Histoire du phénomène Kashkazi en presse

Tentative de récit autour d’une aventure de presse indépendante inédite dans l’archipel. Celle de feu Kashkazi, fondée à Moroni en 2005, avec le désir évident de perturber des habitudes dans le petit monde des médias comoriens. Entretien avec Saindou Kamal’Eddine, un des trois initiateurs (avec Lisa Giachino et Rémi Carayol) de ce qui est perçu depuis comme l’une des plus belles dynamiques – si ce n’est la plus audacieuse à son époque – de l’histoire de la presse archipélique contemporaine[1].

Kashkazi a très vite paru sortir du cadre, en se positionnant clairement pour une approche archipélique des événements.

Avec le recul, on peut parler d’une tentative de (re)tisser les liens rompus entre frères et sœurs d’un même archipel. Puisque le projet de créer un journal traitant l’information des Comores se voulait une réaction au déni de comorienneté, qui fondait la ligne éditoriale des journaux de Mayotte. La difficulté que nous éprouvions  à exprimer la vérité d’un archipel, certes traversé par des divergences politiques, mais constituant un ensemble historique et culturel, nous a poussé, Rémi, Lisa et moi à démissionner collectivement de Mayotte-Hebdo, pour retrouver une liberté de parole. L’orientation de Kashkazi s’est donc construite en opposition à ce séparatisme, en intégrant dans un même support d’information l’actualité des quatre îles des Comores. L’idée même d’imprimer et de diffuser Kashkazi à partir de Moroni, a été perçue comme une forme de résistance à une situation politique, alors qu’elle répondait tout simplement à des nécessités économiques et à la recherche d’un terrain où notre discours pouvait être porté sans trop de risques. Crée en 2005, le journal est passé par plusieurs étapes. D’abord hebdomadaire, nous lui avons choisi une périodicité plus longue ensuite, pour disposer du temps nécessaire aux articles de fond. Mais cette ambition était sans doute démesurée, par rapport aux ressources financières de l’entreprise, qui ne nous ont pas permis de renforcer l’équipe rédactionnelle. Ce qui explique entre autres la disparition prématurée au bout de quatre ans.

Une entreprise de presse d’un genre nouveau, dédié et consacré à l’ensemble de l’archipel. Une vaste ambition, perturbant les usages du moment, non ?

On peut dire effectivement que Kashkazi est le premier journal ayant  tenté de couvrir l’information comorienne sur l’ensemble de son territoire, sans tenir compte du statu quo de la sécession de Mayotte. Cette orientation a donné lieu aussi à un choix d’affirmation de l’identité comorienne dans l’appellation de ses îles (Ngazidja, Ndzuwani, Maore Mwali), ce qui a valu au journal d’être soupçonné « d’indépendantisme » et d’être boycotté par les politiques et les milieux d’affaires de Mayotte. Au-delà de l’actualité, le fait de disposer d’un support accessible à tous les comoriens sur l’actualité générale de l’archipel avait effectivement commencé à changer le regard et les liens entre les deux rives qui s’ignoraient.

Enquête, analyse, reportage… Kashkazi se lisait effectivement comme une tentative de récit archipélique. Avec une réelle présence sur l’ensemble de ces îles. Une approche qui en surprenait plus d’un (?)

La première réaction est venue de Mayotte où le discours dominant fondait sa légitimité sur l’absence de liens entre les Comoriens. Ce changement de paradigme contrariait celui en cours dans les médias maorais, qui relèguent l’actualité des autres îles comoriennes dans la rubrique « Région », renforçant ainsi dans les têtes, cette distance imaginaire. Une chose que font également les autres journaux comoriens, qui ne traitent que partiellement l’actualité de Mayotte. Le croisement des sujets dans un même média, les correspondances qu’établissaient certains reportages sur des thématiques communes, ouvraient sur des réalités que les médias locaux avaient réussi à occulter. 

Vous tiriez à combien ?

