Un 18 janvier contre Balladur et son mur à Mirontsy

Commémoration pour la seconde année consécutive de la stèle érigée par les enfants du Club Soirhane en hommage aux morts du Visa Balladur. Le maire de Mirontsy et le gouverneur de l’île ont tous deux rappelé l’importance d’entretenir cette mémoire. Un appel a par ailleurs été lancé pour la création d’un observatoire en l’honneur des victimes.

Des rites et des larmes. Il faut croire qu’un autre discours est en marche contre la balkanisation de ce pays. Mirontsy, connue pour être une cité d’éternels insoumis, a une fois encore honoré la mémoire des sacrifiés du Visa Balladur. Cette année, c’est le maire, Sidi Bacari, qui a pris les choses en main, aux côtés des jeunes du Club Soirhane. Il a convié ses pairs des autres communes pour une ultime prière autour de la stèle érigée en 2019, en l’honneur des noyés en mer. Invité à cette seconde fois consécutive, Anissi Chamsidine, gouverneur de l’île, a insisté sur l’importance d’entretenir cette mémoire au nom de l’unité archipélique. Il a aussi lancé un appel pour la création d’un observatoire, en l’honneur des +20.000. Un chiffre qui, à défaut d’être précis, rend bien compte des limites de cette tragédie.

Ce 18 janvier – date à laquelle le visa Balladur est censé avoir été instauré depuis 1995 – signale une nécessité profonde. Ce mur sans fond, divisant le pays en deux versants d’une même histoire (au caractère colonial bien trempé), doit tomber, plus que jamais. Cela fait plus d’un quart de siècle depuis que l’autorité française joue à fabriquer « ses » « clandestins » dans la partie occupée de l’archipel, comme pour un jeu de massacre sans nom. A chaque naufrage, le même scénario. On criminalise les passeurs, on pointe les victimes du doigt, on se gausse des manquements de l’Etat comorien, et on en oublie de nommer l’adversité dans toute sa complexité. A commencer par le fait que ce « visa » reste bel et bien une invention française…

A l’image, respectivement : Maître Attiki Youssouf, actuel président du Comité Maore, au moment de son intervention, Ahamed Dine Combo aka Mdukua, président de l’AJAM, un jeune membre du Club Soirhane en train de diffuser l’événement en direct sur les réseaux, et Sidi Bacar, le maire de Mirontsy, renouvelant son soutien aux enfants du Club Soirhane devant ses pairs des autres communes.

Les morts en kwasa entre Anjouan et Mayotte relèvent du crime organisé. Ailleurs, les faits seraient passibles de poursuites pour crime contre l’humanité. Le fait est que l’Etat français demeure un partenaire puissant, capable de tétaniser les autorités locales dans leur bon droit. Beaucoup se taisent, espérant que le temps seul finira par avoir raison de l’innommable. Mais mourir pour avoir voulu circuler en son pays n’est-il pas le comble de l’absurde ? « Cette commémoration est notre manière à nous, déclare le gouverneur Anissi Chamsidine, d’accompagner ces morts, longtemps restés sans sépulture. Notre manière à nous de porter le deuil et de les faire entrer, paisiblement, dans l’éternité. Ce sont nos compatriotes, ce sont des musulmans, ce sont des êtres humains. Ils ont donc droit à une mort digne, leur seule faute ayant été de vouloir circuler librement et vaillamment dans leur pays ».

Des lois internationales en vigueur le rappelent : la France occupe illégalement Mayotte. La vingtaine de résolutions, prises aux Nations Unies depuis 1975, surtout, le signifie, même si les autorités comoriennes, longtemps rendues incapables face à cette tragédie, finissent par accepter de traiter de ce qui relève du droit international dans l’intimité même – autre absurdité – de leur relation avec l’occupant. Elles parlent ainsi d’une solution bilatérale à trouver, là où la communauté internationale semble sans concessions. En attendant, il se produit une nouvelle terrible, ces jours derniers. Les noyés s’effacent peu à peu du paysage, à coup de traque et de désinformation, pendant que la SGTM poursuit un juteux business des refoulés, d’une rive à l’autre, y compris en cette période de pandémie.

Un bateau à quai de la SGTM à Mayotte. Il sert notamment au business des refoulés comoriens de Mayotte. La société a le monopole des transports maritimes vers les autres îles depuis l’île occupée. Deuxième image: Balladur et son avocat à l’ouverture du procès sur l’affaire Karachi à la cour de justice de la république à Paris, ce 18 janvier dernier.

