Comme le miroir narcissique d’une élite

Quel rôle pour l’écriture ? A qui profite vraiment l’écrit ? s’interroge le linguiste Mlaïli Condro dans le n° 62 du journal Kashkazi, paru en avril 2007.

A Mayotte, on écrit, j’allais dire « aussi », sauf qu’à un moment ou à un autre, une question dont on croyait pouvoir faire l’économie s’impose de façon déstabilisante. En effet, dans le contexte de la société mahoraise, la décision ou l’acte d’écriture conscients posent immanquablement la question de sa justification sémiologique et de son efficacité sociale. Comment l’écriture peut-elle faire signe et signifier au sein de la vie sociale mahoraise ? Surtout lorsqu’on peut caractériser cette société mahoraise par ce que l’anthropologue américain J. Goody appelle la littéracie restreinte, qui est repérée par une pratique réduite de l’écriture et une circulation limitée de l’écrit. Ce qui ne signifie pas que l’écrit y tient un rôle mineur ; il y est même ce qui garantit la vérité et sanctifie la parole inscrite.

Une fois, en ayant dans sa vision cette situation de littéracie restreinte et la pratique littéraire africaine en langues européennes, le poète zoulou Mazisi Kunene a pu expliquer l’acte d’écriture des auteurs africains, en disant qu’« une sorte de mandarinat s’est développé en Afrique, pur produit de l’idéologie coloniale qui permet qu’un humble écrivain africain prenne une importance démesurée. Le but de cette politique est de produire – et produire est un mot significatif sous ce rapport -, une élite africaine qui ait à rechercher sa reconnaissance en Europe. » En d’autres termes, cette écriture de l’intranquillité – parce qu’utilisant une langue étrangère, dont le processus d’acquisition rappelle en permanence son origine située hors de soi – est préoccupée par le regard de l’autre, l’Européen, maître d’hier et critique souverain d’aujourd’hui. C’est ainsi qu’elle tentera de s’opposer à lui ou, au contraire, de se faire accepter, en croyant, par exemple, qu’« un texte littéraire n’avait de la valeur que s’il se faisait accréditer en tant que tel par un Occident magnanime ».

Mlaïli Condro, lors d’un débat à la Bouquinerie de Passamainty, à Maore.

Sans reconduire ce schéma de positionnement littéraire dans le contexte de la société mahoraise d’aujourd’hui, il semble qu’on peut y signaler une modalité de présence de l’écrit qui s’en rapproche à certains égards. En effet, dans la société mahoraise actuelle, la littérature (comorienne), la presse écrite et l’écrit anonyme (souvent pamphlet) semblent se diffuser comme des miroirs narcissiques pour une petite élite instruite. Il ne s’agit pas d’affirmer que ces littératures reflètent, dans une attitude d’auto- satisfaction, l’univers et le langage de cette élite mahoraise (entendons celle qui habite cet espace mahorais), mais d’observer qu’elles se déploient comme un des éléments signifiants et distinctifs de son identité sociale. Ainsi échouent- elles à être ce qu’elles prétendent être ou à être, c’est-à-dire des écritures qui intègrent entièrement la société mahoraise. Des écritures qui l’informent et qu’elle reçoit en son sein, donc qui la transforment.

En réalité, l’écriture n’est pas là pour répéter ce qui a déjà été dit et informé, énoncé dans l’espace de l’oralité, mais « pour risquer autre chose ». Dans ce sens, la question de l’écriture dans la société mahoraise doit concerner la part de conscience que l’individu et la société peuvent avoir de leur propre volonté culturelle et politique, en organisant leurs systèmes de communication par exemple, en produisant des œuvres susceptibles de porter leur mémoire au-delà des temps, en proposant des discours autres et des mondes possibles. En outre, dans le contexte de littéracie restreinte mahorais, la décision ou l’acte d’écriture doivent être portés à chaque fois par un mouvement de translation et traduction qui cherche des moments et des formes de rencontres entre le monde de l’écrit en langue française et celui de l’oral en langues comoriennes, pour que les idées véhiculées par l’écrit soient partagées et discutées, d’une manière ou d’une autre, par toute la société, pour que l’écriture libère la parole de ses pesanteurs sociales et pour qu’en échange, elle cesse d’être le sceptre d’une petite élite instruite.

Mlaïli Condro

En Une, une image de Nassur Attoumani, l’homme au casque colonial, et auteur de Mayotte, lors d’une rencontre à la Bouquinerie de Passamainty.