Le tirage augmentait au fil du temps… alors que les autres titres ne dépassaient pas les 500 exemplaires, nous avons progressivement augmenté notre tirage jusqu’à arriver à 1200 exemplaires que nous écoulions presque totalement malgré un marché étroit que nous avions établi dans nos prévisions à 10 000 lecteurs potentiels. Précisons cependant que Kashkazi s’était placé dès le départ sur un marché intégrant Mayotte. Ce qui n’était pas le cas des autres journaux comoriens.

Le lecteur comorien était-il prêt à intégrer un tel support dans son champ de vision ou étiez-vous en avance sur son temps ?

Difficile de répondre précisément à cette question, faute d’études d’impact. Mais si on se fie à la distribution, Kashkazi était très demandé. Par ailleurs, les lecteurs semblent nostalgiques et voudraient voir un journal de cette qualité exister à nouveau. Malgré un accueil hostile à Mayotte au début de l’aventure, le lectorat ne cessait d’augmenter.

Un siège Kashkazi habillé de bouts de journaux collés entre eux…

Quel impact la presse avait-elle sur les Comoriens à l’époque ? 

A l’exception du journal gouvernemental « Al-Watwan », la particularité de la presse écrite comorienne post-indépendance, est sa relative indépendance. Les premiers titres privés, à commencer par « L’Archipel », ont été perçus comme plus sérieux, assez objectifs et fiables en termes de qualité d’information et d’analyse. Le fait que certains des journalistes comoriens de la presse écrite représentaient des titres internationaux, accentuait cette bonne appréciation. Du coup, les Comoriens y étaient attachés. Les décideurs contrôlaient la radio, mais avaient peu de prise sur la presse écrite. Les lecteurs avaient plus confiance à ce que véhiculait cette presse. Encore aujourd’hui, les journalistes de la presse écrite ont plus de crédibilité que leurs confrères de l’audiovisuel, dans l’opinion comorienne. 

Qui lisait Kashkazi ?

La question du lectorat comorien reste ouverte. Sans enquête, il est difficile de dessiner le profil social de qui lit la presse aux Comores. La première tranche de lecteurs du Kashkazi est la même que ceux qui lisent les autres journaux de la place à savoir des fonctionnaires, des cadres supérieurs des secteurs économiques formés dans la langue française. A Mayotte, il s’agissait principalement du milieu des enseignants, du personnel hospitalier. Bref, du milieu « mzungu » expatrié. Toutefois, à cause de rubriques interactives tournées vers les jeunes et du choix de la rédaction de privilégier des sujets de société, Kashkazi commençait à élargir  et diversifier son lectorat aux lycéens et à la jeunesse en général.

Comment s’effectuait la distribution du journal sur un tissu aussi étroit ?

L’absence de structures spécialisées dans la distribution de presse nous obligeait à le faire nous-mêmes dans les points de vente que nous avions mis en place. Mais très rapidement, nous avons embauché une personne, qui s’en occupait. Très rapidement, nous avons élargi notre distribution au-delà des chefs-lieux, pour atteindre les régions. Nous étions réguliers dans toutes les îles. A Mayotte, nous avons privilégié les abonnements, à cause du boycott de nos points de vente, qui ont été victimes d’actes de vandalisme.

Votre rapport à la censure ? A Mayotte comme à Moroni.

La question de la censure s’est posée dès le début de la création du journal. A Moroni, l’initiative d’un tel journal, porté par une équipe compotant deux « mzungu »[2], une année avant une élection présidentielle (2006), avait provoqué la méfiance des autorités. Le journal a été mieux accueilli dans les trois îles, plus qu’à Mayotte où les autorités politiques ont ouvertement été hostiles au discours du journal, qu’elles trouvaient « indépendantiste ». Le milieu économique mahorais a fait pression, en interdisant aux membres du Medef, tout soutien par la pub à Kashkazi. A plusieurs reprises, des obstacles ont été dressés pour compliquer l’acheminement du journal de Moroni à Mayotte. La compagnie aérienne, qui assurait la navette à l’époque (Comores-Aviation, pour ne pas la citer), a débarqué des journaux à Anjouan, alors que les formalités ont été régulièrement effectuées au départ de Moroni. Sur place à Mayotte, les distributeurs ont subi des menaces réelles de la part de certains milieux. La presse et les médias mahorais, tournaient la tête à ce nouveau titre, qui, opérant sur leur terrain, apportait un regard différent et critique sur l’information locale.

