Le gouverneur se remémore les morts à Mramani

Le gouverneur Anissi Chamsidine a posé la première pierre d’un futur chantier, en hommage aux morts du Visa Balladur, à Mramani, dans le Nyumakele, le 31 août dernier. Un projet inattendu. Le premier, qui soit porté par une autorité de cette envergure et qui soit entièrement dédié à la mémoire de cette tragédie.

1995-2022. Vingt-sept longues années de lassitude et de résignation. Le fait accompli et ses effets sur l’humanité. Les milliers de morts du Visa Balladur n’interpellent plus personne. Pas même l’Etat comorien. On dira ce que l’on veut, mais le contre-récit du vainqueur peut enfin se déployer. La puissance occupante pourra étaler son propre discours sur les méfaits de l’impérialisme et du colonialisme, sans que rien, ni personne, ne vienne la contredire. Vingt-sept années d’omerta et de compromissions. Le poète Saindoune Ben Ali l’avait presque signalé dans ses Testaments, écrits en 1994 : « Voiles à l’horizon, on n’a jamais su/ quel genre d’oiseaux passaient/ sans saluer ceux qui moururent/ sans même nous demander une civière ». Il ajoutait aussitôt : « Frères retors qui fuyez votre ombre/ je n’ai pas vos noms/ Sur les barques que les pêcheurs disent/ reconnaître à leur allure de tempête/ la brume a mangé vos visages/ Et l’anonyme mort grandit, isolée dans l’invisible et dans les plaines lunes/ calcaires sans le vrai silence ».

Qui pouvait le deviner ? On ne savait pas à l’époque que cette tragédie s’abattrait, foudroyante comme l’éclair, sur le peuple comorien et lui ravirait plus de 20.000 âmes. Leur crime ? Avoir voulu se rendre d’un bout d’île à l’autre, sur la terre de leurs ancêtres. Un effet du temps. Jadis, cette terre s’appelait simplement « Comores ». Aujourd’hui, elle se prénomme « Mayotte et les Comores », telle deux entités séparées par la ligne d’horizon, alors même que les cartes géographiques n’ont pas bougé. L’Etat comorien et ses représentants se rendent, chaque année, à l’Assemblée Générale des Nations Unies, laquelle assemblée a toujours contribué à condamner la France pour l’occupation illégale de Mayotte. Aujourd’hui, ils s’y rendent pour signifier leur silence au monde entier. Possible, se disent-ils, que celui-ci n’ait pas été assez entendu. Cette année, le président Azali Assoumani se rendra, une nouvelle fois, à New-York avec une forte délégation de commis d’Etat, des commis pour qui la souveraineté ne représente plus qu’un moyen comme un autre de quémander une aide. A New-York, personne n’ira en tous cas parler des morts du Visa Balladur, la plus grande  tragédie que le pays ait connue, dans son histoire passée et présente.

Le gouverneur Anissi Chamsidine à Mramani.

Reste à apprécier ce geste. Un geste inespéré. Inattendu. Improbable. Un geste que le gouverneur d’Anjouan semble être parmi les premiers à vouloir initier dans l’archipel. Il y a mis ses deniers, ceux de sa gouvernance, et espère le soutien de tous dans son entreprise. Le 31 août dernier, Anissi Chamsidine a posé la première pierre, pour la construction d’un mausolée à la mémoire des morts du Visa Balladur, sur un bout de route du Nyumakele, situé en face de l’autre rive. On pense à tous les cimetières improvisés des alentours. Des cimetières jonchés de cadavres de naufragés. Le gouverneur Anissi Chamsidine, à la différence du pouvoir central, a eu une pensée pour tous ces morts. On se rappelle qu’il y a un peu plus de deux ans, il s’engageait fortement à le faire. Devant une assemblée réunie à Mirontsy, où l’on commémorait une stèle – la première du genre – en l’honneur des mêmes morts innocentes. « Cette tragédie, disait-il, doit nous éclairer et nous aider à mieux percevoir nos manquements face à l’idéal d’une nation forte et unie. C’est aux moments difficiles que l’on reconnaît les siens. A l’heure où les démons de la division menacent à nouveau d’agir en nos foyers, sachons consolider nos acquis, en tenant compte de nos malheurs, et de ce qui, tout au long de notre histoire commune, nous a détruit ».

