Les slameurs de la lune ont marqué l’histoire de la scène slam à Moroni. Ils ont été les premiers à se dire « slameurs ». Ce qui a poussé d’autres jeunes à faire de même, en les rejoignant ou en créant, à leur tour, d’autres collectifs. Des slameurs de la lune sont aussi nées les premières aventures solos de slameur à Moroni.
Ce sont trois amis – Inzlat Mohadji, Mo Absoir et DaGenius – qui créent Les Slameurs de la lune en 2008. Ils se regroupaient régulièrement à Djivani, un quartier au Sud de la capitale[1]. Deux heures par semaine pour des ateliers d’écriture et des séances de déclamation, sous l’oreille attentive de leurs camarades. A l’époque, Cheikh Mc, avenant, les accompagne, par moments. De ces débuts, DaGenius se rappelle : « Une aventure ! On ne savait pas vraiment ce qu’on faisait, être ensemble était au départ un moyen de se rassurer. Par la suite on est devenu une petite famille et on s’est vite rendu compte qu’on était dans la bonne démarche ». Il existait une tradition de poésie vivante dans le pays, incarnée notamment par les gens du Club Pohori, mais le slam s’est avéré être une tout autre aventure. Modèles revendiqués : Grand Corps Malade, Oxmo Puccino, Abdel Malik, etc.
Certains se rappellent des incompréhensions qui les guettaient à chaque sortie. Slamu tsi usilamu ? Comment expliquer la dynamique en train de naître ? Mo Absoir invoque la magie du groupe : « Réunir le maximum de gens autour de l’écriture, de la poésie, et partager cette passion naissante. On savait que si on faisait un groupe, on fermerait indirectement la porte à d’autres personnes. Or un collectif pouvait, à l’image de ce qui se faisait déjà ailleurs, accueillir à la fois des groupes, des individus ou des associations ». C’est ainsi que le cercle va s’élargir. Avec sa bande de slameurs-auditeurs ! Assez nombreux pour s’écouter les uns les autres. Aux applaudissements quotidiens suivaient les remarques et les corrections, sans jamais perturber la bonne ambiance. La magie, toujours ! Mais le temps est passé par là, et la routine a fait son travail.

Que des musiciens aient rejoint le collectif n’y changeait rien, à en croire Mo Absoir. A la recherche d’un nouveau souffle, ce dernier s’écarte momentanément du collectif : « Je me suis rendu compte à un moment donné qu’on tournait en rond, même si on faisait énormément de représentations, j’avais envie d’évoluer, d’aller vers autre chose ». A-t-il su l’expliquer à ses camarades ? Une rencontre avec Soeuf Elbadawi en 2010, alors directeur artistique du Muzdalifa House[2], sonne comme une opportunité pouvant mener à cette « autre chose ». Absoir confie : « Quand Soeuf m’a tendu la main, en me demandant ce que je pouvais faire au Muzdalifa House, j’ai tout de suite pensé à un spectacle en solo ». Ce qui finit par arriver, passant par un travail d’écriture et de mise en espace. Au bout, le jeune slameur se voit outillé pour réfléchir sur l’ancrage de leur pratique et sur un public (de pays) à inventer. Qu’est ce qui a empêché Mo Absoir de revenir par la suite auprès de ses camarades ? « Ce n’était plus possible d’aller plus loin avec le collectif. On ne partageait plus le même rêve. J’ai l’impression que plus on se faisait connaître, plus on s’éloignait de notre objectif », dit-il.
Etait-ce l’unique raison de la dislocation du groupe ? Mo Absoir poursuit : « La magie a totalement disparu depuis le jour où les autres slameuses et slameurs ont accepté d’aller jouer à l’Alliance française, alors qu’on venait d’y refuser mon spectacle, parce qu’il y avait un texte parlant des Comoriens qui meurent entre Anjouan et Mayotte ». Ses amis font comme si de rien n’était. Il s’en inquiète :« Je pensais qu’on était une famille ».Absoir s’attendait à une réaction de solidarité de la part de ses amis : « C’est quand même hallucinant que le collectif me demande d’aller jouer au même endroit [l’AF], quelques jours après l’interdiction de mon spectacle. Mes camarades n’ont pas compris que c’était le moment de rappeler au Directeur de l’Alliance française cette notion qui est si chère à la France, qu’on appelle « liberté d’expression ». Le divorce entre Absoir et les Slameur de la lune commence là. DaGenius devient seul maître à bord, pendant qu’Inzlat s’efface.

