Uropve le 15ème du nom

En juillet prochain, Uropve va célébrer ses six années d’existence. Lentement, le journal fait son chemin dans le paysage. Pour le grand bonheur de ses abonnés. Daté du mois de novembre 2020, le dernier numéro, est consacré à la diaspora. De Majunga à Zanzibar, en passant par Marseille, la cité des fameux navigateri.

Dans le cahier central, une image de Silimu Bin Abakari, parti affronter le grand froid du Nord, jusqu’en Sibérie, au XIXème siècle. Une histoire méconnue, qui rend compte de l’audace d’un enfant du pays, né à Ntsudjini, grandi, en partie, à Zanzibar. L’histoire de cet homme, dont les trois récits de voyage sont désormais disponibles aux éditions Bilk & Soul[1] à Moroni continue de surprendre ses concitoyens. Uropve a voulu lui rendre hommage, d’autant qu’une interview accordée par Mohamed Ahmed Saleh, anthropologue et spécialiste du monde swahili, vient évoquer l’autre histoire oubliée des Comoriens de Zanzibar.

Zanzibar reste en effet l’une des plus belles pages de l’histoire des migrations comoriennes dans le monde. Mohamed Ahmed Saleh dresse un portrait assez contrasté de cette diaspora dans le numéro : « L’écosystème dans lequel cette communauté a évolué a joué un rôle positif dans son développement, en lui permettant de dépasser le sectarisme villageois et de s’organiser en tant que groupe solide et solidaire ». Exit les histoires ramenées du bled, donc. Saleh rappelle la manière dont les membres de cette communauté ont misé sur l’éducation :« N’étant pas propriétaires terriens et n’ayant aucune autre possibilité d’assurer leur ascension sociale, et face à la compétition des autres communautés, les membres de ce groupe social avaient investi toutes leurs énergies et ressources dans l’éducation. Cet effort mené avec force a abouti à l’émergence d’une identité commune, effaçant les appartenances villageoises et plaçant la communauté dans une position ascendante et respectable dans la société globale. Ainsi, on peut constater que grâce à l’investissement dans l’éducation, les anciens, exerçant des métiers de cols bleus, ont pu assurer l’ascension sociale de leurs enfants, devenus cols blancs, par la suite ».

Fouad Ahamada Tadjiri, qui s’est entretenu avec lui, a aussi écrit sur les Comoriens de Madagascar dans ce 15èmenuméro, plus exactement sur Majunga et l’épisode des massacres de 1976. Il revient sur les liens séculaires entre la grande île et les Comores, raconte l’anecdote du président Tsiranana et de sa « 19èmetribu ». Il questionne les ressentiments des malgaches envers les Comoriens dans son article et s’attache au drame de décembre 1976. « Une querelle entre deux familles mène à l’inénarrable. Du 21 au 23 décembre, des milliers de Comoriens sont massacrés à coup de haches, machettes, sagaies, par des Betsirebaka. S’ensuit le rapatriement de 19.000 personnes vers les Comores ». Il signale surtout l’horreur, sans pouvoir ôter le doute sur les chiffres des massacres : «  Madagascar aurait avancé le nombre de 120 victimes et les Comores, celui 1.400. D’autres avancent le chiffre de 2 ou 3.000. Tout dépend de la voix qui raconte ». Tadjiri cite le témoignage de Lakroan’i Madagasikara, un média qui met en garde contre l’exagération : « le nombre de morts qui a été annoncé à la radio et qui est jusqu’à présent tenu pour chiffre officiel (de 121 à 136) concerne les morts dont les corps ont été amenés à la morgue […] Pour ce qui est des morts qui n’ont pu être transportés à la morgue et qui ont dû être enterrés, immédiatement en raison de la chaleur qui règne à Majunga, personne ne peut donner un chiffre exact, parce que personne n’a été en mesure de les compter ».

Une soirée de twarab communautaire, boulevard national à Marseille.

Ce numéro parle de ces Comoriens qui partent du pays pour ne plus revenir. Ils sont de plus en plus nombreux. La jeunesse en partance à l’étranger rêve de réussites, mais sous des cieux plus amènes. Le retour leur fait peur. « On sait tous qu’au village, les gens nous attendent pour nous ronger le cerveau. Ma génération ne rêve que de changer de monde. Ceux qui disent rentrer au pays sont souvent des enfants nés à l’étranger. Ils n’ont aucune idée de ce qu’est le pays. Ceux qui, comme moi, ont quitté », confie Abdou Mwinyi, manager dans un fastfood à Paris. L’article évoque tous ces autres qui « usent d’un tas de stratagèmes pour entrer dans les pays du Nord, échafaudent diverses stratégies pour y demeurer aussi longtemps que possible (mariage, demande d’asile, emploi), alors même qu’ils se savent en prise avec des systèmes qui les débordent ».

Le papier signale un fait : « Ils ne réussissent pas toujours à trouver leur place dans ces pays d’accueil. Ils y évoluent majoritairement dans la précarité. En réalité, leurs diplômes et leurs compétences y sont rarement considérés à leur juste valeur ». Il n’empêche ! Prèsde trois étudiants sur cinq « préfèrent rester en Europe, une fois finies leurs études.Pour l’environnement professionnel, et aussi pour des raisons de rémunération et de cadre de vie ». Les autres, selon Med et Kamardine Soule, les auteurs du texte, courent après leurs ombres, notamment dans des naufrages en mer. L’un des événements les plus tragiques de l’année 2019 concerne ainsi une douzaine de jeunes comoriens, partis de Tunisie pour la France. Tous disparus, avalés par l’Océan.