Qu’est-ce qui a vraiment ruiné l’économie du journal ?

Malgré des ventes satisfaisantes, notre business plan n’a pas fonctionné comme prévu. Les coûts d’impression étaient très élevés, même si ça coûtait moins cher d’imprimer à Moroni qu’à Mayotte. Par ailleurs, nous avions limité l’espace consacré à la publicité, en espérant avoir des annonceurs à Mayotte (où les tarifs de l’insertion publicitaire sont très intéressants) pour compenser la faiblesse du marché publicitaire dans les autres îles. Le développement rapide du journal nécessitait d’ouvrir le capital. Ce qui supposait de disposer d’une structure dédiée aux aspects liés à la gestion.

L’image que vous avez des médias de l’archipel depuis la disparition de Kashkazi ? Vous avez pratiquement travaillé pour les principaux titres créés dans cet espace depuis 1986. Vous avez notamment été un des cofondateurs du mythique L’Archipel

Kashkazi a ouvert de nouveaux champs au niveau du traitement de l’information dans le pays, en déplaçant la dominante institutionnelle vers une orientation rédactionnelle offrant plus de place à l’humain et à la diversité de la vie elle-même.  En moins de 5 ans d’existence, cette version du journalisme n’a pas eu le temps de s’affirmer pour créer une nouvelle culture journalistique. 

Lisa Giachino, Rémi Carayol et Saindou Kamal’Eddine, tous trois co fondateur du projet Kashkazi.

La presse est ensuite revenue à ses habitudes. Le traitement évènementiel a pris le dessus sur l’investigation. La facilité sur l’effort d’informer. La facilité avec laquelle les réseaux sociaux ont noyé le journalisme d’information illustre cette superficialité de la presse comorienne, aujourd’hui, et la perte de crédibilité du journalisme, en général, dans le pays.

Est-ce qu’il y a une réelle différence de pratiques au niveau des médias entre la partie indépendante et la partie occupée de l’archipel ?

L’expérience que j’ai eue en tant que journaliste dans ces deux parties me fait dire qu’il y a peu de différence. Dans les deux cas, certains sujets sont tabous ou font partie du non-dit. La souveraineté, le rôle de la France dans la région, les grandes problématiques économiques comme le pétrole, la vérité historique de l’archipel, les droits fondamentaux… ne sont pas abordés ou le sont dans le prisme de la politique néocoloniale. On peut parler d’une liberté contrôlée, même si les méthodes ne sont pas les mêmes dans les deux espaces. Toutefois, les conditions de travail et de formation étant différentes, les journalistes de Mayotte ont une longueur d’avance sur leurs collègues des autres îles dans la pratique technique et la maîtrise professionnelle du métier.

S’il vous fallait recommencer ?

Il y a une demande de « Kashkazi » dans le pays. Mais plutôt que de parler de nostalgie, j’interprète cette demande comme un besoin du public de disposer de supports informatifs de qualité. L’opinion est en quête de journaux susceptibles de lui apporter des clés de compréhension face à une actualité qui évolue trop rapidement et sur laquelle elle a peu de prise.

Propos recueillis par Soeuf Elbadawi


[1] Muzdalifa House va essayer de reconstituer avec l’accord de ses fondateurs la mémoire du journal, afin de la mettre en partage. Considérant le titre comme une référence incontournable, les chercheurs universitaires s’en nourrissent, aujourd’hui. Muzdalifa House ouvre donc une rubrique dédiée à Kashkazi. Vous y retrouverez progressivement un certain nombre de numéros, téléchargeables.

[2] Deux des fondateurs du titre, Lisa Giachino et Rémi Carayol, étaient considérés comme tels.