Une bonne nouvelle pour le réalisateur comorien Mahamoud Ibrahim. Guiri ou « l’entêtement », son dernier projet, est au programme du festival international du cinéma numérique de Cotonou en décembre 2020. A celui des Rencontres du film court d’Antananarivo en novembre, également.
Le précédent – Escale à Pajol – avait été primé à l’International Open Festival aux Etats-Unis. Il s’inscrivait surtout dans l’air du temps, parlait de migration en France et sentait bon la fraîcheur d’un cinéma émergent. Le film avait été réalisé dans le cadre d’un séminaire d’été de la FEMIS. Depuis, Mahamoud Ibrahim court les boîtes de production, à la recherche de pèze pour tourner. Filmer exige des moyens dont le Sud ne dispose pas toujours, en effet. Installé en France, le jeune réal a quand même bataillé dur pour tenir ses promesses d’un prochain film avec ce nouvel opus. Il s’est penché sur la question de la santé à Ngazidja. Un chantier en souffrance, qu’il a cherché à décrypter, en ponctionnant ici ou là des bouts de réel, censés offrir un premier récit de ce qui apparaît au final comme un bordel organisé dans ce pays, où l’Etat se disloque, chaque jour, un peu plus. Du film, entièrement autoproduit, se dégage justement l’ambition d’un projet plus grand, mais qui exige encore plus d’argent et d’équipes. Une mention en début de film rappelle que les images assemblées appartiennent initialement à un travail de repérage, effectué en 2016.
Sobre et sans effets de manche, Guiri tente d’aller à l’essentiel, en se fondant sur des fragments de vie, arrachés au chantier à cœur ouvert de la santé publique. Mahamoud Ibrahim ne cache pas son intention. La mort d’un membre de sa famille à El-Maaruf – le grand centre hospitalier de la capitale – l’interroge et le décide à investiguer. Mais il se rend vite compte, en se rendant au dit centre, de la complexité avec laquelle se gère le quotidien des professionnels de santé : « Je me suis rendu compte qu’il y avait énormément de problèmes, qui touchaient tous les services, notamment au niveau des conditions de travail des soignants ». Le film se veut sans concessions. Pas de petits arrangements avec le réel, plutôt une suite d’indignations, qui crève l’écran, même si à demi mots. Deux petites séquences de poubelles-à-vue (cf. affiche) traduisent assez bien la difficulté qu’il y a à vouloir établir l’Etat des lieux d’un système aussi chancelant. Le réalisateur a beau se montrer serein dans le questionnement, à l’image d’un des professionnels rencontrés – Mahamoud Moussa, par exemple, un médecin, le seul qui soit vraiment nommé dans le film – le résultat finit quand même par lui plomber les ailes.




Captures d’écran : Dr Mahamoud Moussa, les consultants sur le chantier de la reconstruction à El Maaruf. Image en noir et blanc: Mahamoud ibrahim, le réalisateur.
Sa démarche se réclame pourtant d’une grande noblesse d’esprit, mais il faut reconnaître que le chantier s’avère trop grand pour un jeune réalisateur sans moyens. Entre les prises de tête liées à la gestion d’un hôpital, l’incertitude des patients en peine, les chiffres approximatifs de l’aide au développement, l’incapacité des experts à être précis dans leurs réponses, leur cynisme déplacé, le constat ne ménage personne. La santé publique est en souffrance dans l’Etat de l’Union des Comores. Mais comment peut-on expliquer que des responsables d’un projet de chantier d’hôpital ne soient pas capables de chiffrer le montant exact des enjeux qui les occupent ? Entendre une autorité comorienne (ancien haut fonctionnaire), devenue consultante (point focal) au service d’une entité étrangère (AFD), dire que la gestion réelle des affaires de santé du pays ne la concerne pas, perturbe. Entendre un expert étranger au service du même organisme ignorer sciemment la situation pour laquelle il est censé œuvrer, sans la moindre appréhension dans la voix, inquiète. Et sans doute que le réalisateur, en évitant de nommer ses interlocuteurs, leur offre une porte de sortie : on ne sait pas toujours qui s’exprime, encore moins d’où il parle. Ce flou empêche les jugements hâtifs, même si tous les moments du film ne génèrent que de l’indignation. La confusion l’emporte…