Un article de Saadia Mansour  rapporte ce qui se passe à Mayotte, également. De plus en plus de « Mahorais » s’en vont tenter leur chance à la Réunion et en France métropolitaine. Où l’on apprend les théories d’Antoine Math, qui, en compulsant les chiffres de l’INSEE[2], démontre que l’immigration clandestine n’est qu’un prétexte pour détourner les regards de l’émigration forcée des « Mahorais ». « Ce lent travail de déconstruction, quant aux poncifs répandus sur l’île, conduit à user d’une nouvelle grille de lecture, qui, elle, permet de comprendre que le solde migratoire brandi dans les discours, ramené à une échelle critique, devient aussitôt négatif » rapporte Mansour. Antoine Math ridiculise la paresse des médias français, qui travaillent à désinformer, là où les faits disent tout le contraire. « Les responsables politiques locaux et nationaux se trouvent ainsi dédouanés à bon compte de leurs responsabilités. Désigner le Comorien comme bouc émissaire de tous les maux permet de détourner l’attention des problèmes économiques et sociaux de l’île, des carences de l’État social, des discriminations systémiques, etc. La presse hexagonale participe de cette opération en relayant les clichés vendeurs sur l’immigration, présentée comme une « catastrophe ». Ainsi, les souffrances sociales vécues par la grande majorité des Mahorais restent ignorées, les aspirations des habitants de l’île sont passées sous silence, ce qui permet aux décisions les concernant de pouvoir continuer à se prendre loin d’eux, sans eux ». Etrange que dans l’archipel, personne, ni à Mayotte, ni dans les autres îles, n’ait pris l’analyse de Math au sérieux, au moment de sa sortie. C’était en 2013, et les faits n’ont pas l’air d’avoir beaucoup changé sur le fond, même s’il faut se méfier de ceux qui spéculent sur le « grand remplacement »

Une ruelle à Mayotte et des graffs sur un mur.

Sur un tout autre registre, Kamardine Soule questionne les transferts d’argent de la diaspora installée en France vers les Comores. En hausse durant cette période de pandémie. « Les transferts d’argent reçus via les sociétés spécialisées n’ont cessé de croître. Au deuxième trimestre, ils ont fortement augmenté (+89,1%) par rapport au premier trimestre, pour s’établir à 23,3 milliards contre 12,3 milliards, en liaison avec les transferts d’argent reçus essentiellement de la diaspora comorienne établie en France, qui se sont amplifiés à partir du mois d’avril, afin de se préparer à la crise sanitaire », revèle la BCC au 2ème trimestre 2020.  Ils représenteraient près de 25% du PIB aux Comores.

« Des études sérieuses, note le journaliste, sur la question démontrent que les envois de fonds de la diaspora ont été plus stables que les investissements directs étrangers, la dette privée et les flux de capitaux propres dans l’économie nationale ». Du cash que ni l’Etat, ni les organismes, n’arrivent à capitaliser dans le développement du pays. Les secteurs productifs n’en profitent pas. Seule l’export récupère cette manne : « De la tôle, de l’or, du ciment, des ailes de poulet, du riz, des tissus ou encore de l’informatique. Rien ne se fabrique sur place aux Comores, tout arrive de l’extérieur. La dépendance est organisée de manière à perdurer dans le temps. L’argent de la diaspora pourrait effectivement être réorienté vers le secteur productif, afin d’impacter durablement l’économie », juge Kamardine Soule, qui insiste sur le fait que même le président de la république se contente de  le reconnaître.

Un numéro d’une grande richesse de contenus, qui s’ouvre sur un texte de Soeuf Elbadawi : « la fable de la dislocation ». Ou comment un pays, qui a longtemps accueilli des fracassés du monde entier, voit, aujourd’hui, partir ses enfants, un peu comme des rats quittant le navire, au risque du naufrage. « Combien sont–ils de par le monde, aujourd’hui ? Combien seront-ils demain,  quand les derniers auront trouvé le moyen de partir sans les bagages de l’aïeul sur le dos ? Les enfants de cet archipel s’en vont ainsi courir après leur destin  comme quand on part à la recherche de la pierre-qui-fait-tourner(bwe la dzunguso), en oubliant d’arroser les tombes de leurs morts. On parle de plus en plus d’une diaspora à l’étroit dans son histoire. Le pays, qui, jadis, accueillait les êtres fracassés par la fureur du monde n’est plus qu’une terre qui se vide de ses enfants. Ceux-ci lui inventent tous les maux pour ne point lui revenir ». Il est question de legs et d’imaginaire dans l’évocation des premiers habitants de cet « archipel-refuge, où une sève d’humanité a souvent coulé des grands boutres et des pirogues à balanciers, issus de l’entre-deux mers, avec des êtres souvent en quête d’espérance. Il est à parier que si ces hommes et ces femmes avaient trouvé la quiétude sur leurs terres d’origine, nous n’aurions pas connu leur geste, ni leur épuisement. C’est ici qu’ils ont été accueillis dans la ferveur du shungu, ce ciment social qui permit de fonder un pays dans le pays ». En même temps, soutient l’auteur, les malheurs finissent par rappeler – lorsqu’ils surviennent en chemin, comme à Majunga en 1976 – que le pays est toujours là. Un pays qui a plus que jamais besoin de sa diaspora pour se reconstruire. Ce qui semble être « une raison suffisante » à ses yeux pour produire ce 15ème numéro.

Mouna


[1] Fragments retrouvésde Silmu Bin Abakari, Bilk & Soul.

[2] Institut français national de la statistique et des études économiques.