Le geste du gouverneur serait-il un signe de renouveau sur ce front ? Sur le reportage vidéo (voir ci-dessus), on voit qu’en dehors de son staff et des maires de la région, il est seul à hurler son indignation. Sur la photo ne figurent pas les habituels défenseurs de la veuve et de l’orphelin. Comme si le projet ne souhaitait pas être confondu avec les cérémonies de pose de première pierre habituelles. A Mramani, Anissi Chamsidine a rappelé un fait : « Nos enfants, notre jeunesse, nos mères, nos pères, sont allés mourir en cette mer. Ils y meurent tous les jours, sans que nous les pleurions. Est-il possible que nous ayons perdu le sens des choses ? Est-il possible de ne pas voir ces morts, de ne pas entendre leurs cris ? Aurions-nous perdu notre humanité ? Aurions-nous perdu notre langue au passage ? Serions pieds et poings liés ? C’est ce qui expliquerait peut-être que nous n’ayons plus de larmes, plus de cris. Alors que chaque jour cette mer emporte les corps dans les profondeurs ».

Le gouverneur à Mramani.

Le projet fait son apparition, alors que le gouverneur s’attaque à la dernière période de son mandat. On se demande si ce n’est pas une tentative détournée pour lui de rappeler le silence du pouvoir central face aux difficultés dont souffre l’île de Ndzuani. On se demande s’il ne s’agit pas non plus  d’un ultime effet de manche, avant la prochaine campagne, à laquelle il ne prendra probablement pas part. Mais Anissi Chamsidine signale un changement évident : « Il faut qu’on arrête d’indexer les autres. La faute aux « Français », on n’arrête pas de pointer du doigt sur eux. On accuse les « Mahorais ». On pense qu’ils expliquent nos malheurs. Alors que nous devrions d’abord nous interroger sur notre responsabilité. Qu’avons-nous fait pour que tout ceci s’arrête un jour ? » Prenant le Coran à témoin, il rappelle : « Nous autres, nous n’arrivons pas à sauver ceux qui s’en vont sous l’eau. Mais qu’est-ce qui nous empêche de les pleurer, de prier pour eux ? Il est temps que l’on se réveille et que l’on comprenne que c’est l’avenir de ce pays qui est en jeu. Le présent et l’avenir de ce pays qui se noie dans cet océan ». Ce qui revient à dire que le projet aura vocation nationale et culturelle. Aura-t-il pour autant le soutien de Moroni ? Recevra-t-il le soutien du président Azali Assoumani et de son gouvernement ?

En attendant, le projet consiste à construire une mosquée à Mramani, qui a vocation à devenir un lieu de recueillement, un lieu de mémoire, un musée, un centre de donnée, autour de cette maudite tragédie. « C’est une mosquée dont on ne connaît pas encore le nom, mais elle portera sans doute le nom de ceux qui ont péri, le nom de ces morts qui se noient en mer, pour avoir voulu se rendre sur leur terre, en voulant se rendre chez eux. Nous espérons que ce sera le lieu où on reviendra chaque année leur rendre hommage, où nous pourrons aussi deviser sur cette tragédie sans nom. En espérant aussi que le Seigneur voudra bien nous sortir de cette tragédie ». Le gouverneur en appelle à tout le monde : « Cette question devrait tous nous concerner (…) parce qu’il n’y a pas que les gens d’Anjouan qui meurent en cette mer. Même les gens de Maore en meurent. Des « Mahorais » viennent ici et essaient de repartir, en usant des mêmes routes. Ils en meurent, sans oublier les étrangers au pays qui sombrent, eux aussi, dans cette mer ». D’où la force de cet appel élargi à tous, dans le but d’établir notamment « le décompte de ceux qui sont partis et qui ne sont pas revenus, afin que ces chiffres soient connus de tous ».

Med

Image à la Une : le gouverneur Anissi Chamsidine, au moment de la pose de la première pierre. Les testaments de transhumance, d’où sont tirés les vers du poète Saïndoune Ben Ali, sont disponibles aux éditions Komedit.