L’impression que la santé publique reste un chantier où l’on improvise, sans cesse. L’entreprise de séduction du potentiel bailleur, les projets de réaménagement improvisés de l’existant, l’absence d’hygiène dans les lieux d’hospitalisation, la démission manifeste des interlocuteurs mandatés, dès lors qu’une question pressante se pointe. Cet hôpital principal de Moroni, à moitié démoli sans appel d’offre de reconstruction, à l’époque du tournage, rend quelque peu songeur. Ces lits d’hôpital insuffisants, désertés par les malades, encombrés par des familles des patients ou encore cette valse ânonnée de chiffres, sur les actes de médecine, incohérente et bidouillée. Les habitants de cet espace disent, d’ordinaire, walia talat-twafu. Comme pour rappeler que le hasard, au gré des événements, trouve toujours à s’exécuter. Aux Comores, les urgences se limitent de facto au traditionnel « debrouillez-vous ». Un médecin le susurre, au cas où on hésiterait à le penser : « On espère que les choses vont changer avec la grâce de Dieu ». On est aussi dans un pays où les projets se suivent, sans finalité commune, à la faveur du premier bailleur qui se présente, qui ne va jamais jusqu’au bout de sa propre logique, laissant les usagers présumés démolir la perspective initiée ou suggérée, un temps plus tôt.

L’exemple du projet de déchetterie abandonné dans le Nord de l’île par l’Union européenne, sans que les politiques locaux soient le moins du monde impliquées, illustre, si besoin est, ce propos. Elle reflète l’inconséquence d’une aide au développement consentie, mais non réfléchie par ceux-là même qu’elle est censée soutenir. Le Dr Mahamoud Moussa s’interroge : « Comment se fait-il que les gens en arrivent à ce stade, que tout soit bloqué, et qu’on ne finisse pas les travaux ? On nous dit que l’argent est retourné à Genève, non, Bruxelles, plutôt. C’est désolant ». Face au no man’s land que c’est devenu, il parvient à mettre la sincérité du bailleur en doute. Avec cette phrase – « la suite, c’est Dieu qui le sait et qui nous protège » – qui résonne comme un mantra, préservant du pire. Une scène peut choquer dans le film, celle de ce petit mandataire étranger, venu établir un état des lieux d’El Maaruf, pour une aide potentielle qu’aucune des personnes présentes n’est en mesure de déterminer : « Il faut prendre vos responsabilités », tonne-t-il, devant son armée de mauvais traducteurs, en insistant sur l’absence d’hygiène des lieux, alors même qu’il donne l’impression de ne pas maîtriser son affaire, que le film ne prend pas la peine d’expliquer.
L’essentiel pour lui se résume à rappeler à ses interlocuteurs que la faute revient à ses « demandeurs ». Savent-ils qui il est et pour qui il travaille ? Les dialogues en arabe et en français dans le film ne trahissent rien du personnage indélicat, qui, dans son boubou immaculé, parade en père-fouettard. Toute une armée d’accompagnateurs locaux, dont on ne sait pas le rôle non plus, l’assiste, sourire coincé. D’aucuns reconnaîtront un ancien président de l’assemblée fédérale et un ancien administrateur de l’hôpital. Ils ont l’air de jouer, tous deux, aux consultants de service. Mais le réalisateur a comme pris soin de ne pas signifier les raisons de leur présence, au moment du tournage. Cette imprécision dans certaines scènes du film atténue sa charge critique envers un système parasite, qui, au lieu d’apporter de l’espoir aux usagers, engendre encore plus de lourdeurs dans leur vie. Mahamoud Ibrahim, malgré son absence évidente de moyens, arrive à témoigner de son inquiétude face à ce petit monde recroquevillé sur lui-même. Son entêtement (girl, en shikomori) à vouloir tisser un récit vaut bien celui des professionnels de santé, qui, bon an mal an, se débrouillent pour porter le fardeau de la santé publique sur leurs frêles épaules. Reste à lui souhaiter de disposer de plus de financements, à présent, pour prolonger son geste. Histoire de nous enlever ce goût d’inachevé, pesant sur son projet (Guiri), tout le long..
Soeuf Elbadawi
Guiri de Mahamoud Ibrahim, 33 mn.