribuant sa création : « Cette réunion et les interventions des divers participants m’ont, d’une part, confirmé que le mouvement féminin n’était pas né spontanément, mais qu’il était dirigé par le Conseiller Économique et Social Marcel Henry, son entourage (Mme Marcel Henry, le Docteur Martial Henry, M. Blaise Henry) et le député Souffou Sabili »[16]. De là à parler de « manipulation », il n’y a qu’un pas que ne franchit pas l’universitaire[17].
Les « Chatouilleuses » constituent l’autre idée reçue démontée par Idriss. Elle établit clairement qu’il ne s’agit pas de « chatouilles », mais d’un euphémisme sur des violences commises. Ces « Chatouilleuses » refusaient elles-mêmes qu’on les appelle ainsi. Elles revendiquaient le terme Soroda ya Maore (soldats de Mayotte). « Égérie du combat pour Mayotte française, le « commando des chatouilleuses » constitue un élément déterminant de l’activité du MPM durant cette période »[18]. Ces femmes au service du MPM venaient en renfort des des Soroda et des Fada Mpango.
Zen M’déré, l’égérie des « Chatouilleuses », sur une place à Mamoudzou. Marcel Henry, artisan du mouvement des « Chatouilleuses » dans l’ombre.
Les violences corporelles infligées par les Soroda sont mises à jour ici. Les maisons saccagées, les nombreuses échauffourées, les boutiques pillées, la pratique du bannissement[19]. Une violence qui avait pour but de terroriser les Serrer-la-main, au point qu’un grand nombre de ces derniers n’osait même plus porter plainte. Cette violence va jusqu’à l’attaque de villages identifiés comme Serrer-la-main : le cas d’Acua et de Kani Keli est édifiant. C’est entre 1973 et 1976 que culmine cette violence avec la création des commandos paramilitaires Fada Mpango[20]. Encadrés et formés par la Légion étrangère, qui leur fournissait les tenues et les gourdins, ils étaient soutenus par la gendarmerie, qui les laissait faire. Ils pouvaient arriver à 200 dans un village et saccager une trentaine de maisons, en cassant tout sur leur passage : portes, mobilier, vaisselle, matelas. Ce sont eux qui lancent les expulsions de Serrer-le-main vers les autres îles. Le représentant de la France à Mayotte parle de 1300 à 1500 personnes de juillet 1975 à février 1976 ![21]. Mamaye Idriss met donc toute cette violence en évidence. Et ce n’est pas pour plaire aux partisans de Mayotte française…
De la même manière, elle expose le rôle joué par les Créoles dans le maintien de Mayotte sous domination française. Le premier d’entre eux fut Georges Naouda. De père maorais et de mère saint-marienne, il initia le Congrès des Notables et « fut aux origines de l’introduction de la revendication départementale à Mayotte »[22]. Le véritable maître d’œuvre de Mayotte française reste cependant Marcel Henry. J’ai déjà mentionné (plus haut) le nom de Colombani, attribuant la création du mouvement des femmes aux membres du Congrès de Mayotte, parmi lesquels figure Marcel Henry en bonne place. « Il est hors de doute non seulement qu’une grande partie des éléments créoles de Mayotte soient favorables aux manifestations qui ont lieu dans l’île, mais que certaines personnes en soient les leaders (en particulier le Conseiller Économique Marcel Henry) », confiera le haut-commissaire[23]. Et Mamaye Idriss d’insister :« L’association du Congrès de Mayotte au mouvement des femmes se conclut par la prise en main du mouvement par la branche créole-catholique représentée par Marcel Henry »[24]. Ce dernier était le principal animateur de l’Union pour la Défense des Intérêts de Mayotte (UDIM) dès 1959. L’administrateur Arnaud disait de lui qu’il était « très intelligent, habile et décidé à faire carrière »[25]. Inutile donc d’insister sur sa « prééminence »[26]…
On a vu que Mamaye Idriss craignait que l’on considère son étude comme un travail partisan. On a montré qu’un certain nombre de mots, d’expressions qu’elle utilisait, pouvaient être interprétés comme partisan de Mayotte française. Mais était-ce un compromis à l’université française ? On a vu, par ailleurs, qu’un certain nombre d’idées pouvaient, a contrario être considéré comme partisan de Mayotte comorienne. Mais s’agissait-il d’une dénonciation d’une décolonisation ratée ? Rien n’est moins sûr. Peut-être est-elle tout simplement convaincue par la scientificité de la recherche historique au point de dire : Si mon engagement politique m’a conduite à m’intéresser à ce sujet et à me poser la question des raisons de l’émergence d’un tel mouvement,mes jugements premiers s’en sont trouvés parfois totalement bouleversés[27]. Aurait-elle ainsi questionné son point de vue, s’il s’agissait de présenter ses travaux dans une université africaine ? Nul n’oublie les difficultés rencontrées par Cheikh Anta Diop pour sa thèse sur l’Égypte antique.
Mohamed Nabhane