Au-delà des petites querelles intestines, Mo Absoir et DaGenius restent les principaux chefs de file de la dynamique du slam à sa naissance. A leur suite, des slameurs ont surgi d’un peu partout, n’hésitant pas à reproduire le modèle du collectif. A l’université des Comores apparaît en 2012 un second collectif : Art de la plume. C’est une affiche sur un mur de la fac de lettres qui interpelle Intissam Dahilou : « Nous sommes à la recherche de toute personne qui aime la poésie, le théâtre et le slam ». Elle répond à l’invitation, histoire d’éprouver ses envies d’écriture : « J’allais enfin pouvoir partager ma passion […] Il me fallait un groupe où je me sentirais moi ». D’autres collectifs slam verront le jour après et prolongeront le mouvement, y compris en dehors du pays. C’est le cas du collectif Slam-Arc-en-ciel, créé au Sénégal en 2016, et dont les membres assument la filiation d’avec les Slameurs de la lune.
Membre de Slam-Arc-en-ciel, Bilal évolue fréquente le milieu des slameurs à Dakar. L’écriture est une histoire remontant à l’enfance pour lui : « Au collège, j’écrivais mais je trouvais les normes de l’écriture poétique classique assez contraignantes. Du coup, je faisais souvent sans ! C’est en seconde au GSFA, lors d’un atelier organisé par le prof, Aboubacar Said Salim, et Absoir que j’ai compris ce qu’était le slam. Je dis « compris », car je le connaissais le « mot », sans plus. Au bout du 3eatelier, j’avais trouvé la voie qui correspondait à mon écriture ». Bilal donne le nom de ses premiers mentors : DaGenius et Absoir. « Ils nous ont initié, écouté et conseillé ». Son camarade, Rahim, connu sous le blaze du Parolier du Karthala, ramène ses débuts à Absoir, lui aussi : « J’ai connu le slam lors d’un spectacle d’Absoir avec le plasticien Séda. Je me suis rapproché du premier et lui ai demandé ce qu’il faisait ». Il évoque d’autres rencontres, celle de Fawwaz notamment : « on a commencé à faire du slam ensemble. C’est parti comme ça. Après, j’ai fait des scènes libres, organisées par le collectif Art de la plume. Après, j’ai été voir des slameurs comme DaGenius au CCAC et c’est comme ça que j’ai évolué ».

Toujours, cette idée du collectif. Bilal et les dakarois. Rahim et Fawwaz. Comme si évoluer seul à la manière du Mo Absoir de l’Alliance restait un péché originel. Lui-même a dû se réinventer dans de nouveaux liens à la Réunion et en France, après son retrait des Slameurs. Comme si le slam, aux Comores, exigeait d’être sans cesse entouré. Bilal pense au regard de l’autre, essentiel dans le processus : « Je pense que cette tendance des Slameurs à se regrouper en collectif vient de la nécessité de partager le texte. Un texte sur un papier ce n’est pas du Slam. Ça le devient quand on le lit ou le récite devant des gens. […] On a tendance à se retrouver entre amis ou amateurs pour partager nos textes, de là naissent les collectifs ». Des collectifs, qui, à présent, éclatent de tous côtés, sans explication. Les gens vont et viennent, selon les humeurs du moment, tout en assumant très peu leurs divisions. A peine pose-t-on la question que les fronts se baissent, plus personne ne voulant parler, commenter, disserter, sur les inimitiés, réelles ou fantasmées. Ce qui n’empêche pas la poursuite de l’histoire…
Aujourd’hui, Absoir évolue entre Paris et la Réunion, où il a remporté le prix Dédé Lansor en 2019. Il disserte sur la relation entre le mbandzi mwendedji, tradition comorienne, et le fonnkèr des cousins réunionnais. DaGenius, lui, signe son premier album : « Msafara ». Un événement en soi ! Le premier disque du genre dans le pays. Son titre sonne étrangement comme un clin d’œil au projet solo de son ancien pote (Absoir), qui s’articulait autour du « départ ». Deux par deux, toujours, comme si l’un rappelait l’autre dans ses mots, toujours. A se demander quand est-ce qu’ils vont pouvoir reparler des débuts ? « Sans les Slameurs de la lune, je n’aurais sûrement pas été aussi loin », raconte Dagenius, devenu le gardien de la « maisonnée » : « On se réunit toujours, tous les dimanches matin, au CCAC-Mavuna, avec la porte bien ouverte à tous ». On y partage de la poésie et de la bonne humeur : « On y trouve les Slameurs de la lune et d’autres slameurs, qui viennent de collectifs différents ». Un concours national de slam, un festival (Slamer un pied sur la lune, avec DaGenius comme co-fondateur), témoignent des élans nouveaux. Reste à savoir si tous trouveront un jour le moyen de déborder le slam pour exprimer le renouvèlement des genres les plus anciens. Comme l’ont fait les réunionnais avec le kabar et le fonnkèr…
Fouad Ahamada Tadjiri
[1] Au domicile de Samra Bacar Kassim.
[2] A Moroni, le Muzdalifa House a été pendant sept ans un lieu d’expérimentation artistique et d’agitation citoyenne.