Combien sont-ils à savoir, aujourd’hui, que les prétendus clandestins comoriens de Mayotte (près de 250 déportés par bateau SGTM, parfois) sont ramenés sans aucun respect du principe, pourtant devenu obligatoire, des tests anti covid ? On s’étonne que le variant parti d’Afrique du Sud se répande aussi vite dans l’archipel, sans se demander s’il a pu embarquer (clandestinement) sur le Maria Galanta à destination de la partie non occupée de l’archipel depuis Mayotte. L’horreur n’a pas de fin. Depuis qu’un premier ministre français, admettant l’idée saugrenue d’élever un mur entre une rive et l’autre de ce pays, a voulu s’attirer les faveurs d’un électorat « mahorais » au discours extrême, les poissons s’affolent et se demandent, comme l’explique une légende, si les hommes, ici comme en Europe (il arrive que les navires européens pêchent dans les eaux comoriennes) apprécient le goût des cadavres niché en eux. L’occupation d’une île justifie-t-elle de sacrifier autant d’innocents ? En France, a lieu le procès Balladur (entamé – un signe des temps ? – ce 18 janvier 2021 à Paris) sur l’affaire Karachi, au sujet du financement supposé de sa campagne de 1995 par des rétrocommissions sur des contrats d’armement. A quand le procès Balladur sur les +20.000 aux Comores ? Le « visa » remonte à 1995, lui aussi, au moment de l’instauration de la centrale d’écoute des Bananiers à Mayotte et des élections présidentielles françaises.

On connaît le dispositif poussant les kwasa au naufrage. Et sans doute que les lois françaises pourraient aisément le condamner. Rares en tous cas sont les autorités comoriennes qui ont su s’y opposer. Ambiguïtés et résignations sont des maître-mots dans cette tragédie. L’élite aux affaires évite, tant que faire se peut, d’élever la voix contre des faits d’agression manifeste, par peur de passer pour des éléments anti français. Emettre une réserve est très vite mal interprétée dans les cénacles du pouvoir en place. On peut facilement vous suspecter du pire en cercle fermé. Mais ce qui vient de se passer à Ndzuani mérite que l’on s’y attarde. Un gouverneur de l’île, donc une autorité élue, décide – une première – de s’impliquer dans la mise en lumière de ce qui apparaît comme la plus grosse tragédie que le pays ait jamais connu. Il pense surtout que les noyés – qu’ils considèrent comme des héros et des résistants face à l’occupation – entre son île et Mayotte doivent avoir leur place dans la mémoire collective.

Le public présent à la commémoration de la stèle à l’école primaire de Mirontsy. Le gouverneur de l’île d’Anjouan, Anissi Chamsoudine, lors de son intervention sur le « Visa Balladur », ce 18 janvier.

Anissi Chamsoudine souhaite qu’on leur dresse un récit, au nom de la dignité du peuple qu’il représente. Il soutient le travail initié par les enfants du Club Soirhane et lance un appel. Pour qu’on fige à jamais cette tragédie dans les mémoires. « Car la nommer nous permettra ensuite de comprendre le sens même de ce qui nous écrase. La nommer, c’est aussi reconnaitre qu’elle demeure la plus grande tragédie que les Comores contemporaines aient connu à ce jour. D’aucuns penseront au kafa la mdjangaya, ainsi que le Président Ali Soilihi l’a désigné. Plus de 3.000 morts en moins de quatre jours à Majunga. Aujourd’hui, nous parlons de plus de 20.000 morts avec cette frontière des plus injustes ». Il parle de la mise en place prochaine d’un observatoire : « Nous allons devoir écouter, noter, consigner, répertorier, archiver, faire le décompte et  dresser un récit commun, à mettre en partage, de manière à ce que le monde entier entende notre douleur et la comprenne ».

Nommant la double-peine que subissent les noyés du Visa Balladur (la mort et l’oubli), il espère, dit-il, « apporter du baume au cœur des familles affectées par cette tragédie, en repensant ensemble à toutes ces vies innocentes, injustement happées par la vague, par le seul fait de l’occupant ». Il parle de la nécessité « d’intégrer ces blessures dans l’histoire de notre nation, en contribuant à une forme de résilience et à l’invention de nouveaux tracés de vie, grâce auxquels l’espérance pourra à nouveau se conjuguer en ces îles ». Il reconnaît « les manquements » de tous « face à l’idéal d’une nation forte et unie », tout en sonnant le rappel : « C’est aux moments difficiles que l’on reconnaît les siens. A l’heure où les démons de la division menacent à nouveau d’agir en nos foyers, sachons consolider nos acquis, en tenant compte de nos malheurs, et de ce qui, tout au long de notre histoire commune, nous a détruit ». Puisse les gouverneurs des autres îles et le sommet de l’Etat comorien s’en inspirer, comme le souligne Idriss Mohamed Chanfi, du Comité Maoré, sur les réseaux sociaux.

Soeuf Elbadawi

Image en une: le gouverneur Anissi Chamsidine, le maire Sidi Bacar et les invités devant la stèle érigée par les enfants du Club Soirhane à Mirontsy.